mardi, mars 03, 2009

MANON

MANON
Opéra-comique de Jules Massenet, Livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille d’après L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost Opéra d’Avignon, 22 février 2009

L’ouvrage
L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est si forte qu’on oublie que ce récit n’est qu’un bref épisode des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité de l’Abbé Prévost. Cette « délicieuse catin » selon Diderot s’empare même seule du titre, Manon Lescaut, et après d’autres opéras, dont celui d’Auber (il n’en reste que la scène du « rire »), avec Massenet en 1884, devient tout simplement Manon au succès toujours jeune comme son héroïne que la mort fixe dans son éternelle jeunesse et beauté. On oublie aussi, quand on a lu l’ensemble de ces Mémoires, que le récit commence après le Traité des Pyrénées de la France avec l’Espagne… en 1659. Mais la tradition l’a fixé également à l’époque de son écriture, pratiquement le printemps que fut cette folle Régence joyeuse : après la pesanteur crépusculaire du règne finissant du Roi-Soleil, la France ruinée s’éveille dans le culte de l’argent facile, fermiers généraux follement riches, ses premiers spéculateurs du papier monnaie du système de Law : rien de nouveau aujourd’hui et pas plus la banqueroute et crise qui s’ensuivent. À la moralisation outrée des dévots et cagots favorisés par Madame de Maintenon succède un libertinage religieux et sexuel : religion du plaisir, de la jouissance immédiate.
Ce livre bref, qui condense toute cette époque, fit scandale, fut condamné et brûlé pour l’immoralisme tranquille de son héroïne. Il semble issu de notre époque avide de consommation, de plaisir, individualiste, hédoniste et pressée : deux jeunes gens se rencontrent, s’aiment, veulent tout et tout de suite, guère regardants sur les moyens. Manon que l’on amène au couvent car elle « aime trop le plaisir », n’a guère de peine à détourner le jeune Chevalier des Grieux: le garçon l’enlève, la fille se laisse enlever, ils partent pour Paris, rêve de Manon, n’écoutant que leur désir immédiat. Les deux tourtereaux vivront une rente de situation puis, sans rente, des charmes, auprès de riches rentiers, de Manon, qui n’hésite pas à sacrifier son amour à son plaisir. Le jeune homme reconquis, arraché à l’Église par la belle, deviendra même un ambigu gigolo. La fugue adolescente de départ finit en fuite tragique, scellant le destin de l’héroïne légère qui trouvait « amusant de s’amuser toute une vie », rêvait de mourir « dans un éclat de rire » et meurt déportée en Louisiane, suivie par des Grieux, dans un désert.
Le livret de l’opéra, qui innocente Manon de l’enlèvement de son aimé, qui fait de Lescaut son cousin et non son frère entremetteur, qui gomme la complaisance de des Grieux qui ferme les yeux dans le roman sur l’inconduite rentable de sa dulcinée, qui n’hésite pas à tricher au jeu, à tuer par jalousie, même édulcoré par le moralisme bourgeois du XIXe siècle, demeure d’une grande force : celle d’un plaisir qui renverse toutes les valeurs, morale, famille, honneur, classes sociales, celle de la passion plus forte que les barrières et la répression sociale.

La réalisation
Un cadre de scène rococo, à motif rocaille, gris, circonscrit un décor (Emmanuelle Favre) concave: deux bras ouverts pour enlacer ou la gueule d’une pince à broyer. C’est un théâtre ou un cirque à deux niveaux : deux mondes superposés, les voyeurs du bonheur d’autrui et les viveurs, ceux qui vivent, ceux qui survivent, ceux qui jouent et jouissent et ceux qui regardent, grisaille du peuple et des bourgeois et coloris joyeux, soyeux, somptueux, taffetas moirés des libertins (Katia Duflot), la légèreté aristocratique et la pesanteur de la matière populaire.
Le même dispositif en deux plans, avec escaliers élégants à balustres et galeries permettra d’étager les spectateurs du spectacle dans le spectacle de la scène du Cours-la-Reine comme dans les plafonds nébuleux de Tiépolo avec ses frises de têtes curieuses penchées sur le théâtre du monde d’en bas et sa frivole danse (Éric Bélaud). Société alternant la grisaille de Greuze pour les gens du peuple (lassitude du réveil de la servante) et les roses pastels rougissant de plaisir de Fragonard, Boucher. Le lit de l’acte II sera aussi théâtralisé avec les rideaux de ses baldaquins, dans le goût de la peinture et des estampes galantes du XVIIIe siècle. Couleurs, costumes, décor, tout concourt intelligemment à faire sens, à individualiser la foule dans une agitation réglée ; il y a des saynètes multiples dans la scène globale : mendiants rebutés, couple disputé, jalousie (le cycle de l’amour qui affecte aussi chacun), voyageurs, vendeurs, mépris des grands, servilité obligatoire des petits. On sent toute l’attention de Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, non seulement envers ses héros mais aussi sa tendresse envers le menu peuple sur le dos duquel repose cette outrancière prospérité, ce « bling-bling » d’époque, bien que de meilleur goût, éclairé de lumières heureuses ou cruelles, chaudes ou glaciales (Marc Delamézière).
Le jeu d’acteur est tout aussi subtil : Manon, d’entrée, toute extravertie, buvant le monde de ses regards avant d’en être l’objet, grisée dans ses vêtements gris de nonnain, grisante au sommet de sa gloire. Autre signature de Nadine Duffaut, de Traviata à Carmen, les rapports des femmes entre elles, ici teintés de rivalité de favorites mais toujours liées par une solidarité face au monde des hommes prédateurs, se laissant capter sans être captives. Dans cette réussite par ces trois dames qui mènent la scène, costumes, direction et décor, le grand lustre effondré de la fin étonne ou détonne dans l’ensemble historique réaliste de cet opéra.

L’interprétation
Patrizia Ciofi, c’est cette grande dame du chant international qui, loin de cultiver ses succès, prend le risque de prises de rôles, il y a peu, à Avignon, Leïla des Pêcheurs de perles et, aujourd’hui, Manon, qui nécessite vélocité et agilité dans l’air virtuose du II mais aussi un solide médium dramatique dans la scène de Saint-Sulpice. Même si la voix accuse une certaine fatigue dans l’air du Cours-la-Reine, chez cette grande artiste, on l’éprouve comme un charme touchant de plus d’une héroïne qui n’est « que faiblesse et que fragilité », humaine en somme, faillible. Mais la rondeur boisée, le miel musical de son timbre, son art des nuances, des couleurs, son jeu convainquant de bout en bout, tour à tour mutine, câline, coquine, sincère, mouvante et émouvante, en font une Manon d’exception. À ses côtés, Caroline Mutel (Poussette) Sophie Haudebourg (Javotte) et Clémentine Margaine (prise de rôle de Rosette) sont aussi le contrepoint bien chantant de trois Dames de la Nuit et du jour, des belles Kleenex promises sans doute à l’exemplaire sort funeste de leur sœur en charmes.
Prenant aussi le rôle, du héros malheureux, Florian Laconi s’y révèle, tout aussi exceptionnellement : jeunesse du physique et du timbre argenté, d’une voix solide et ardente, il est digne de son illustre partenaire en jeu et chant et leur duo est bouleversant autant qu’ils sont bouleversés aux ovations méritées de la salle. Marc Barrard, quel que soit son rôle, est toujours étonnamment exact, en adéquation parfaite avec son personnage en voix (superbe) et jeu : en Lescaut, il a une humanité généreuse et distanciée, pleine d’humour et même d’amour, qui n’est pas celle du soudard cynique que l’on voit trop souvent. Marcel Vanaud prête une belle voix sombre au père noble mais ironique, puis blessé, qui se défie des vapeurs religieuses de son fils. Christoph Mortagne a la morgue venimeuse et décadente de Guillot et Sergeï Stilmachenko, qui pend aussi le rôle de de Brétigny est son digne comparse et rival, tandis que Xavier Seince, issu des chœurs parfaitement menés (Aurore Marchand), campe un crédible hôtelier. On admire la beauté de la diction française de tous les interprètes et on salue en Vincent Barthe, baguette peut-être un peu lourde au début, mais vite vive, élégante et dramatique dans cette partition qui fait la part belle à l’orchestre : fosse et scène à l’unisson d’un triomphe mérité.

Photos : Cédric Delestrade.
1. Des Grieux écrivant à son père et Manon ;
2. Le goût de l'argent ;
3. Manon à Saint-Sulpice: sincérité ou vanité?


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