mercredi, septembre 12, 2007

IL TROVATORE

IL TROVATORE

Musique de Verdi, livret de Salvatore Cammarano
D’après le drame espagnol d’Antonio García Gutiérrez
Orange

L’œuvre
Si personne ne conteste la veine, la verve mélodique sans cesse jaillissante de l’opéra de Verdi, d’une confondante beauté de bout en bout, même dans les chœurs, on croit toujours bon de sourire à l’évocation du livret tiré de la pièce d’Antonio García Gutiérrez, El trovador (1836), d’autant plus facilement critiquée que méconnue en France. Or, c’est loin d’être une mauvaise pièce si l’on veut bien la situer dans l’esthétique romantique du temps, en tous les cas, pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne… Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre et, encore moins, les opéras de la même époque. Dans ce Trovatore, mal traduit par Trouvère (pendant tardif et en langue d’oïl de nos aristocratiques troubadours en langue d’oc du sud), le problème de compréhension, qui n’existe pas dans l’original, c’est que l’intrigue, le nœud, est exposée en lever de rideau et non dans un récitatif compréhensible comme dans les opéras baroques, mais dans un grand air magnifique, confié à une basse, hérissé de vocalises haletantes qui défient l’écoute du texte si elles convient à en savourer la musique. Pour ajouter au problème, des événements capitaux se passent en coulisses, relatés trop succinctement pour bien suivre l’action.
Dans le contexte des guerres civiles de l’Aragon du XV e siècle se greffe une sombre histoire passée : une Bohémienne (les gitans arrivent dans le nord de l’Espagne à cette époque après avoir traversé séculairement toute l’Europe depuis leur Inde originaire), surprise auprès du berceau du fils du comte de Luna, chef d’une faction, est condamnée au bûcher. Sa fille, Azucena, névrosée par le drame, n’aura de cesse de la venger et, enlevant l’autre fils du comte, croyant le jeter dans le feu, y jette le sien mais élève le jeune noble rescapé de son crime comme son fils, sous le nom de Manrico, qui ignore le secret de sa naissance. Freud aurait bien analysé ce nœud psychique : une mère rendue folle par le bûcher de la sienne et meurtrière involontaire de son propre fils, obsédée de vindicte, élevant comme sien le fils du comte pour en faire l’instrument de sa vengeance ; et ce fils, ennemi politique de son frère, en devient aussi rival, amoureux de la même femme, Leonora, sans doute image de leur mère, absente du drame, en bon œdipe.
Si, psychologiquement, les héros restent immuables d’un bout à l’autre, s’ils ne sont que leur passion, quand celle-ci est traduite par la musique de Verdi, on ne peut qu’être saisi par la profondeur humaine de cette expression de personnages pourtant superficiels : désir, haine, amour charnel, amour maternel et filial, sentiments simples dans une épure essentielle, qui nous atteignent directement dans la sublimation d’une beauté mélodique à couper le souffle, sauf aux chanteurs.

La réalisation
Le Marseillais Charles Roubaud nous avait comblés, à Marseille, de ce qu’on peut appeler, sans emphase, en toute mesure, un chef-d’œuvre, sa mise en scène de la Walkyrie. Habitué d’Orange, la démesure lui sied bien et on l’y sent en vacances au grand air comme ce public immense, vibrant, qui remplit l’immense théâtre. Un plateau nu, deux portes, un escalier latéral descendant de l’entrée centrale, scénographie simple (Jean-Noël Lavesure), qu’habillera la magie des images. Pas d’Auguste en statue dominant la scène pour les besoins de la vidéo, encore qu’il n’eût pas été incongru dans cet Aragon si romanisé, dont la capitale, Saragosse, Cesarea augusta, tire justement son nom de celui de la femme de l’empereur. Mais, sens et amour du lieu, ses projections vidéo (animation de Gilles Papin) épousent amoureusement, pratiquement en couleur et relief, les vénérables pierres avec une rêveuse évidence : rousse forteresse vertigineuse, déployant en fantomatique accordéon les plis de ses tours et saillies d’une géométrie hispanique en perspective montante de fuite, nocturne parc de la sérénade et duel où les branches des arbres semblent danser au souffle léger d’un mistral courtois, un tableau baroque nébuleux et ces cierges en pyramide comme des colonnes, forêt de flammes mystiques aspirant au ciel. Il y a aussi ces énormes braséros justifiés par le travail des forgerons gitans, mais terrible souvenir de la « flamme sinistre du bûcher qui monte », attisant toujours la vengeance rentrée d’Azucena. C’est grandiose et intime et toujours poétisé par les lumières de Vladémir Lukasevich. Bien sûr, on a les scènes de masse rituelles aux grands spectacles d’Orange, déploiement de soldats gris constellés d’éclats d’acier, un nocturne défilé angulaire de nonnes blanches, tous voiles déployés, coulant en flot blanc d’un escalier latéral, les costumes plus colorés des métiers des gitans, et la brume et la nuit de la flottante robe caressée par le vent, de Léonore, vaisseau de haut bord dans la nuit, tout le goût que l’on sait de Katia Duflot dans ses costumes somptueux, aux nuances raffinées de teintes éteintes, cependant un peu aplaties par la lumière, un peu plus sensibles à la représentation télévisée.

L’interprétation
Il y a d’abord Gianandrea Noseda, à la tête de l’Orchestre national de France, minutieusement serré, un chef félin, souple, aux gestes amples, qui tire vers le meilleur les facilités de l’orchestration mais vibrant et chantant avec les chanteurs, semblant épouser de ses battements d’ailes les sinuosités sublimes de leurs mélodies ; il y a ces chœurs énormes et délicats (Nice, Toulon, Avignon, Orange, coordonnés par Stefano Visconti) dont il tire des diminuendi subtils et rarement entendus ; il y a une troupe soignée même chez les comparses (David Bizic, Jean-François Borras, Marie-Paule Dotti et Sébastien Guèze) ; il y a un grandiose Ferrando (Arutjun Kotchinian) qui débite son air superbe air d’entrée avec une voix ample et large sans en escamoter les terribles vocalises et les soupirs ; il y a un superbe comte di Luna (Seng-Hyoun Ko) à la voix puissante, égale et parfois tranchante comme une lame, plus menaçant que séducteur ; il y a la grande voix, chaleureuse, onctueuse, ductile, de Susan Neves en Leonora, qui se tire des pyrotechnies de sa partie sans rien perdre de sa couleur dramatique ; il y a, remplaçant une collègue défaillante au pied levé, Mzia Nioradze, voix de cuivre homogène qui emplit la nuit sans rien perdre de son intime douleur rentrée, une Azucena bouleversante et tendre en Pietà réciproque, fils embrassant sa mère et mère embrassant son fils : Roberto Alagna que le public espère, attend (même méchamment au tournant comme dans Radamès). Bien sûr, les puristes grincheux diront qu’il allonge à plaisir (le nôtre aussi) des notes, qu’il dénote quelques imprécisions de hauteur. Cependant, on trouvera rarement un tel engagement constant dans ses rôles, on goûte la vaillance brillante d’un timbre lyrique lumineux et naturel, héroïque, une générosité rare, bref, un charisme qui en font l’indubitable ténor populaire français, à l’impeccable diction, dont le public avait sans doute besoin, qui le lui manifeste avec un enthousiasme communicatif.
Fausse note ? Flairant sans doute le succès, comme la veille au Tour de France, non content d’être dans le public, ce qui est un bon signe pour l’opéra et Orange, Sarkozy était là, sur scène, devant les caméras de télévision et un présentateur complaisant, comme venu rafler un peu des applaudissements du chanteur, bien au-dessus, heureusement, par son talent et sa simplicité, de certains commentaires ridicules qui lui furent pommadés dans l’émission exceptionnelle qui lui était consacrée.
Mardi, 31 juillet

Photos Chorégies d'Orange, légendes B. P. :
1. Fantomatique accordéon de la forteresse;
2. Lente coulée du flot des nonnes ;
3. Leonora et Manrico (S. Neves et R. Alagna) dans l'ardente chapelle de l'amour.

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