jeudi, juin 28, 2012

VII e FESTIVAL DES MUSIQUES INTERDITES

SEPTIÈME FESTIVAL DES MUSIQUES INTERDITES

De l’art « dégénéré » aux  « Musiques interdites »
Je me répéterai et rappellerai, on ne le rappellera ni répétera jamais assez.  Allemagne, 1933 et 1937 : plus que des « expositions », les exhibitions nazies d’« Art dégénéré » (entartete Kunst, expression de Goebbels) proposent et imposent au public la condamnation de tous les courants de l’art moderne, impressionnisme, cubisme, dadaïsme, expressionnisme, futurisme, abstraction : Cézanne, Kandinsky, Miró, Picasso, Matisse, Soutine, Chagall, etc, qui ont illustré de leur génie ces tendances, sont désignés à l’opprobre et mis à l’index. Confisquées, leurs œuvres s’ajoutent aux listes de livres prohibés et vont les rejoindre dans les autodafés. Düsseldorf, 1938 : suit l’exposition des Entartete Musik et s’ensuit l’excommunication politique de la musique moderne. Même Mendelssohn, dont l’œuvre est jugée « géniale », est rétrospectivement jugé indigne du nouveau Reich et de son esthétique, pour le crime d’être juif. Mahler et les pionniers de la révolution musicale, du XX e siècle, Schönberg, Berg, subissent le même sort. Schönberg s’exile heureusement, ainsi que Korngold, Weill, frappés de l’infamie nazie et vont rejoindre l’ostracisme qui frappe, entre de moins célèbres, Freud, Kafka, Thomas Mann, et même von Hofsmanthal, librettiste d’un Richard Strauss qui continue sa carrière officielle sans problème. Bref, tout ce que le monde doit à l’élite culturelle « juive » d’Europe centrale est condamné à l’exil, à l’horreur des camps, et à l’oubli dans la mémoire collective artistique pour les moins connus.
Raviver cette mémoire, réparer ce déni de justice, c’est l’objet  que s’assigne depuis 2004 Michel Pastore, d’abord avec le Consul honoraire d’Autriche Jean-Léopold Renard, créant le Festival des Musiques Interdites annuel, avec, en plus, des concerts, expositions, conférences, débats. On peut donc lui donner acte d’avoir fait renaître de leurs cendres des compositeurs -parole exacte parfois car non ensevelis dans la poussière du temps mais celle de leur corps passés par les crématoires nazis- ces musiciens oubliés, d’avoir resitué et restitué leurs œuvres au patrimoine musical mondial, élargissant non seulement ce répertoire aux artistes stigmatisés du nazisme mais d’autres régimes totalitaires.

Église Saint-Cannat les Prêcheurs, 16 juin
Une longue et lugubre procession de petits spectres blancs séparés par des veilleuses divisent l’église en deux, saisissante installation de Philippe Adrien, symbolisant les disparus ou les absents, comme le public : à grand concert, petit public. Deux créations en France, une création mondiale, un superbe orchestre, deux magnifiques chanteurs pour servir ces belles œuvres inédites et inouïes jusqu’ici en France, cela méritait mieux que cette église à moitié vide ou à moitié pleine.
Il est difficile d’évaluer en direct, sur une seule audition, des œuvres nouvelles, d’autant que l’émotion, qui plane et plombe même ce Festival par définition, n’est pas forcément un critère critique sûr, garant de l’objectivité nécessaire à l’évaluation esthétique de ce qu’on présente ici de manière éthique trop appuyée : le cœur brouille l’esprit. D’autant que, d’entrée, la voix off de Bruno Finzi, tombant comme d’un ciel d’outre-tombe, parlant de la perpétuelle fuite de son père Aldo Finzi poursuivi par les fascistes italiens et les SS, embrume d’inévitable sentiment la perception de la pièce présentée. C’est d’abord, à l’orgue, comme si l’instrument prolongeait la voix émue, un Prélude et fugue (1944) grave, sombre, qu’on sent, forcément, comme un nuage planant sur nous comme la menace qui pesait sur le compositeur dans sa clandestinité ombreuse et dangereuse. Et l’on est choqué que, ni après cette exécution en première française, ni lors des saluts, le remarquable organiste Frédéric Isoletta ne soit ni salué, ni nommé, ni remercié par le présentateur.
Le programme est fort mal présenté, confus, en continu, sans nulle plage de silence et d’applaudissements entre les œuvres permettant d’en délimiter les frontières, sans ce nécessaire marquages autorial entre les morceaux, offerts d’un bloc compact et tout enchaîné à un public décontenancé pour ceux qui cherchent, désespérant de savoir de qui était quoi, ou indifférent pour ceux qui écoutent passivement la musique sans même tenter de savoir qui est qui. Les plus avisés, tenus à la nécessité critique guère facilitée dans ce brouillage nocturne, sinon brouillard de nuit, qui nuit à l’écoute, tentent de se raccrocher, lorsque il y a des textes, lus avec ferveur et simplicité, avec des envolées lyriques, par Charles Berling, mais qui ne correspondent pas tous à la longueur des passages chantés, brouillant un peu plus les repères.
Ainsi, Les Cinq chants profonds de Franz Schreker dont rien dans la notice n’informe sur la vie (1878-1934) ni sur la justification de sa présence parmi ces compositeurs maudits, nous plongent dans la tradition post-wagnérienne, post-malhérienne, néo-romantique, avec l’exacerbation chromatique d’un orchestre torrentiel telle une hyperbolisation moderne, mais toujours tonale (loin des audaces de l’École de Vienne), du Sturm und Drang de l’Aufklärung du XVIII e siècle. C’est un grandiose baryton, voix égale, large, aigus aisés, Mathias Haussmann, pleine sur tout son registre, qui affronte vaillamment et victorieusement ce déluge orchestral.
Toujours sans pause ni transition compréhensible et pas plus compréhensible à l’écoute des textes chantés guère intelligibles par la diction pour la majorité du public qui croit entendre de l’italien, du latin, on passe, pour le spécialiste, aux textes espagnols de saint Jean de la Croix (1542-1591), Nuit obscure, mis en musique par Karol Beffa, dont rien non plus ne dit qu’il est né en 1973, et heureusement ni interdit ni persécuté mais bien vivant. C’est une création mondiale qui mériterait une réécoute. Transparences étranges de l’orchestre, subtils effets de distance sur lesquels plane la voix, très sollicitée sur la corde aiguë, ne facilitant guère la possibilité d’articulation de cette magnifique soprano qu’est Émilie Pictet, sur une basse obstinée tintinnabulant parfois à la Arvo Pärt, pulsation et scansion, unité ou effet sans doute trop répétitif de pièce en pièce. Parfois, l’orchestre est simple avec un motif obsédant, s’éclaire d’un violon et l’on est soulagé pour la cantatrice si méritoire à la solide voix dorée.
En effet, toujours sans transition, sans silence, sans applaudissements, la malheureuse passe à De la Vie éternelle, de Franz Schreker dans la tradition néo-romantique, je dirais « bismarckienne » par le grossissement de l’orchestre hypertrophié, dans la filiation des symphonies avec lieder à la Malher plutôt que dans le lied orchestré. Encore un défi pour la chanteuse, sa belle voix soumise à rude épreuve et l’on ne lui en voudra pas de quelques sols inévitablement un peu bas eu égard au bel exploit que constitue cet enchaînement abusif de deux œuvres aux frontières brouillées.
On finit avec le remarquable Infini encore de Finzi, entre Respighi pour certaines couleurs transparentes et Busoni pour ses chromatismes, mais soudain tempétueux, fracassant, inclassable.
Sous la direction ferme mais souple de Sébastien Billard, l’Orchestre de la Garde républicaine, impeccable dans sa sobre tenue militaire, est un instrument, sonne merveilleusement comme un seul instrument d’une rare somptuosité et cohésion. Un moment d’exception.
La chaleur des applaudissements a compensé la froideur d’une salle à moitié vide.

On ne peut évidemment que féliciter ce Festival original de libérer la parole bâillonnée trop longtemps de musiques interdites, ensevelies dans le silence. Le risque de tarir ce répertoire est ici compensé par l’idée toujours louable de commander des œuvres à des compositeurs modernes sur des auteurs ayant été persécutés de leur temps. Mais avec le sentiment gênant que, la matière s’épuisant, on crée artificiellement de la musique à l’évidence non plus « interdite » à la seule fin intéressée de nourrir ce répertoire témoignant de l’horreur du passé, de faire vibrer cette corde sensible qu’on ne peut tirer et étirer à l’infini sans abuser. Bref, à ce titre-là, le domaine de l’interdit douloureux demeure sans doute encore vaste, et la fibre émotionnelle d’une solidarité, confortable depuis nos bonnes places, avec les aberrations de l’Histoire, reste sans doute encore vive pour certains. Ne serait-ce que le temps d’un agréable concert. Avec le risque -ou le soupçon- qu’à explorer ce champ on ne fasse qu’exploiter un filon.
Photos :
1. L’orchestre de la Garde républicaine ;
2. Le chef, entre la chanteuse et le chanteur ;
3, 4. Émilie Pictet.
POÈMES DE JEAN DE LA CROIX
         À Karol Beffa, qui a mis si poétiquement en musique l’original espagnol de ces poèmes de Juan de la Cruz, j’offre en sympathie mes traductions de Jean de la Croix lues par Charles Berling.                                                                                              Benito Pelegrín
I
Un pastoureau tout seul gémit, le cœur blessé,
Étranger à la joie, étranger au plaisir :
Il a dans sa bergère misé tout son désir

Et son cœur est d’amour profondément navré.

Il ne déplore pas l’amoureuse blessure
Ni de se voir d’amour de la sorte affligé,

Ni que son cœur en soit cruellement percé,
Il pleure de penser que de lui on n’a cure.



Et à la seule idée qu’il est bien oublié
De sa belle pastoure, il considère vaine
Tout ce qui de l’ailleurs lui viendrait comme peine,
Soucieux seulement du cœur d’amour navré.



Le pastoureau s’écrie : «  Hélas, infortunée

Qui de tout mon amour n’a fait que longue absence
Et ne veut pas jouir de ma brève présence

Ni de mon âme entière 
par son amour blessée !

Et au bout d’un moment, sur un arbre perché,

Enlaçant de ses bras la douceur d’une branche
Où son âme éplorée tout doucement s’épanche,
Il est mort tristement, le cœur d’amour navré.

I
Du Verbe divin
La Vierge enceinte

Vient par le chemin :

Qui lui tend la main ?
III
 Gloses divinisées
Soutenu et sans soutien,
Et sans lumière vivant,
Entier me vais consumant.

Mon âme s’est détachée
De toute chose au monde,
Et tout dessus elle monte,
Sur elle toute dressée,
Seule en son Dieu arrimée.
Et je dirai pour cela
Ce qui est mon plus grand bien :
Mon âme se voit déjà
Soutenue et sans soutien.

Et souffrant dans la ténèbre
De l’existence mortelle,
Ma souffrance n’est pas telle,
Car tout en manquant de lumière
Je vis de céleste manière ;
L’amour donne cette vie,
Plus il a d’aveuglement,
Au cœur qui lui est soumis
Sans lumière vivant.

C’est de l’amour le labeur
Depuis que je lui ai foi ;
S’il y a bien ou mal en moi
Tout a la même saveur
Et l’âme il transforme en soi ;
Donc, sa savoureuse flamme
Que je sens en moi brûlant
Venant envahir mon âme,
Entier me vais consumant.
 
IV
Flamme d’amour vive (Chants de l’âme dans l’intime communication d’union d’amour de Dieu)

Ô, d’amour vive flamme
Qui blesses tendrement
Le pli le plus secret et profond de mon âme !
Puisque enfin aujourd’hui à mes vœux tu consens,
Achève si tu veux,
Et brise tous les freins de ces nœuds amoureux.

Ô, cautère si doux !
Ô, savoureuse plaie!
Ô, délectable main ! Ô, délicat toucher
Qui de vie éternelle a le sensible goût
Et qui paie tout péché !
En tuant, cette mort en vraie vie s’est changée.

Ô, ces lampes de feu,
Éclairant de lueurs
Les cavernes profondes du sens
Aveugle et ténébreux,
Par d’étranges douceurs
Donnant lumière et chaud tout auprès de l’Amant !

Oh, doux et affectionné
Tu t’éveilles en mon sein
Où tu règnes tout seul dans le plus grand secret !
Que ton souffle savoureux,
De gloire et bonheur tout plein,
Si délicatement sait me rendre amoureux !







[1] "Gloses divinisées" : refrains de chansons profanes traitées de façon religieuse, chaque strophe reprenant un vers à la fin. (B. Pelegrín)

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