vendredi, octobre 12, 2007


PAROLE TENUE

Tenir parole,
d’Yves Broussard, Éditions Autres Temps, 78 pages 14 €

Aérienne, sereine transparence. Sans ponctuation, sans clôture, dans l’espace blanc de la page, les poèmes, quelques lignes, quelques mots, sont posés sur cette part non close d’un infini des choses et du monde ; la strophe, c’est la plupart du temps trois vers, souvent deux ou un, six fois cinq et une fois six ; le vers, souvent un mot, guère plus que deux syllabes, à la lisière du silence blanc de la ligne vide. On feuillette les pages avec la peur, en les tournant, qu’un soupir, qu’un souffle léger n’altère, n’envole, ne disperse et ne sème à leur vent l’impondérable grâce de leurs graminées.
On revient sur ses pas, repère le chemin qui « serpente », les récurrences : « la courbure du fleuve » (deux fois) est une parenthèse liquide qui renferme sans serrer ni enclore, convexe et concave, la suggestion largement aérée du paysage (le lac, le fleuve, la berge, la montagne, les sommets, le vallon, l’horizon, en amont, le chemin) panorama que « l’espace » (onze fois), envahit de son air, de son aire, élargissant la mince étendue du volume à une cosmique dimension de la terre à l’Étoile, du fini à l’infini, de l’instant à l’éternité. Le trait vertical du torrent ne barre pas mais « distend l’espace » que seul le silence de la neige peut réduire à la confidence du murmure, à la rêveuse intimité suggérée de l’âtre : le feu, la fumée, le jardin, la chapelle, les marques stylisées de la présence humaine avec « le cri des enfants », unique et pluriel à la fois. L’homme, grandeur sans misère. Si seul dans ces « hauts lieux », si petit face à l’immense de ce pays, de ce paysage grandiose qui l’inspire, qu’il respire.
Sanglé dans le singulier de la solitude de l’article défini, le mot semble tendre vers l’indéfinition plurielle des autres : la montagne solitaire aspire aux sommets ; l’arbre, le saule, le peuplier, aux buissons, l’épine aux ronces ; l’envol des graminées du début devient un vol des graminées de la fin, cette rose est aussi des pétales ; l’oiseau, l’alouette, battements d’ailes ; le papillon vole vers des insectes, des abeilles, l’araignée, court et concourt aux araignées et insectes divers ; la neige, la pluie, la rosée rêvent sans doute de la trêve irisée des arcs-en-ciel, le feu s’épand en des braises. Tout ce monde singulièrement découpé par le défini est nettement éclairé par le jour, illuminé par le soleil, effeuillé, disséminé en copeaux de lumière, avec son pendant végétal, le tournesol, ici-bas, et la nuit singulière, ici et là, en bas et en haut, se nuance en plurielles étoiles.
L’ébauche légère d’un paysage majestueux, un panthéisme aérien, est un cadre ouvert sur l’infini, l’éternel mais renferme aussi une humble attention, délicatement franciscaine, au détail, au menu au minuscule, à l’infime et l’éphémère : un brin d’herbe, du feuillage, à la grâce fragile de ce pétale volant, le papillon multicolore (seule vague évocation de couleur) ; tel vers palpite d’une tendresse émue pour l’oiseau blessé, vibre d’un sourire pour l’oiseau futile, manifeste discrètement une écoute attentive, diurne et nocturne, du rossignol, du chant du merle et rend sensible une frémissante audition du silence. Et même le temps, infini, diffracté en instants va de l’éternité à l’éphémère mais, loin de filer dramatiquement entre les doigts, se capte dans le paradoxe heureux de l’instant pérenne : éternité et infini d’un espace-temps à portée de la main, à la mesure de l’homme : du rien au Tout. Ici et maintenant.
De l’arête de la définition du singulier au pluriel indéterminé, « toutes formes aiguës », le vers s’indéfinit sur ses angles, l’épure claire d’architecte brouille les lignes de ses bords, leur apparente transparence tranquille. Tout n’est pas réductible au regard, à la raison, à la nette géométrie ; sous le clair dessein de la pensée, sous le dessin pur de la parole, il y a quelque chose : l’effacement, l’indiscernable, l’imprécis, l’irraisonné. Il y a un ordre discontinu aux indiscernables formes, où l’incertain, traîne son ombre, où le possible côtoie l’incertain, le possible et le présumé, l’impalpable : figures absentes, traces de l’innommé, signes épars d‘une part invisible sans doute des énigmes, des rêves, des mystères tardifs. Ici, la part ombreuse du langage le plus clair illumine des interstices, des failles, des fêlures : auréole de l’ombre à l’orée de la lumière.
Cependant, la modeste mélodie du sensible mot concret estompe les sentencieuses équerres du théorème abstrait du concept de ce registre intellectuel. C’est un concret sans concrétion et un mystère sans lourde épaisseur mais une dense légèreté malgré ces arrière-plans discrètement suggérés : au-delà du physique concret des choses, réduites à leur essence, on sent battre une paradoxale immanence métaphysique.
Sur l’humilité transparente, essentielle, de cette parole limpide qui bannit la couleur, au registre simple, presque quotidien, quelques termes philosophiques, logos, (le Verbe au début), eudémonisme, palingénésie, ou peut-être symboliques (l’Étoile majuscule, la colombe –Sud ?), s’immiscent insolitement et des vocables rares, précieux, brillent telles des gemmes : primerain, internel, adorne, s’éperle. Comme le « silence », mots ténus, parole tenue, retenue, pudique, cristalline et cependant auréolée, nimbée d’un halo de mystère : « l’obscur balbutie », « tout reste à deviner ».

Photo : Yves Broussard



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