vendredi, avril 07, 2017

LA SOIF DU MAL



MACBETH
Livret de Francesco Maria Piave
  d’après la tragédie de Shakespeare
 Musique de Giuseppe Verdi
Opéra Grand Avignon
2 avril 2017

 

Alex Penda, exceptionnelle Lady Macbeth
L’œuvre
       Contexte théâtral : théâtre de l’horreur
Tout en s’en démarquant quelque peu, la tragédie de William Shakespeare (1564-1616), Macbeth (entre 1603 et 1607), demeure, par sa brutalité, les scènes de meurtre, dans la veine d’un théâtre européen de l’horreur à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles dont, en France, Les Juives de Robert Garnier (1583), par leur violence imprégnée de celle des Guerres de religion, demeurent un exemple. Shakespeare, avec son Titus Andronicus (vers 1590/1594), ne déroge pas à cette inspiration barbare des pièces élisabéthaines de la fin des années 1580, prodigues en scènes atroces (cannibalisme, mutilation, viol, folie). Il y renchérit même sur les œuvres plus que violentes de ses rivaux, tels Christopher Marlowe qui porte à la scène avec crudité la Saint-Barthélemy (Massacre de Paris, 1593) et la cuve d'huile bouillante de son Juif de Malte (1589) ou Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole. Macbeth fut le plus grand succès public de Shakespeare, longtemps rejouée, traduite en allemand par des compagnies itinérantes. Mais ce mélange d'horreur et de pathétique, dérogeant aux règles de la bienséance classique s'imposant au milieu du XVIIe siècle, la pièce sera reléguée après avoir régalé le grand public.
         Le dramaturge anglais s’inspire librement d’une chronique médiévale relatant des événements historiques, la vie de Macbeth, roi des Pictes, qui régna en Écosse de 1040 à 1057 ; il monte sur le trône en assassinant Duncan, le roi légitime. Mais de cet événement, un régicide, le meurtre d’un roi, somme toute banal dans l’histoire, Shakespeare tire la peinture, le portrait d’un assassin ambitieux certes, mais timoré, freiné puis tourmenté par des scrupules moraux. Cependant, il est incité par sa machiavélique femme, Lady Macbeth, qui le pousse dans la marche au pouvoir qui ne se soutient que par l’enchaînement inexorable de crime en crime. Le couple maudit, rongé par la crainte d’être découvert et le remords, acculé à la surenchère criminelle pour se maintenir au sommet de la puissance, dans son escalade criminelle, trouve son expiation, son châtiment, lui, saisi d’abord d’hallucinations croyant voir même dans un banquet, au milieu des courtisans, le fantôme de Banquo, l’ami qu’il a fait assassiner, elle, Lady Macbeth, son âme damnée, sombrant dans le somnambulisme qui la trahit, dans la folie, lavant sans cesse des mains tachées du sang du régicide, avant de périr.
Shakespeare ajoute au drame historique une dimension surnaturelle : ce sont des sorcières, qui, après une glorieuse bataille, saluant Macbeth, seigneur de Glamis, du titre supérieur de seigneur de Cawdor, seront les agents de sa fulgurante ascension politique et de sa chute. En prophétisant ce titre inattendu de seigneur de Cawdor, que lui décerne sur le champ le roi Duncan pour prix de sa victoire sur les Norvégiens envahisseurs, et en lui prédisant qu’il sera également roi d’Écosse, les sorcières enclenchent la mécanique de l’ambition, qui déclenche la tragédie. Elles sont peut-être la manifestation de son inconscient. À son ami, l’autre général, Banquo, elles prédisent également que, sans régner lui-même, il sera l’origine d’une lignée de roi. Quoiqu’il en soit, Macbeth écrit ces prédictions à sa femme et met en route en elle l’ambition fatale qui les perdra tous deux.
Sentences célèbres de Macbeth : « Ce qui est fait, est fait… », « Qui aurait dit que le corps de ce vieillard pouvait contenir autant de sang ? », dit la femme fatale, « Notre vie est une pièce de théâtre pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot, et qui n'a pas de sens », conclut le héros maudit.
Le livret de Francesco Maria Piave est remarquable de concision, supprimant des scènes qui s'éloignent du noyau du drame qu'il resserre, notamment celle, comique, du portier ivre, contraste nécessaire du drame baroque anti-aristotélicien qui mêle les registres. Le massacre de la femme et des enfants de Macduff est réduit à la plainte déchirante de l'époux et père, qui se dressera en vengeur valeureux. De la première version de Florence en 1847 à celle de de Paris en 1865, Verdi a aussi resserré et intensifié la musique d'un opéra qui, dérogeant aux conventions de l'opéra romantique qui exalte l'amour, en fait un drame lyrique nouveau où règne seul l'amour du pouvoir ou la volupté dans le crime et le vertige du remords dans un couple maudit. 

Réalisation et interprétation
         Mûri par rapport à la production marseillaise de 2016, avec le même chanteur exceptionnel, Juan Jesús Rodríguez pour le rôle-titre, le spectacle d’Avignon en renouvelait la distribution, révélant une tout aussi exceptionnelle Alex Penda dont on avait du mal à croire à une prise de rôle.

Esprit de finesse et de géométrie caractérisent les mises en scène de Frédéric Bélier-Garcia : géométrie des lignes de force des drames, agencement plastique des foules et des héros, et finesse du jeu les reliant en champ/contrechamp, disons en chant/contrechant, non pas isolés en leur individualité mais toujours actifs, même immobiles et silencieux, sensibles toujours à l’autre : ainsi, Lady Macbeth tournant doucement autour de Banquo, comme un félin flairant sa proie, épiant, guettant sur son visage les signes de sa compréhension de la vérité du meurtre du roi ou caressant l’hermine royale
    Culture évidente du texte et contexte : le théâtre baroque du monde, la vie absurde et folle, et les hommes dérisoires comédiens éphémères, le dit cette scène au fond d'une salle classique livide aux rigidités linéaires de froid édifice d'architecture fasciste, éclairée de deux suspensions Arts Déco. Pilastres engagés, rainurés, accentuant l'angoisse des raides verticales, trumeaux aveugles au-dessus des portes latérales (scénographie, Jacques Gabel). Découpées en carreaux égaux impénétrables, laissant filtrer une sulfureuse lumière, les mystérieuses portes frontales seront celles par où se glisse insidieusement à tour de rôle le couple meurtrier, lui, pour tuer le roi, elle, plus froidement, pour assassiner les serviteurs et leur faire porter le poids du régicide. La lumière glaciale (Roberto Venturi) tombe d'entrée, progressivement, d'une verrière géométrique aux vitres brisées sur l'ombre des murs : quelque chose de pourri, sinon dans le royaume du Danemark d'Hamlet, dans celui d'Écosse de Macbeth. Ombre et lumière comme clair-obscur de la lucidité trouant les ténèbres de l'âme, indécise pénombre de la conscience morale assoupie comme le sommeil goyesque de la raison qui engendre des monstres. Les éclairages seront ensuite plus généraux qu'individuels, comme à l'époque baroque,  avec ces fonds opaques et glauques de cloaque où grouille un cauchemar de choses inconnues, les sorcières consultées par Macbeth, incarnation objective d'une conscience subjective gagnée par le mal, mais ici surgies en nombre de l'ombre, scène intérieure extériorisée, démons intimes matérialisés, pour peupler une sorte d'asile d'aliénés à la Michel Foucault, théâtre où figure aussi, avec un poussah misérable, le Pape et le Roi près du gueux, image encore d'une vanité baroque de l'inanité des richesses, de la puissance face à l'égalité de tous devant la mort. Peuple « idiot » qui, s'il ne raconte pas cette « histoire de bruit et de fureur » qu'il a mise en branle, sera, presque tout au long, l'implacable spectateur, témoin de la farce tragique du pouvoir qui se joue devant lui. Lueurs de l'abondance du sang du meurtre et sa fatale multiplication.

    Une colossale colonne gagnée de mousse ou de pourriture, descendra lourdement des cintres pour s'encastrer, au centre, reliant ciel et terre, objet lascif d'enlacements de Lady Macbeth, phallique symbole de la puissance du mâle dont s'empare cette virile femme face à un époux veule et vil, peut-être impuissant, copulation monstrueuse à l'échelle de son ambition et de la volupté du pouvoir qui la hante et qu'elle chante, ou anticipation de l'écrasement du couple monstrueux stérile, sans descendance.
         Les sombres costumes (Sarah Leterrier), hors de longs manteaux en général d'époque et les intemporelles robes des sorcières, pourpoints, hauts de chausses et bottes pour les hommes, s'ourlent au col d'une frise de fraises à la Greco de l'Enterrement du Comte d'Orgaz, mais élargies en délicate collerette au cou des enfants, progéniture sauve de Banquo mais promise au massacre de Macduff, en dit d'avance la fragilité de papillons épinglés plus tard par les poignards des sbires de Macbeth : têtes comme sur le plateau des larges cols à godrons de futurs décapités. À l’inverse, le haut du corsage de Lady Macbeth, en mordant motif en « dents de scie » ou losangé en contraste blanc et noir, exprime sa voracité et sa cruauté, et joue avec le vair et hermine de l’attribut royal qu’elle caresse.  Les robes des dames éclaireront de gaies couleurs des scènes de cour mais jamais éclairer la teinte obscure générale du drame. Les insolites fauteuils Louis XV sont-ils une métaphore de raffinement pervers dans la brutalité du reste du mobilier, d'intemporalité ou une coquetterie à la mode usée de mêler les époques ? La table renversée est un signes connus de décadence et chute, de révolution, chez Frédéric Bélier-Garcia qui signe cette mise en scène.

      On a noté la qualité plastique, sculpturale et picturale des groupes, de ce chœur pratiquement omniprésent et toujours minutieusement préparé par Aurore Marchand, notamment les sorcières. Le ballet, inexistant dans la version originale de 1847, est repris, tradition parisienne oblige, dans celle remaniée de Paris en 1865 au 3e acte : la chorégraphie expressionniste de Marion Ballester, ces cauchemardesques personnages noirs, l’intègre sans hiatus dans ce drame où le fantastique est obsédant.
       Baguette puissante d’Alain Guingal, dont la chance d’une place au premier rang permet d’apprécier la gestique précise et l’écran de télévision latéral de voir qu’il chante les paroles en même temps que les interprètes, immense sécurité pour eux depuis que l’on supprimé les souffleurs. On goûte comment, sans excès de pathos, il fait passer, glisser plutôt, les sorcières du murmure sardonique au ricanement sarcastique, servant cette vision, d'autant plus inquiétantes d'être traitées scéniquement en femmes banales, presque en voisines : le mal est parmi nous. Dès le prélude, il exploite toutes les trouvailles de Verdi : cordes au frémissement de vol effaré d'effroi d'oiseaux de mauvais augure, trilles angoissants, pincements aigus de flûtes affutées et claquement effrayant de cuivres, un éclair, un éveil de cauchemar, instille l'angoissante onirique et désolée de la scène du somnambulisme dans des piani qui sont entre veille et sommeil. Tout au long de l'œuvre, dans la grande tradition de chefs amoureux de la partition qu’ils servent, il nous fera goûter les mêmes qualités : relief délicat pour les détails des divers pupitres et violence déchaînée dans un tempo toujours tenu, sans jamais brouiller les lignes, les volumes d'une œuvre polie par Verdi pendant près de vingt ans.

       Le plateau est admirable. Médecin de Lady Macbeth, Jean-Marie Delpas, encore ici comme à Marseille, multiplie en peu de phrases une grande présence dramatique et vocale, sombre en timbre mais limpide en diction, témoin effaré, effrayé du secret terrible. Fils du roi Duncan assassiné, menacé lui-même, fuyant le danger et ne revenant que pour hériter de la couronne que lui ont conquise ses partisans, Malcolm est un personnage épisodique et falot, encore réduit par le librettiste, mais Kevin Amiel s’en tire au mieux. Beaucoup plus présente par le travail scénique que lyrique, Violetta Polchi, suivante de Lady Macbeth est traitée, travesti masculin inverse des jeunes hommes de Shakespeare joués par des filles, comme son obsédante ombre portée virile, dont les attouchements furtifs de mains avec sa maîtresse laissent supposer une intimité plus grande que celle d'une simple femme (homme) de chambre. Son joli soprano tardif les quelques phrases à la fin, fait un frappant contraste théâtral.

      En époux et père douloureux, d'autant qu'on l'avait vu tendrement en scène avec son enfant, émouvante trouvaille, découvrant au milieu de la masse persécutée l'horreur du massacre de sa famille, Giuseppe Gipali est bouleversant, retrouvant en héros révulsé des accents vengeurs superbes pour terrasser le monstre. Autre père attentif, tendre, passant le manteau, le cache-nez à son fils, veillant sur sa progéniture, et réussissant à la sauver dans la forêt du piège où il tombe, Banquo, auquel les sorcières ont prédit que, sans régner, il aurait une lignée de rois, est incarné par un magnifique Adrian Sampetrean, somptueuse et onctueuse voix sur tout le registre, qui partant du murmure oppressé à son enfant, finit son seul air, frémissant de funestes pressentiments, sur un mi, note extrême pour une basse,  magnifique d’éclat de la soudaine révélation du complot.

        On sait que Verdi, toujours soucieux de vérité dramatique, voulait, pour sa Lady Macbeth, un timbre ingrat mais expressif, ce qui fut la chance de Callas selon son propre aveu quand elle fut choisie à la Scala par Toscanini soucieux de respecter le vœu du compositeur. Il trouve avec la soprano Alex Penda, déjà appréciée en noble Amelia du Bal masqué à Toulon, ici noble dévoyée par l’ambition, une interprète presque idéale dont la voix, loin de combler l’exigence de Verdi de laideur, remplit en revanche son réquisit vocal par un art consommé de la colorer dans le sens voulu du compositeur, redoutable ou capiteuse, captieuse séductrice, se tirant avec un héroïsme diabolique des pièges du premier air fiévreux avec ses terribles sauts triomphants, sinistre dans « la luce langue… », pleine d’aisance désinvolte dans les redoutables vocalises du festin, faiblissant de piani infimes dans la scène du somnambulisme. La force impérieuse de cette voix si malléable contraste avec ce physique menu de petite femme inoffensive, ses regards ardents ou froids, ses grimaces, ses moues cyniques et cruelles, rendent le personnage plus effrayant : une ménagère habitée par le Diable. À ses côtés, en Macbeth, avec toute sa puissance physique et la beauté d’une voix égale sur tout le registre sans faille, timbre d'airain aux teintes bronzées, le baryton Juan Jesús Rodríguez, semble se briser, défaillir face à cette femme virile. Je l’ai dit : il se joue de la difficulté de ce rôle écrasant sans en être écrasé. Elle est la certitude catégorique du mal pour le pouvoir, il est l’homme du doute, mais à peine entré dans le premier degré du crime, poussé par sa femme, il traduit si sensiblement ses remords qu'il en deviendrait humain et touchant. Un grand artiste que l'on retrouve avec bonheur.


Macbeth de Verdi

Opéra Grand Avignon

En co-production avec l’Opéra de Marseille

2 et 4 avril 2017

Orchestre Régional Avignon-Provence


Chœur et Ballet de l’Opéra Grand Avignon

Direction musicale : Alain Guingal
Direction des chœurs : Aurore Marchand
Etudes musicales : Kira Parfeevets

Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia
Assistante à la mise en scène : Caroline Gonce
Chorégraphe : Marion Ballester
Décors : Jacques Gabel
Costumes : Sarah Leterrier
Lumières : Roberto Venturi


Distribution :
Lady Macbeth : Alex Penda
Suivante de Lady Macbeth : Violette Polchi
1e apparition : Christine Craipeau
3e apparition : Marie Simoneau
Macbeth : Juan Jesús Rodríguez
Banquo : Adrian Sampetrean
Macduff : Giuseppe Gipali
Malcolm : Kevin Amiel
Un médecin : Jean-Marie Delpas
2e apparition : Saeid Alkhouri
Un serviteur : Jean-François Baron
Un sicairie : Pascal Canitrot
Un héraut: Xavier Seince



Photos : Atelier AMC Delestrade :
1. Monde spectacle ; 
2. Les lames de la certitude criminelle (Penda) ;
3. Lame en main du crime et doute (Rodríguez) ;
4. Vacuité dérisoire du trône ;
5. Théâtre dans le théâtre : sorcières et bal satanique. ;
6. Banquo dont la lignée régnera (Sampetrean).

 

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