mardi, avril 04, 2017

LE VIOLONCELLE ET LA FLÛTE

I Capuletti e i Montecchi

Opéra de Vincenzo Bellini ,

livret de Felice Romani,

d’après Roméo et Juliette de Shakespeare

Opéra de Marseille

29 mars 2017

L’œuvre

         Le drame de Shakespeare avait déjà inspiré une dizaine d’opéras avant que Bellini, en quarante-cinq jours, n’en compose dans l’urgence cette version pour Venise (1830), utilisant des fragments d’autres de ses œuvres sur un livret de Romani, repris de celui que le librettiste avait fourni deux ans plus tôt à Vaccaj. Il est inévitable à nos yeux que la pièce de Shakespeare vienne planer, même injustement, sur cet opéra, qui ne s’en inspire probablement pas.
         Le livret paraît d’abord subtil par sa condensation extrême, nécessité économique de l’opéra d’alors, qui réduit à cinq les quinze personnages nombeux (sans compter les comparses) du drame de Shakespeare si, du moins, celui-ci en fut le modèle. Roméo est ici le chef de la faction des Gibelins, partisans de l’Empereur germanique, donc directement, politiquement —et presque œdipiennement— opposé à l’ennemi Capellio, père de Juliette, ici, chef des Guelfes, partisans du pape dans la longue querelle qui opposa ces partis durant les XIIIe et XIVe siècles en Italie. Il y a, de la sorte, un affrontement direct de clan à clan d’autant plus aigu que, pour corser le drame, dans cette version, Roméo en a tué en duel non le cousin Tybalt mais le fils, donc, le frère de Juliette. Mais les amants de Vérone, en dépit des familles, ont déjà surmonté l’abîme de cette mort et se sont voués l’un à l’autre sans que l’on sache depuis quand et sans que le mariage ait sanctionné cette union. Roméo viendra même, ambassadeur dissimulé, demander au père la main de sa fille en gage de paix entre les deux partis, alors qu’on a fiancé la jeune fille à son cousin Tebaldo (Tybalt), suppléant ainsi le prétendant Pâris, aussi disparu que le Mercutio de la pièce. Cependant, il est sans doute vrai que les auteurs italiens étaient partis non de la pièce de Shakespeare, en une époque où la péninsule se cherche un destin patriotique national dans une Italie unifiée, mais de la nouvelle originale de Bandello, et probablement d’un avatar théâtral de la même, d’où le dramaturge anglais avait tiré son drame : ils rendent à l’Histoire politique de l’Italie une histoire d’amour brodée, génialement, par le dramaturge anglais.

Au lever du rideau, l’intrigue est donc complètement nouée mais, quand on a inévitablement en tête la pièce, on regrette l’intensité du coup de foudre clandestin et transgressif entre les jeunes gens. Quant au personnage pacificateur et sacral de Frère Laurent, il faut aussi l’oublier : c’est dans l’opéra le médecin Lorenzo, le « physicien » comme on le nommait au Moyen-Âge, complice des amoureux et dispensateur de la drogue, logique de son métier, pour Juliette afin qu’elle échappe au mariage avec son cousin. Finalement, il faut renoncer à juger l’opéra par la complexe tragédie de Shakespeare, tout en regrettant la fade simplification romantique d’une rivalité amoureuse entre Roméo, l’amant officieux, et Tebaldo, le fiancé officiel, briguant bourgeoisement la main de la même femme.

         Musicalement, ce n’est pas non plus le meilleur opéra de Bellini, contraint aussi, comme le dit son librettiste dans la Préface, à une rapidité d’exécution liée au contrat, mais il suffirait de l’air de Juliette, « O, quante volte… », embrumé de la nostalgie d’un cor, enrubanné d’arabesques moelleuses de vocalises languides, pour que toute sa grâce musicale la fasse à l’œuvre entière. Les duos et ensembles sont aussi intéressants même dans leur rhétorique romantique déjà figée et leur pauvreté orchestrale, et l’on remarque l’importance des chœurs, image sonore de la violence des hommes, tous masculins dans un opéra où seule l’héroïne est femme, avec le paradoxe d’un Roméo travesti, dans la tradition du musico, du castrat des rôles héroïques.


La réalisation
         On avait déjà salué en 2009 l’intelligence avec laquelle Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, se tire des pièges d’une œuvre qui dit plus la violence qu’elle ne la montre, avec une vocalité essentielle mais très étirée, qui ne favorise guère le mouvement. Cependant, dès l’ouverture animée, elle use d’images presque oniriques de duels, de combats (maître d’arme Véronique Bouisson) sur les escaliers, dans un arrière-plan flou de rêve ou cauchemar, arrière-fond de mort à l’histoire d’amour à l’avant-scène, à peine séparés par un voile derrière lequel se meut et s’émeut Juliette, impuissante, prisonnière et engluée comme un pauvre oiseau dans des filets invisibles dans cette sombre guerre d’hommes aux masses grouillantes inquiétantes où son âme aimante a sombré. À peine quelques pas de danse de couples amoureux, d’un couple singulier, dans ce lointain ailleurs, sembleront dire un bonheur rêvé et inaccessible pour les deux héros.

La lumière, fondu, « sfumato » de brume (Philippe Grosperrin), sépare aussi les deux univers, tout comme, au début, ces beaux décors (Emmanuelle Favre) suggestifs d’escaliers en oblique d’un gothique à la mode du XVIIIe siècle, à la Piranèse (I carceri, ‘Les prisons’,1750), dans des clair-obscur à la Rembrandt ou cette colonne vague de temple fantastique estompé de distance à la Monsu Desiderio, finalement, dépassant les époques, une touche baroque annonçant romantisme et impressionnisme. Plus tard, les lumières tombantes obliques, rouge et noir, traceront les arêtes tranchantes du drame inexpiable. Souvent isolés dans l’avant-scène, solitude irrémédiable des héros : étrangers au monde, tentant désespérément de vivre et mourant d’un amour que les autres ignorent au-delà du rideau, livrés au paroxysme absurde du bruit et de la fureur. Tout l’enjeu du drame et de la musique est, de la sorte, poétiquement visualisé par la scène. On s’interroge un peu sur cette peut-être inutile montée, trop démonstrative, des amants morts vers un paradis de l’amour impossible sur terre. 

         Les costumes de Katia Duflot semblent être de l’époque de Shakespeare, somptueux et sobres, cuirs, velours, avec des drapés de capes subtils, collerette blanche pour les hommes, étagés plastiquement dans les escaliers, sévères en chromatisme, marron, gris, lie de vin et fauve (sang et férocité) pour Tebaldo et Roméo en Gibelin opposé, illuminés de gris ou jaune clair par Juliette et de blanc par la chemise du héros, se retrouvant dans l’immaculé de la robe mortuaire de la jeune femme à la fin.


L’interprétation
         On ne sait si un chef d’orchestre peut être frustré du manque d’épaisseur orchestrale de la musique de Bellini. Mais Fabrizio Maria Carminati semble en caresser la ligne toujours ondulante, jamais épaisse, qui, dans son onde transparente, fait soudain un léger nappage à l’écume frissonnante d’une harpe, à des vents en douceur mis délicatement en relief, hautbois, clarinette, qui sont aussi des voix, autant que la flûte, le violoncelle qui paraîtront prêter leurs couleurs aux deux héros, la soprano et la mezzo. Le chef paraît baigner dans cette délicate volupté assez indéfinissable du charme, du sortilège nostalgique de Bellini : poésie faite son. Et le geste du maître semble nous bercer, nous entraîner dans cette pure mélodie ajourée de vide, dont même les trous, les silences, sonnent comme d’amples respirations.

Si un bon metteur en scène peut masquer les manques dramatiques d’un opéra, on ne peut ruser vocalement avec Bellini : son chant, son bel canto romantique, requiert tenue de ligne, agilité, égalité, souplesse, beauté du timbre et technique à toute épreuve. Il faut reconnaître, que tout comme en 2009 à Avignon, dont on ne retrouve ici que le beau Roméo de Karine Deshayes, tous les interprètes de Marseille possédaient les qualités requises, mises en valeur par un chef attentif à leur confort, tout dévoué à servir la grande respiration de ces arcs musicaux belliniens, et celle des interprètes.
         Si Lorenzo n’a malheureusement pas de grand air, Antoine Garcin, médecin signalé par son bonnet mais trogne de condottiere florentin, timbre sombre de basse, lui prête une humanité touchante d’impuissance face à la puissance tournée vers l’inhumanité de la guerre des hommes manieurs d’épée. On regrette aussi le peu de chant dévolu à Capellio quand il est incarné par un chanteur tel Nicolas Courjal, basse somptueuse, dont le velours profond se fait soie en nuances de doutes piani ou de tendresse réprimée envers sa fille qu’il rudoie, élégant mais arrogant chef de parti, père noble assoiffé de vengeance depuis la perte du fils, porteur du nom, la fille n’étant qu’une pièce dans l’échiquier politique. Seule voix claire d’homme, le ténor Julien Dran, grande taille et avenant, timbre brillant et dru, allie la franchise de l’émission, la vaillance des terribles aigus et la souplesse requise par le rôle de Tebaldo. Il ne cesse de progresser à nos yeux et oreilles.

         Déjà saluée à Avignon, Karine Deshays, au-delà d’un tempérament dramatique (elle fut un Sesto mozartien remarquable), entre dans ce rôle au travesti difficile, épée à la main, en ferraillant et chantant, avec une fougue juvénile, une ardeur tragique, aigus aisés, larges et puissants, chaud médium, grave coloré, sensible et nuancée, des couleurs de violoncelle de chair, encore plus émouvant(e) et crédible Roméo. Que dire encore de Patrizia Ciofi, sans sombrer dans la répétition ? Qu’elle a de la grâce, qu’elle a la grâce ? elle est la grâce même, sans aucune gracieuseté, un naturel qui est sûrement un produit de l’art qui sait se cacher par un art plus grand, un travail à coup sûr immense. On ne dirait pas qu’elle joue ou chante Juliette : elle est Juliette, fine, vive, elle court se blottir comme une enfant, sans enfantillage aucun, dans l’immense chaire ou trône, un geste à peine perceptible de crainte quand Lorenzo lui tend la fiole de poison ou somnifère léthargique. Timbre de flûte fruitée, couleur boisée délicate, elle roule et déroule en douceur, en rondeur les roulades perlées de ce chant, souplesse aérienne, au service d’une expressivité sans expressionnisme. Le violoncelle, Deshayes, et la flûte, Ciofi : deux couleurs d’instruments si humains !
         On saluera, dans cette œuvre qui donne une grande importance aux chœurs, le travail, bien sensible d’Emmanuel Trenque et d’un orchestre à son mieux.

I Capuletti e i Montecchi de Bellini
Opéra de Marseille
26, 29 mars, 1 et 4 avril
I Capuleti e i Montecchi de Vincenzo Bellini
Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale : Fabrizio Maria Carminati.
 Chef de chœur : Emmanuel Trenque.
Mise en scène : Nadine Duffaut ; décors : Emmanuelle Favre ; costumes : Katia Duflot ; lumières : Philippe Grosperrin.
Distribution : Giulietta : Patrizia Ciofi ; Romeo : Karine Deshayes ; Tebaldo : Julien Dran ; Capellio : Nicolas Courjal ; Lorenzo : Antoine Garcin.

Photos : Chrisitian Dresse :
1. La guerre des hommes ; 
2. La femme disputée ;
3.  Tebaldo et Capellio (Dran, Courjal) ;
4. Lorenzo et Giulietta (Garcin, Ciofi) ;
5. Le poids du père sur les amants (Courjal, Deshayes, Ciofi) ;
6. Le père inflexible (Courja, Ciofi) ;
7. Les amants malheueux (Deshayes, Ciofi) ;
8. La guerre toujours malgré l'amour (Dran, Garcin, Deshayes, Ciofi)



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