dimanche, décembre 02, 2018

HEUREUSE IDÉE : CHRISTINE LECOIN


    
Les idées heureuses
Pour les 350 ans de Couperin
(10 novembre 1668-22 septembre 1733)
Récital de clavecin
Christine Lecoin
Bastide de la Magalone,
Marseille 
Samedi 10 novembre,
         Christine Lecoin
Heureuse idée, en effet, que de célébrer le jour de la naissance du grand musicien par un brillant récital de clavecin par une de ses meilleurs interprètes, Christine Lecoin. Pianiste et claveciniste, en 1990, elle est l’unique française sélectionnée pour participer à la Master class de Gustav Leonhardt au Symposium International de Clavecin d’Utrecht (Pays Bas), invitée ensuite pendant quatre ans, à travailler avec lui à Cologne.
         L’an d’après, lauréate du Premier Prix du Concours International de Clavecin de la fondation Spivey (Atlanta, USA), elle se promène en soliste aux États-Unis et en Europe. Sans abandonner les concerts solistes ou de continuiste dans des ensembles baroques, désormais fixée à Marseille, elle est Professeur d’Enseignement Artistique en clavecin au Conservatoire National de Région, appréciée d’élèves attentifs à sa douce rigueur pédagogique.
         C’est dans la belle bastide de la Magalone, où elle prodigue aussi ses cours, qu’elle donnait un sensible et élégant récital à l’image même, sonore, du musicien qu’elle servait.
         La Magalone
Il y a des lieux privilégiés où la musique se love en un acte d’amour Symétriquement en face de la toujours moderne « Cité radieuse » de Le Corbusier, franchie la ligne du majestueux boulevard Michelet, un mur aveugle d’où débordent des arbres curieux. Un portail à l’ancienne ; un parc de buis taillés, géométrique bassin et fontaine, allées dont la raideur rectiligne à la française est déjouée par la fantaisie exotique de palmiers mêlés aux platanes (introduits en Europe au XVIIIe siècle), et magnolias, jardin peuplé de quelques statues : un  chemin conduit nonchalamment à la belle Magalone, harmonieuse bastide entre XVIIe et XVIIIe siècles, façade et fronton classiques avec des réminiscences baroques. Sa vaste salle d’entrée, scandée de deux majestueux escaliers symétriques aux rampes en fer forgé, sous deux arcs en anse de panier du XVIIIe, portes soulignées de trumeaux et cartouches en style rocaille ornés de trophées dorés aux murs, est un intime salon de musique ancien pour un public choisi : atmosphère et proportion exacte des concerts d’autrefois.

Concert français
Lieu rêvé pour ce clavecin vert, la musique qui s’y va donner, et cette instrumentiste blonde joliment longiligne, ensemble pantalon corsaire noir et ceinture ceinte d’or, d’élégantes espadrilles aux lacets montant sur le mollet. L’expliquant avec le naturel souriant de la pédagogue, elle prend la pose imposée par Couperin même : la jambe face au public allongée sous l’instrument forcément sans pédale. Le compositeur, nous dit-elle, dans les préfaces de ses quatre livres de clavecin (1713, 1722, 1730) priait les interprètes, de respecter à la lettre ses partitions, sans ajout ni omission ; dans L’Art de toucher le clavecin (1716 et 1717), le professeur exposait une méthode pratique de jeu, cette position du corps, des doigts, et, surtout, la manière de réaliser les d’agréments. En commentant, spécialiste scrupuleuse, Christine Lecoin, physiquement, entre donc déjà en Couperin avant d’entrer dans sa musique, mais trouvera dans les contraintes, si chères à Valéry, sa paradoxale liberté.
Évidemment, on ne saurait réduire à l’unité du semblable les deux-cent-vingt-six pièces composées par Couperin. L’interprète en a choisi quinze, qui la définissent quelque peu par son choix autant qu’elles dessinent un univers du musicien, alternant, dans la manière baroque, le vif et le lent, le gai et le grave.  Wanda Landowska, à qui l’on doit la renaissance de l’instrument au XXe siècle, parlait du « noble ferraillement » du clavecin, sonore image belliqueuse, qui valait sans doute pour le sien, un Pleyel bien particulier, mais sans doute pas pour Couperin.
 Homme bien de son temps à cheval sur deux siècles, entrant dans une période rococo qui, après les lourdeurs et pesanteurs grandiloquentes des fastes compassés d’un Versailles crépusculaires, déserte ses immenses galeries, préfère l’intimité heureuse des salons en ville, les formes légères et brèves en art.  C’est toute l'esthétique, je dirais l’éthique du plaisir : Les idées heureuses d'une Régence délivrée de ce poids.
Classés selon des Ordres, appellation particulière, aussi étranges que ses Baricades mistérieuse [sic], aux obsédants amas brumeux d’accords dans le grave, ces pièces courtes, assurément, sont de sortes d’aphorismes musicaux à la touche rapide dirait-on en terminologie picturale, qui sera plus tard en faveur dans la peinture galante des Boucher, Fragonard, Tiepolo (La Voluptueuse, La Favorite, La Ténébreuse), des tableautins peignant explicitement des scènes campagnardes idylliques dans le goût pastoral du temps (Les Moissonneurs, Les Bergeries), un énigmatique animal Amphibie indéterminé, des portraits peut-être pensés à façon de La Bruyère (La VisionnaireLa Ténébreuse, La LugubreLa Charolaise), ou un catalogue plaisant d’objets dans un style plaisamment représentatif (Le Tic-tocLe Réveille-matin), sans oublier une adorable cantilène berceuse, Dodo ou l’amour au berceau, où l’amoureux XVIIIe siècle, plus qu’un bébé ou Jésus, ne voyait sûrement que Cupidon.
Des titres donc par lesquels Couperin, sans les négliger (Canaries), dépassait la traditionnelle suite de danses en enfilade, celles-ci servant dans cet échantillon, d’indication de forme, de rythme —ou de signe ou clin d’œil d’identification à ses mystérieux portraits : La Ténébreuse, c’est une « Allemande » ; La Lugubre est une « sarabande », d’origine espagnole, renvoyant, par un ironique renversement cette danse picaresque vive (on en a gardé l’expression « Faire la sarabande »), à la gravité prêtée alors au peuple espagnol ; La Favorite est marquée par une « chaconne en rondeau », danse aussi espagnole, mais à la formule réitérative variée, allusion peut-être malicieuse à la ronde incessante des favorites répétées. Qui sait? autant d’hypothèses que nous proposons à ces devinettes mignardes au charme piquant mais mystérieux.
En tous les cas, l’expressivité de l’interprète, tenue fidèlement par ces titres souvent énigmatiques de Couperin et ses révélatrices indications de tempo et de caractère (« Gravement, noblement, gaiement, naïvement, vivement, tendrement, légèrement… ») dessine à nos oreilles certes non une musique pléonastiquement figurative, mais peuplées de figures par lesquelles, leur donnant un sens, elle éveille nos sensations, nos visions, nos images : l’œil et l’oreille ravis.

C’est que le charme du clavecin, incapable d’enfler ou de diminuer le son, sans le forte raccoleur d’autres instruments qui nous tiennent à distance, sans le piano qui invite à aller chercher la musique, convie à se laisser éclabousser par un flot délicat et délicieux mais entier, par sa fraîcheur ruisselante comme la blondeur solaire de la claveciniste semblait auréolée du nimbe argentin des notes.
         Cependant, les limites de l’instrument sont habilement fardées ou dépassées par la virtuose : passant avec une prestesse de prestidigitatrice du registre aigu au grave, c’est bien l’illusion du passage de piano au forte que nous donne Lecoin (Les Bergeries). La dextérité, la célérité de ses agréments, pincés simples ou doubles, ports de voix, tremblements, batteries de croches, trilles, notes très vertigineusement rapprochées, semblent les lier, prolonger la durée du son, colorent une palette de nuances qu’on dénie à tort à l’instrument. Si bien que la netteté précise du son n’empêche pas de doux éclats satinés, diaprés, chatoyants, moelleux, vaporeux : art, artifice de la technicienne bien imprégnée d’un temps se plaisant aux trompe-l’œil, qui nous jouant aussi, voluptueusement, de l’illusion d’oreille.
Vers la fin du concert, la salle comble, la chaleur des spots affecte un peu la justice et justesse des cordes mais, finalement, pour une oreille contemporaine, délicatesse de plus à savourer comme le fin scintillement d’eau d’une fine cascade, poussière lumineuse irisée par le soleil, se vaporise en arc-en-ciel léger sous le soupir joueur d’un aimable zéphyr.  
Samedi 10 novembre,
Bastide de la Magalone, Marseille
Christine Lecoin, clavecin
François Couperin

Photos B. Pelegrín




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire