mardi, mai 24, 2011

SANDRA RIVAS ENSEMBLE

SANDRA RIVAS ENSEMBLE

N’en déplaise à certains, ce n’est pas d’hier que Marseille est, comme on disait, une ville cosmopolite, ou, comme on dirait aujourd’hui, avec des pincettes, ville d’immigration, où toutes sortes de populations se croisent, se mêlent, s’emmêlent au mieux pour donner de bons Marseillais. Mais il ne s’agit ici que de parler d’immigration artistique, d’artistes qui ont choisi Marseille, avant même qu’elle ne soit Capitale de la Culture prochainement.
La Marseille black/blanc/beur ne date pas d’aujourd’hui : c’est la marque d’un port qui fut aussi Porte de l’Orient. Où des cultures se mélangent pour faire de parfaits produits marseillais, comme son fameux savon, importé, immigré d’Alep.
Regardez des tableaux anciens, entre autres, ceux de Joseph Vernet, peintre du XVIII e siècle, représentant le Vieux-Port au : on voit des gens habillés de toutes les façons, des femmes voilées, des hommes en djellabas, des gens coiffés de turbans, d’autres de perruques poudrées à la mode du temps. Au siècle précédent, la parisienne Madame de Sévigné, en visite chez son gendre Monsieur de Grignan, Gouverneur de la Provence, écrivait : « Marseille est le faubourg d’Alger » mais ne se plaignait que du « vent fripon », sans doute qui soulève les robes. Oui, déjà Marseille et Paris…
On connaît le fameux vers de la Ballade des femmes de Paris de Villon : « Il n’est bon bec que de Paris ». On en a fait un proverbe de l’excellence parisienne primant sur toutes les provinces. Et pourtant, aujourd’hui, comme l’étudie très bien un essai récent de Rebecca Piednoir et Michel Gairaud, paru aux éditions Les Petits matins, ARTISTES LOIN DE PARIS, nombre d’artistes d’ailleurs ont choisi notre ville pour s’y exprimer. Je vous en présente deux, une jeune femme d’ailleurs venue ici, une autre d’ici et d’ailleurs (ci-dessus, Christina Rosmini). 

Voici d’abord Sandra Rivas et son Ensemble. Cette jeune chanteuse venue du Venezuela, a trouvé quatre complices musiciens au larges compétences et styles, Renaud Duret, contrebasse, basse électrique, guitare, Pascal Delalée, violon, guitare, voix et effets sonores, et l’Italien Nicolà Marinoni, percussions, et voix comme tous les autres. Dans notre cité vouée aux métissages, ils se proposent de mélanger harmonieusement diverses traditions musicales et ils déposent à notre porte des « chants errants » que la mémoire collective colporte : c’est un cocktail inventif de mélodies latino-américaines et de chants sépharades, des Juifs de la diaspora espagnole ancienne, expulsés d’Espagne par les Rois catholiques en 1492. Ils viennent d’ouvrir en beauté le Festival d’Horizontes del sur, "l’Espagne des trois cultures" qui dure jusqu’au 28 mai.
Le résultat est convaincant : traitement digne de ces musicales léguées par la tradition avec des arrangements originaux, séduisants, qui dépaysent agréablement. On a plaisir a entendre leur adoption et adaptation des Tres morillas de Jaén, du XV e siècle espagnol, évocation de trois petites mauresques christianisées après la prise de Jaén par les chrétiens. Ce célèbre petit joyau est un zéjel, la forme strophique sans doute la plus ancienne de la poésie arabigo-andalouse, dont l’invention est prêtée au Ciego de Cabra, un musicien aveugle du IX e siècle, constituée d’un tristique monorime (des strophes de trois vers à même rime dont la rime finale commune appelle le refrain). Federico García Lorca harmonisa cette chansonnette comme un certain nombre d’autres du patrimoine musical andalou, qu’on prend à tort comme des créations personnelles. Bien sûr, on s’étonne un peu de voir ici figurer ce morceau parmi d’authentiques chants sépharades, mais il est vrai que ces excellents musiciens prennent un bagage patrimonial anonyme, appartenant à tous et en font un objet personnel, nous le rendant à travers le prisme et rythme judéo-espagnol. Ainsi, on retrouve aussi la célébrissime Llorona mexicaine, dont il existe tant de versions poétiques, dont cette Vénézuélienne, ces Français  et cet Italien nous délivrent une bien belle version.
On retrouve, à côté, d’authentiques chansons sépharades anciennes (Por qué llorax) Adio querida, probablement du XIX e siècle, sans doute quelque peu inspirée par « Addio del passato » de la Traviata de Verdi (et non l’inverse comme certains aiment à le croire) et la tout aussi fameuse A la una yo nazí. Bien venue rythmiquement, très tonique, Tengo dos amores.
Parmi ce choix, une mélodie venue du fond des âges, me touche particulièrement : Morena me llaman, /yo blanca nací, (‘On m’appelle la brune, /mais je suis née blanche’). Il faut savoir que longtemps, l’un des canons de la beauté féminine était la blancheur de la peau, et les femmes sortaient masquées pour ne pas gâter leur épiderme comme les femmes du peuple. Mais, de plus dans l’Espagne médiévale, la blondeur et la blancheur de peau étaient le signe de la noblesse d’origine wisigothique et une peau foncée, la marque du mélange soit avec les Maures, soit avec les juifs. Cette jeune femme se lamente ici car le soleil et les travaux des champs ont sans doute foncé sa peau, cependant, elle assez belle pour attirer le regard des marins et du fils du roi. La valorisation esthétique de la brune aux grands yeux noirs et aux cheveux d’ébène sera plus tardive, mais les mâles espagnols n’avaient pas attendu cela pour apprécier la valeur érotique des brunes, mauresques puis « moriscas », et plus tard gitanes. Mais cette chanson populaire venue de la nuit des temps, sans même le savoir, est un héritage inconscient des versets 1 : 5 du Cantique des cantiques attribué à Salomon : « Nigra sum, sed formosa », ‘Je suis noire mais belle’, phrase prêtée à la Reine de Saba qui serait une Éthiopienne noire, mais paroles affectées aussi à la dévotion des Vierges noires, comme celle de Rocamadour. Sandra Rivas, voix charnue et charnelle, donne à cette mélopée au charme immémorial le charme émouvant d’une plainte d’une complainte hors du temps, et notre Vénézuélienne réussit de populaires et mélismes orientalisants envoûtants, s’enroulant comme de longs cheveux sensuels, des rets séducteurs, autour de l’âme captive de l’auditeur.
La guitare hispanique et orientalisante, les percussions délicates, ce violon tzigane qui strie l’espace musical, donnent la couleur sépharade ambiante, mais la délicatesse inventive des timbres singularise joliment cet ensemble. Il est à souhaiter une rapide sortie de disque.
Photo : Dominique Clément.

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