mercredi, septembre 12, 2007

MARIUS ET FANNY

LA GLOIRE DE PAGNOL
Marius et Fanny,
Opéra de Vladimir Cosma
d’après Marcel Pagnol
création mondiale, opéra de Marseille

Je l’ai déjà dit : avec une étonnante fidélité de mémoire pour ce milieu, Renée Auphan, directrice de l’Opéra de Marseille, revenue dans sa ville après une enviable carrière de chanteuse et de directrice de grands opéras étrangers, a senti la nécessité du cœur de rendre hommage à de grands Marseillais trop négligés, Louis Ducreux, Edmond Rostand, Henri Tomasi, hommes de scène, de théâtre et de musique. Elle nous a offert la chance de voir monter de leurs œuvres (mise en scène de Ducreux pour l’Héritière revisitée par elle-même), l’opéra tiré de l’Aiglon par Honneger et Ibert et cet inoubliable Sampiero Corso de Tomasi, subtilement mis en scène encore par elle-même, et le privilège de nous montrer de jolies et touchantes expositions sur eux qu’on s’empresse de visiter durant les entractes. Elle ne pouvait manquer de rencontrer Pagnol sur sa route, la grande, puisque c’est une commande à Vladimir Cosma, qui composait déjà son œuve, qui a donné lieu à cette création mondiale qui honore Marseille et son opéra.

L’œuvre
La trilogie théâtrale puis cinématographique de Marcel Pagnol, Marius, Fanny, César, court de 1929 à 1946, une véritable épopée populaire qui connaît un succès jamais démenti. Elle est pour moi l’héritière du nationalisme européen du XIX e siècle et du folklorisme (connaissance traditionnelle des coutumes du peuple), sensible partout dans l’art de cette époque et théorisé et pratiqué par Lorca entre autres au XX e, qui invitait à chercher l’universel dans le local. Pagnol, de Paris, de sa nostalgie du Marseille de son enfance et de son petit peuple, brosse donc, à grands traits, ces mêmes traits qui dessinent les peintures des peintres « fauves » de ce temps, qui délimitent l’objet et le simplifient, une galerie pittoresque de personnages : César le bistrotier du Bar de la Marine, la revendeuse de poissons, le maître voilier, le capitaine dérisoire du ferryboate, etc, et nous en révèle les petites et grandes aventures et mésaventures, et surtout la verve et le verbe, qu’on ne fera pas l’injure de rappeler ici.
Plus que des types locaux, malgré l’accent et les tournures langagières, ce sont des archétypes universels par la simplicité même, universelle, des sentiments de ces personnages, communs mais en rien ordinaires, jamais vulgaires, tous bardés, il est vrai d’imperturbables bons sentiments, dont on dit qu’ils pavent l’enfer et qu’ils ne font pas les bonnes œuvres. Ce qui trouve ici son démenti.
Une chose me frappe : on a la fille séduite et abandonnée pour une autre, une rivale imbattable, la mer, ou la mère absente de Marius, qui la lui préfère. En effet, étrange série de veufs, d’hommes sans femme : César, Panisse ; à Brun, on ne connaît pas de femme, ni à Piquoiseau, Escartefigue est marié, mais si peu, cocu. Honorine est veuve également, sa fille Fanny aura un fils bâtard, et sa sœur n’est plus la femme d’un homme mais celle de tous, c’est dire d’aucun, la pute. Existences amputées de l’autre moitié de soi, l’autre soi-même. Le voile léger du deuil, la mélancolie, flotte donc sur le soleil apparent de ces vies.

La musique
C’est sans doute, à mes oreilles, la première qualité sensible de la musique de Cosma, compositeur fêté de musiques de films, signant ici son premier opéra. Une certaine nostalgie baigne et irise même les moments de joie : le rythme de rumba exotique de la foule ne dissipe pas complètement la brume des premiers accords tremblés des cordes pianissimi de l’appel du large ni la nostalgie du cor ; l’air magnifique, éclatant, de Marius aspirant au départ, est solaire mais nimbé autant d’espoir que de désespoir ; la valse gentillette, humoristique, d’Honorine, son thème, n’efface pas la tristesse entrevue d’une vie vieillissante aux rêves inassouvis ; la plainte à la Vierge de la Garde de Fanny, d’une simplicité peut-être trop grande, est lancinante, obsédante et s’élargit soudain dans l’espace comme une douleur incompressible en soi, sans pathos. Peut-être excessif dans la fin symphonique exacerbée de l’acte I (imputable au chef impulsif ici?) mais nous sommes, malgré tout, dans un mélo. Le premier air de Panisse, contant la mort de sa femme après l’aïoli, est admirable de concision entre rire et larmes. Les ensembles, complexes, sont d’une grande qualité et admirable le duo d’amour pur de Marius et Fanny devenant quatuor avec le contrepoint boutiquier d’Honorine et Panisse faisant des comptes d’apothicaires d’un amour marchandise. Bien traitée et attendue, la partie de cartes et, surtout, avec l’intervention d’un chœur à l’antique goguenard, la recette par César, en quatre tiers, du Picon-citron-curaçao, coupé, comme par l’eau, de syncopes cocasses.
Les mélodies viennent bien, naturellement, avec un bonheur vocal sensible ; l’orchestration est riche sans être compacte, transparente souvent, mais il est certain qu’on ne peut dire plus à une seule et première écoute.

La réalisation
Cette musique, finalement, est une respectueuse et exacte image sonore de l’œuvre. Pas moins de cinq adaptateurs (M. Lengliney, J.-P. Lang, M. Rivgauche, A. Chalamel, M. Arbatz), plus le compositeur lui-même, sont intervenus dans l’écriture de ce livret qui simplifie sans trahir, et s’amuse à quelques airs populairement ou pesamment rimés. La mise en scène sobre de Jean-Louis Grinda, évitant le piège de l’emphase « marseillaise », avec justesse, répond à ces données : pas d’accent marseillais fabriqué, à quelques éclats parlés près ; pas de naturalisme mais une stylisation autant de l’époque que du décor (Dominique Pichou), ballots du port transformables à vue en bar ou maison par des machinistes intégrés en dockers, toiles peintes de vues de mâtures de voiliers, perspective sans réalisme du Quai du Port, Église des Accoules, modestes maisons marseillaises aux fenêtres par trois et maquettes finales de bateaux de nos rêves d’enfance. Les costumes (Christian Gasc) sont d’époque sans insistnce, harmonieux dans leurs teintes, Marius et son maillot de corps rouge rayé et Fanny en robes colorées vibrant sur les fonds plus neutres, sous les magnifiques lumières de Roberto Venturi.

L’interprétation
Bien sûr, il y a le couple vedette (remplacé les 14 et 16 par les prometteurs Karen Vourch’ et Sébastien Guèze), mais, même centré sur Marius et Fanny, les autres figures de l'opéra, même les seconds plans, existent bel et bien chantants avec le facteur commun d’une diction impeccable facilitée par le parlé-chanté élégant de la musique : le Piquoiseau d’Antoine Garcin, le Monsieur Brun distingué de Brunot Comparetti, l’Escartefigue d'Éric Huchet campent avec délectation leurs personnages, l’un discret, l’autre fort en gueule. Isabelle Vernet, remplaçant Michèle Lagrange, ayant dû apprendre vite la partition, malgré parfois une certaine gêne, déploie un timbre somptueux et une silhouette truculente en Honorine. Le César de Jean-Philippe Lafont réussit le paradoxe d’être ce personnage pittoresque et humain, émouvant, avec une élégance dans le phrasé qui lui donne une authentique noblesse populaire. Égal à lui-même, dans la drôlerie comme dans l’émotion, Marc Barrard est un Panisse qui amuse autant qu’il émeut, pétri d’humanité sans ostentation.
Roberto Alagna, Sicilien français qui pourrait être un authentique Marseillais, se coule dans l’habit de Marius, comme s’il l’attendait depuis toujours. Il est rayonnant, solaire, éclatant d’aigu dans son désir du large et simple et direct dans l’expression de l’amour et de la tendresse envers son père : authentique. À ses côtés, légère et dansante, Angela Ghiorghiu, silhouette de rêve, modèle et module sa riche voix si colorée à la transparence naïve et pudique d’une jeune fille marseillaise d’autrefois : juste, touchante et bouleversante.
Jacques Lacombe enflamme de sa fougue l’orchestre de l’Opéra de Marseille, les cœurs et les chœurs (Pierre Iodice), se donnant à ce qui n’est pas de la musique de film, pas une opérette marseillaise, pas un opéra « moderne» mais un véritable opéra contemporain populaire.

Photos Christian Dresse :
1. Marius et César (Lafont, Alagna,) ;
2. Marius et Fanny (Ghiorghiu, Alagna);
3. "Tu me fends le cœur" (la partie de cartes : Lafont, Barrard, Huchet, Comparetti, ) ;
4. Fanny et Panisse (Ghiorghiu, Barrard).


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