vendredi, septembre 30, 2016

RETOUR D' "HAMLET" À MARSEILLE




HAMLET
(1868)
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare,
musique d’Ambroise Thomas.
Opéra de Marseille,
27 septembre 2016
         Après la création de cette production à Marseille de 2010, après la reprise d’Avignon en 2015, que dire de nouveau d’un spectacle qui, s’il ne l’est plus, semble n’avoir pas vieilli ? Avec les deux piliers de Ciofi, dans les trois, et Lapointe entré dans la version avignonnaise et retrouvé ici, dont on ne peut que répéter, pour s’en émerveiller, les qualités scéniques et vocales extraordinaires, on se contentera d’actualiser le compte-rendu en saluant les nouveaux venus dans la distribution. Et aussi d’apprécier l’intelligence et la profondeur d’une mise en scène également bonifiée.


      Il est des opéras, il est des œuvres qui, sans être musicalement des chefs-d’œuvre, sont cependant d’une telle facture qu’ils en donnent l’illusion, ne serait-ce que le temps d’un spectacle de plus porté, transporté par de tels interprètes, si bien qu’être ou ne pas être excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas tant l’excellence saute aux yeux, capte les oreilles : images, voix, tout concourt à la réussite.


L’œuvre
Il serait vain et injuste de comparer cet Hamlet à la pièce originale de Shakespeare qui dure six heures. D’une bonne pièce ordinaire de Sardou, Tosca, Puccini et son librettiste firent un opéra extraordinaire qui la sublima et éclipsa ; de l’extraordinaire drame original, Barbier et Carré, Thomas, font non un opéra ordinaire mais solidement charpenté et musiqué, en parfaite adéquation avec les attentes du public de leur temps : donc, ouverture, interludes nourris orchestralement, chœurs, ensembles, airs de très bonne tenue, malgré l’inégalité de certains récitatifs et passages. Mais l’on goûte aussi les trouvailles de bon aloi, solo de trombone, nostalgique cor anglais, etc, qui mettent délicatement en valeur de nombreux pupitres et les instrumentistes, au détour d’une phrase musicale, élevés au rang de l’interprète soliste. Des motifs musicaux unificateurs donnent une couleur et une homogénéité dramatique remarquable à l’ensemble. Bref, cette œuvre, peut-être trop longue, se tient et tient son engagement.



       À la hauteur de cette réussite, on comprend mieux les difficultés à monter cette œuvre : un rôle-titre écrasant pour un baryton pratiquement toujours présent, un personnage d’Ophélie qui ne le cède en rien aux voltiges acrobatiques des héroïnes folles de l’opéra avec une scène de folie démente aussi de longueur ; deux autres personnages requérant autant présence vocale que scénique, Gertrude et Claudius ; un spectre à voix d’outre-tombe et au moins quatre autres interprètes non négligeables, sans compter un grand orchestre omniprésent, nécessitant un chef aussi à cette altitude, des chœurs nourris. Rajoutons la nécessité, aujourd’hui, d’un metteur en scène inventif pour pallier les changements de tableaux en un lieu et scénographie uniques. Autant de défis du grand opéra à la française du XIXe siècle pour avoir la mesure de cette gageure et de ce succès. Et l’on découvre, honteux rétrospectivement de préjugés partagés sans preuves à l’appui contre lui, un Ambroise Thomas méconnu, inconnu, oublié, après avoir connu une célébrité exceptionnelle en son temps.



La réalisation
La superbe mise en scène originale de Vincent Boussard, est réalisée brillamment par Natascha Ursuliak. Mais le propos d’alors, sans changer, a mûri. Le décor unique de Vincent Lemaire, hautes et longues parois d’une froideur de papier glacé angoissant, froissé d’effroi, encore accusé par de longues doubles lignes verticales que des horizontales ont du mal à rasséréner, semblent imbibées par le bas d’une noire moisissure de ce royaume de Danemark « où quelque chose est pourri » selon Shakespeare et, dans la dernière scène, s’élevant, c’est toute la noirceur sépulcrale du sol qui paraît alors les avoir presque entièrement gagnées.
L’espace de la scène, antichambre de palais, s’ouvrant à peine, de temps en temps, d’une embrasure de fenêtre sur un néant de nuit qui semble happer le sombre héros, est étouffant, oppressant malgré ses proportions. Selon les lumières dramatiques (Guido Levi), il se teinte d’émotions bleu de nuit introspectif, ombreux d’angoisse, vert d’eau maléfique pour la pauvre Ophélie, trace sanglante pour le spectre du roi. 


        Un immense portrait du roi défunt, assassiné par son frère Claudius (ici, avec la complicité de Gertrude, la reine, sa maîtresse) de travers, symbolise cette instabilité délétère et criminelle. Le cadre vide de l’être devient miroir ou tableau du paraître, encadrant en mise en abîme les apparences, le jeu de l’illusion du théâtre du monde et celui des ombres, du spectre du roi. L’utilisation des loges d’avant-scène, où se trouveront les fossoyeurs, joue aussi bien le théâtre dans le théâtre de la pièce. Le spectre descendant des cintres, en perpendiculaire, insecte effrayant marchant sur le mur central,  est saisissant, dans l’esprit de la machinerie baroque. C’est donc, par la seule image, un intelligent renvoi au Baroque de la pièce originelle. Autre belle trouvaille, Ophélie et ses livres comme de minuscules tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le fol Chevalier à la Triste Figure presque contemporain rendu fou par ses lectures : Don Quichotte (1605), l’homme d’action qui ne doute jamais, Hamlet (1601), personnification du doute, paralysé dans l’action, double incarnation opposée du héros moderne entre réflexe et réflexion.

     Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, participent de la dramaturgie, renvoyant, en gros à l’époque de la création de l’opéra pour les hommes, austères redingotes et habits noirs et gris, d’une sévérité luthérienne, robes années 30, grises, sombres, pour les dames qui se teinteront, s’adouciront un peu de lumières moins dures. Gertrude a le rouge du désir et du sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle, et Ophélie, mal coiffée, mal fagotée puis en vaporeuse robe blanche, lis inverse, nu-pieds, à l’écart, est déjà ailleurs, étrangère à ce monde qu’elle voit déjà de loin, d’ailleurs. Les livres sont aussi un miroir de ses doutes et tourments amoureux et, autre belle trouvaille, font exister ces « amis » invisibles auxquels elle s’adresse en voulant se mêler à leurs jeux  Gageure réussie dans un lieu unique : Ophélie ne va pas se noyer dans un étang extérieur mais ici, au milieu de la scène, dans une baignoire ; en faut-il plus à une enfant fragile et gracile pour sombrer dans sa folie et se noyer dans ses larmes ? (et dans celles que nous arrache?)


L’interprétation
         Et quand Ophélie est Patrizia Ciofi, légère comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides, sautillant, pépiant tout doucement sans jamais s’intégrer à leurs vols funèbres ou bals frivoles, c’est le frisson de la grâce qui passe, dès son mélancolique premier air : doux legato dessinant un flottant horizon déjà lointain. Regards égarés, bras aux envols brisés retombant, désespérés d’étreintes rejetées, sur la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressé comme un roc dans son obsession qui le rend insensible. Livre à la main, elle est l’image, et le son idéal, de l’abandon, de la détresse douce et bleutée qui va l’étreindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre, moelleuse jusque dans l’extrême aigu déchirant, jonglant, aérienne, avec notes piquées, piquées de folie, trilles d’oiseau, roulades, cadences irréelles, avec une aisance bouleversante qui fait vivre ce sommet de l’art, l’artifice de cette haute voltige vocale, comme tout naturel. Et de ces lignes, écrites il y a six ans, je ne vois rien à retrancher tant, miracle de l’art, Patrizia a paru immobiliser, ou plutôt, retenir, retrouver le temps, qui semble n’avoir pas passé depuis lors ni pour sa voix, peut-être, oui, le grave un peu plus nimbé, sans lourdeur, ni pour cette émotion intacte qu’elle nous redonne ici comme au premier jour là-bas. Patrizia, sa douce voix dont l’art fait oublier l’art, ce timbre si personnel, c’est le chant retrouvant  enfin la poésie : le rêve.


       Hamlet, terrible témoin dominant du regard le théâtre du monde, dans l’embrasure de la fenêtre, dans la salle, comme Ophélie, est lui aussi, ailleurs, mais pas dans le même, spectateur plus qu’acteur, indécis, velléitaire,  cherchant chaque fois des alibis à son inaction, corrodé par le désir d’une action, d’une vengeance qu’il diffère sans cesse et n’accomplira que pratiquement poussé par le bras du spectre matérialisé. Hamlet, admiré déjà à Avignon, est encore admirablement incarné par Jean-François Lapointe qui a encore mûri son personnage, on dirait même sa personne tant il habite ou hante ce rôle ou en est hanté. Il apparaît de noir vêtu, tel un spectre,  sa présence est telle qu’il semble exister, peser sur tout le spectacle même lors de ses rares éclipses. Et, pourtant, d’entrée, il est hors scène, hors-jeu, contemplant le théâtre tantôt à cour, tantôt à jardin, dans la salle parmi le public : contemplatif, méditatif, il regarde s’agiter le théâtre dans le théâtre du monde —magnifique idée baroque— dont il tirera aussi les ficelles, metteur en scène de la scène du crime, sans entrer dans l’action, auteur mais non acteur d’une pièce par ailleurs fantasmée ou soufflée par le fantôme, véritable deus ex machina. On s’attend à un personnage frêle, faible, prince neurasthénique rongé d’un désir de vengeance longtemps inassouvi, paralysé. Mais c’est un beau ténébreux malgré sa blondeur, doté d’une force animale qu’il sait plier en des murmures d’une extrême douceur pour captiver la douce Ophélie et déchaîner pour la broyer. De sa grande, taille, de sa puissance, il fait l’image inverse de sa faiblesse réelle, de ses hésitations : comme si toute sa force vitale et virile, sa puissance, prodigieusement exprimée par le torrent maîtrisé de la voix, se tournait contre lui, le détruisait de l’intérieur, après avoir détruit sa malheureuse fiancée. 

      Acteur saisissant autant que chanteur d’exception, Lapointe est un Hamlet tout tendu par l’introspection, le dialogue permanent avec soi-même qu’on dirait à voix basse, et soudain, la voix explose dans des aigus d’une éclatante beauté que pourrait envier un ténor. La tessiture est tendue pour un baryton, sur la corde raide du ré et s’élève à des sol # lumineux où l’on retrouve, mais dans la violence, la lumière de celui qui fut un Pelléas idéal et qui se donne le luxe aujourd’hui de chanter les Golaud. Timbre riche, plein, voix d’une remarquable égalité du grave sombre à l’aigu lumineux, ronde, sans faille, puissante et tendre : il est au sommet de son art consommé.
       

     Gertrude et Claudius, le couple criminel, semble d’abord goûter le bonheur de leur union, jouir avec une sensible volupté du fruit de leur crime : leurs étreintes ne trompent pas sur les raisons érotiques autant que politiques pour le roi, de leur complicité. La mezzo SylvieBrunet-Grupposo, d’une voix puissante et prenante, ose mettre en danger ses aigus pour incarner d’humaine et saisissante façon la sensualité, la force ambitieuse mais aussi la fragilité de la reine régicide, meurtrière meurtrie, sinon assassinée, par Hamlet, Clytemnestre nordique déchirée du remords, objet presque sexuel de la brutalité sadique du fils révolté dans une scène dramatique très réussie où la mise à nu du corps de la mère est pratiquement la mise à nu incestueuse de l’âme. Âme damnée de sa belle-sœur amante puis femme, en Claudius, Marc Barrard, toujours exact dans tout rôle, déploie sa voix large et sombre de traître fratricide, arrogant d’abord, mais il exprime, comme une confidence, comme une confession presque murmurée, l’aveu du crime qu’il fait sonner comme une émouvante et humble prière de coupable sincèrement repenti, justifiant ainsi qu’Hamlet, prêt à le tuer, ne le fasse pas de peur que cette contrition lui obtienne le pardon de Dieu. Planant et pesant sur eux comme l’épée de Damoclès du remords, (doublé par Julien Degremont) Patrick Bolleire, immense, sans amplification sépulcrale à la dernière scène, a la voix froide et sépulcrale du spectre.
Rémy Mathieu, ténor, dans un rôle bref mais tendu qui sollicite des sauts d’aigu risqués, campe un Laërte juvénile, sympathique, touchant Valentin confiant sa sœur à celui qui en fera le malheur. Samy Camps, autre ténor, illumine de sa voix un Marcellus enténébré de crainte auprès de l’Horatio de Christophe Gay qui fait frissonner d’effroi sa voix à l’évocation du spectre, les deux se suivant comme une ombre dans la sombre scène du spectrale. Jean-Marie Delpas est l’ombreux et éphémère Polonius dans cette œuvre qui, divisant en trois brèves figures de comparses le timbre traditionnel du ténor, donne le primat aux grands héros à voix grave, le Prince, le roi et le spectre et, comme dans une logique funèbre, au Premier fossoyeur, la basse Antoine Garcin exaltant de sa loge ou du bord d’une tombe, de sa solide voix, la fragilité dérisoire de la vie et la dive bouteille, rejoint en ironique et clair contrepoint, d’une autre loge, par le ténor Florian Cafiero.

     Les chœurs, importants, sont parfaitement préparés par Emmanuel Trenque, bien intégrés scéniquement au drame. À la tête de l’Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille, Lawrence Foster, magistral, impérieux mais souvent ludique, joue le jeu et dignifie cette musique dont certaines facilités n’empêchent pas d’admirer le beau travail dans le moule un peu lourd de l’opéra à la française du XIXe siècle, heureusement allégé du rituel ballet, cinq actes, ouverture fournie et des interludes entre chacun mais qui ont le mérite de donner la parole, de laisser une part aux instrumentistes échappés aux tutti.

Hamlet d’Ambroise Thomas
Opéra de Marseille,
27, 29 septembre, 2 et 4 octobre
Orchestre de l’Opéra de Marseille. Chœur : Emmanuel Trenque,
Direction musicale : Lawrence Foster,

Mise en scène : Vincent Boussard,assisté par  Natascha Ursuliak.
Décors : Vincent Lemaire. Costumes : Katia Duflot. Lumières : Guido Levi.

Distribution :

Ophélie : Patrizia Ciofi ; Gertrude : Sylvie Brunet-Grupposo ; Hamlet : Jean-François Lapointe ; Claudius : Marc Barrard ; Laërte : Rémy Mathieu ; Le spectre : Patrick Bolleire ; Marcellus : Samy Camps ; Horatio : Christophe Gay ; Polonius : Jean-Marie Delpas ; Premier fossoyeur : Antoine Garcin ; Deuxième fossoyeur : Florian Cafiero ; Double du spectre : Julien Degremont. 

Les représentations de cette production de Hamlet sont dédiées au baryton Bernard Imbert disparu le 2 juillet dernier.

Photos  © Christian Dresse
1. Le  père spectral pesant sur le fils ;
2. Le héros solitaire et le couple régicide (Lapointe, Brunet-Grupposo et Barrard) ;
3. Les amis solidaires (Gay, Lapointe, Camps) ;Névrose et folie qui allaient bien ensemble ;
4. La douce rêverie d'Ophélie (P. Ciofi) ;
5.  La rêveuse et le névrosé, chemin vers le délire et la folie (Ciofi, Lapointe) ;
6. Théâtre dans le théâtre et miroir baroque des illusions ;
7. L'envol vers la folie ;
8. La plongée dans la mort ; 
9. Ophélie, noyée dans les larmes.


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