dimanche, janvier 18, 2015

EN PREMIÈRE LIGNE : STÉPHANIE D'OUSTRAC


Stéphanie d’Oustrac
et
« la troisième ligne interprétative »

Invitation au voyage, Mélodies françaises. Par Stéphanie d'Oustrac (mezzo-soprano), Pascal Jourdan (piano), Ambronay Éditions 2014

    Les tristes temps qui courent en France nous inviteraient à courir ailleurs, mais pour trouver quoi ? Ou, au contraire à concourir à la réflexion qu’un peuple, une nation peut se faire sur soi-même, sa culture, son génie. Ainsi, le dernier disque de Stéphanie d’Oustrac est une anthologie de mélodies que l’on dirait « bien françaises », faites d’élégance, de profondeur légère, de légèreté de la profondeur que l’on pourrait qualifier de pudeur dans l’expression du sentiment, où la futilité est grâce précieuse d’une requête d’amour, où l’éventail est zéphyr, où le jet d’eau jase et se joint aux soupirs. Un univers en vers et en musique de la fin d’un XIXe siècle doucement décadent, délicieusement romantique encore, où la « blessure est chère », où l’on chérit sa douleur » d’amour, sans trop y croire, débordant rêveusement sur un XXe de la Belle Époque pour l’heure innocente des horreurs à venir. Même Reynaldo Hahn, dans une mélodie de 1916, À Chloé, ignore la guerre et s’évade vers le XVIIe siècle galant de Théophile de Viau, frissonnant d’émois amoureux et de ris et de jeux. Le poète baroque voisine avec Mallarmé, néo gongorin, Baudelaire, Francis Jammes, et d’autres auteurs, sinon sacrés, consacrés par les mélodies de leur temps, Sully Prudhomme, Henri de Régnier, Jean Lahor, et quelques inconnus aujourd’hui, musiqués par de grands compositeurs. Bel éventail et fraternité poétique et musicale, tous servis avec un respect égalitaire par la cantatrice, au sommet de son talent d’interprète à la fois simple et raffinée.

Stéphanie d’Oustrac
    Ce beau disque nous invite à parler, reparler avec bonheur de cette jeune, grande et belle dame du chant français, mezzo soprano au timbre d’ombre et d’ambre. Juste des rappels pour ceux, qu’on imagine rares, qui ne l’auraient pas entendue sur ces ondes où je l’ai plusieurs fois évoquée à l’occasion de ses passages à Marseille.
Née à Rennes d’une famille aveyronnaise, Stéphanie d’Oustrac se fait vite remarquer par sa ductilité vocale, son art du chant et de la scène et récolte de prestigieuses récompenses. Elle est lauréate des prix Bernac en 1999, des Radios Francophones en 2000, et des Victoires de La Musique en 2002. La musique baroque annexe son talent et d’Oustrac l’annexe à son répertoire dès 1998 : William Christie lui propose le rôle terrible de l’infanticide épouse bafouée de Jason, Médée, dans Thésée de Lully, dans le cadre de l’Académie baroque européenne d’Ambronay.
    Du même Lully et avec le même grand maître américain du baroque français, William Christie, on a pu l’admirer, à la télévision aussi, dans la célèbre et redoutable Armide, et, encore plus récemment, lors de la reprise d’Atys, dans la légendaire production qui sonna le grand retour du baroque vocal  français oublié jusque-là. Elle y a été, respectivement, la magicienne amoureuse de son ennemi Renaud et la déesse Cybèle grandiose amoureuse d’un mortel, avec le même sens de la grandeur, de la beauté de la déclamation lyrique et une diction exemplaire. Elle fut aussi la Psyché toujours de Lully et la Médée, cette fois de Marc-Antoine Charpentier.
     Elle a défendu  non seulement ce baroque français longtemps si négligé, mais un baroque sans frontières et, dans toutes les langues, la même impeccable diction : en italien, elle fut la douloureuse épouse répudiée de Néron, Ottavia, dans Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, et, chez nous, la bouleversante Didon anglaise du Didon et Enée de l’anglais Purcell, l’inoubliable Sesto du Jules César de Händel. Nous l’avions entendue encore à Marseille comme piquante Zerlina de Don Juan, picaresque Périchole d’Offenbach, endossant la livrée e l’espiègle et primesautier page Isolier du Comte Ory de Rossini.
    Mais Stéphanie d’Oustrac, avec la même aisance, la même beauté vocale et la même vérité scénique passe du répertoire ancien au contemporain : elle fut la douloureuse Phaedra de Britten ici même, à Marseille. Mère Marie du Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc à Avignon et, ailleurs, La Voix humaine du même Poulenc et Cocteau, c’est-à-dire deux rôles où, dans l’un, le féminin se redouble de l’habit religieux de Mère supérieure et, dans l’autre, de l’inutile robe de soirée de la belle maîtresse abandonnée par son amant qui se marie avec une autre. Une heure de chant seule sur scène, au téléphone. et, ailleurs, elle fut la Carmen de Bizet.
(Photo Baltel, agence Satirino)
    Avec le même bonheur, cette admirable cantatrice et actrice sur scène, sait plier sa voix aux exigences intimistes de la mélodie. Il suffirait, pour s’en convaincre, de l’écouter dans la canonique l’Invitation au voyage, qui prête son nom au titre du CD, le fameux  poème de Baudelaire mis en musique par Henri Duparc en 1884. À son écoute, comment ne pas se laisser embarquer par l’invite de cette voix voluptueuse et soyeuse, radieuse dans l’aigu qu’elle sait affiner en pianissimi de rêve ? Et ce piano au ruissellement lumineux de Pascal Jourdan?
    Tout ce beau disque est de la même eau, de la même onde, ou légère ou profonde, qui nous promène, nous berce des grands compositeurs célèbres à d’autres, inconnus ou méconnus, qui furent leurs contemporains, négligés par l’Histoire de la musique aujourd’hui mais auxquels ces deux interprètes rendent un juste hommage : en effet, à côté des connus et archi-connus, Duparc (1848-1933), Debussy (1862-1918) et leurs musiques sur des poèmes de Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé, on trouve, servis avec le même talent attentif et respectueux, Lili Boulanger (1893-1918), sœur de Nadia Boulanger et première femme lauréate du Premier prix de Rome en 1913, Reynaldo Hahn (1874-1947), cher à Marcel Proust, mais aussi ce rare de contemporain,  Jacques de La Presle (1888-1969) Premier prix de Rome en 1921, dont Stéphanie d’Oustrac est l’arrière petite nièce, auquel elle avait déjà consacré un disque.
    Il faut entendre, sur un poème d’Henri de Régnier (1854-1936), poète célèbre en son temps, la mélodie Vœu de ce Jacques de La Presle et l’on goûte la délicatesse avec laquelle le large velours sombre de la voix devient une soie des plus fines dans les deux derniers vers pour exprimer ces pas légers à peine marqués sur le sable, où la mer n’effacerait pas « les pas des amants désunis » des Feuilles mortes. Délicatesse impondérable de ce poème de 1912, encore la Belle Époque donc, rêverie d’un sentier pour l’amoureuse qui ne laisse pas pressentir le terrible "Sentier des Dames" de l’horrible Grande guerre qui approche à grands pas lourds. Du même Jacques de La Presle, il faut aussi faire le détour de cette brève mélodie sur un poème du Général de la Tour, Dédette. Il est de 1913, un an avant le tocsin de la guerre, et sa douceur tendre pour une jeune femme, une jeune fille ou une enfant, odorante de fleurs, éclatant d’azur de bleuets, de blés dorés, contraste dramatiquement pour nous avec ce que nous savons des moissons sanglantes et des couronnes mortuaires pour les morts de la tuerie atroce qui approche inexorablement. Bref, il prend aujourd'hui les couleurs irréelles d’un rêve d’innocence et bonheur au seuil de la tragédie.
    On est comblé, dans ce beau disque, par l’art des interprètes, l’intelligence et brillance du piano de Pascal Jourdan et l’infinie variété des nuances, des couleurs dont Stéphanie d’Oustrac drape, nimbe, auréole les mots et les notes de ces mélodies, rendant, aux compositeurs les moins connus de ce répertoire le rang et la dignité que semblait leur refuser une ingrate histoire de la musique éprise de grands noms au mépris de ceux injustement taxés de petits. À cet égard, il faut aussi  dire la beauté brève mais déchirante du poème de Francis Jammes, au titre qui prête à méditer : Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve mis en musique par Lili Boulanger, morte à 25 ans. Rêve de la vie qu’il vaut mieux souvent rêver que vivre.



Bémols à la préface : « la troisième ligne interprétative »

   Ceci dit, on apportera un sérieux bémol à la présentation du disque  et l’on sourira de ces conseils souriants prodigués à Stéphanie d’Oustrac « d’en faire juste un peu moins » dans sa fougue interprétative. 
   Cette préface au disque a pour titre Quelques paradoxes sur la mélodie française ou la profondeur de la superficialité dont on trouvera le texte complet, très riche, sur le site d’Ambronay (http://www.ambronay.org/Musique-baroque/Recherche/Quelques-paradoxes-sur-la-melodie-francaise-ou-la-profondeur-de-la-superficialite,i2080.html). Il est signé Christophe Deshoulières, alors que, dans le CD, sa réduction porte la signature de Cesare Liverani qui, fatalement, fait la malencontreuse économie des nuances et des retournements.
   On souscrit à toute une première partie, très documentée, passionnante même. Là où le bât blesse, c’est la référence à un Barthes de 1955 et à ses Mythologies très circonstanciées, très datées souvent, pour récuser « une troisième ligne interprétative » à l’interprète, qui parasiterait ce que Barthes appelle « la lettre totale du texte musical », l’idéal étant pour lui deux modèles normatifs, « Panzéra pour le chant, ou Lipatti pour le piano [qui] parviennent à n’ajouter à la musique aucune intention. » Bref, une attention sans intention à la lettre et à la note.
    On s’étonne un peu de voir érigé en dogme, avec pour prophètes ou papes infaillibles Panzéra et Lipatti, une sentence de Barthes bien marquée par son temps : défiance du sémantique, du sens, au profit du formel, de la forme absolue, pour contrer romantisme, réalisme, marxisme, sociologisme et historicisme qui accablaient à l’époque une littérature réduite au document et dont le Nouveau Roman sera la contestation la plus voyante. C’est l’époque, en réaction à un certain expressionnisme émotif de l’après-guerre et ses urgences de sens, de messages, d’un retour à l’abstraction ; c’est la mode de l’esthétique de l’inexpression, de déclamations poétiques atones, d’un rêve d’"écriture blanche" encore formulée par Barthes (Camus, Cayrol, Blanchot) minimaliste, hantée par le silence, ou de ce mythique « Degré zéro de l’écriture » (1953), finalement contesté par Barthes lui-même pour délimiter, par contraste, la métaphore et la volonté de style.
    Alors, ce concept finalement totalitaire de « la lettre totale du texte musical » méritait d’être discuté ou mis en perspective. Car, un texte, poétique ou musical, n’est pas qu’une lettre sacralisée, figée dans le marbre intouchable : l’on sait les aberrations auxquelles a conduit l’effroi sacré de la lettre, soi-disant « totale du texte musical », réduite souvent à une métrique abusivement géométrique et mathématique, avant de retrouver la souplesse capricieuse de l’esprit, notamment dans le domaine baroque. Un texte, littéraire ou musical, est fait de dénotations et de connotations, de ce qu’il dit strictement et de ce qu’il suggère à l’intelligence et à la culture du lecteur ou auditeur particulier. Barthes encore en donne l’exemple magistral dans S/Z où il se glisse entre et derrière les mots de la nouvelle Sarrasine de Balzac pour en faire des « méandres et entrelacs » de commentaires personnels, bien loin de la « lettre totale », au contraire en expansion potentiellement infinie par tant de strates interprétatives. Quant à Proust, également invoqué par le préfacier comme modèle d’écrivain bâillonnant le chant pour ne laisser parler que la musique, justement, cette musique, il la commente beaucoup, il l’interprète beaucoup, en déroule les connotations par des entrelacs de métaphores, que ce soit la Sonate de Vinteuil et sa petite phrase ou le fameux prélude de Lohengrin.
    Comme le disait Foucault de la langue, il y a aussi, à plus forte raison, « une part d’ombre » dans le poème et la musique qui en légitime l’exégèse, le commentaire, l’interprétation, l’intention, les intentions, contrairement au rêve un moment purificateur et naïf de Barthes. Si l'on acceptait ce sophisme naïf d'une "lettre totale", immuable, "monosémique", du texte musical, sans "relecture" postérieure et différente (qui est toujours en fait une recréation) il suffirait d'une interprétation standard figée à jamais qui rendrait inutile toute autre approche et écoute d'un interprète différent : comme "la pensée unique", il y aurait l'interprétation unique, muséale, fixée dans le marbre des    mausolées de la mort : de la musique. 
     Contrairement à ce que pense le préfacier pour en sourire et désirer la contraindre chez « LA d’Oustrac », il y a bien « une troisième ligne interprétative » qui s’ajoute au texte et à la musique de la mélodie et on la salue chez cette grande artiste. Certes, toute surinterprétation qui ne ferait que redoubler le sens ne serait que redondance, pléonasme. Mais, qu’on le veuille ou non, l’interprétation de la mélodie, de la chanson, de l’air lyrique, au-delà du texte poétique ou musical, en est l’expression extrinsèque qui lui donne corps et l’on sait ce que l’on doit à Callas pour avoir sauvé de l’oubli un répertoire du bel canto romantique par son génie interprétatif. Quel que soit l’agrément mélodique de la Vie en rose ou de l’Hymne à l’amour, le charme de leur musique ne pourrait sauver la platitude de leur texte que seule l’interprétation de Piaf élève au rang d’archétypes universels.

Invitation au voyage, fait partie du Gramophone Editor's Choice du mois de janvier.










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