lundi, avril 09, 2007

LE CRIME (DU BOULEVARD) ÉTAIT PRESQUE PARFAIT
Frédérick ou le Boulevard du crime
Théâtre Toursky

Boulevard du crime
« Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! », s’exclamait Musset, attendri sur ce théâtre populaire dont le Boulevard du Temple s’était fait une spécialité au XIX e siècle. On le surnommait aussi « Boulevard du crime », tant les nombreux théâtres qui le jalonnaient, la Gaîté, Les Funambules, Théâtre de l’Ambigu, (qui ont gardé ce nom) entre une douzaine d’autres disparus, prodiguaient « le sang de myrtille » (aujourd’hui, l’hémoglobine dégoulinante des films « gore ») dans ce « Grand Guignol » pour adultes amateurs de frissons. La liberté des théâtres obtenue en 1791 favorise la floraison de formes nouvelles arrachées aux conventions nobles et bourgeoises du théâtre classique momifié, pompeux, pompier, pompant, que les romantiques secoueront aussi en 1830 avec la « Bataille d’Hernani », année de la Révolution des Trois Glorieuses qui chasse l’arrogant et stupide Charles X de la Restauration, mais rate sa république pour placer sur le trône Louis-Philippe, vite durci par le pouvoir, traquant les républicains et rétablissant la censure.
La première partie du film classique Les Enfants du paradis (1954), de Marcel Carné, dialogues de Prévert, s’appelait d’ailleurs « Le Boulevard du crime », recréait ce lieu mythique du théâtre « à quatre sous », avec ses acteurs de légende, Frédérick Lemaître, le mime, Pierrot lunaire, Baptiste Debureau, le fameux assassin Lacenaire, la belle Garance dans sa loge, et surtout, son public populaire et turbulent dans le « paradis », le poulailler.
Adaptant l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt, c’est cette époque, ce film, cette mémoire du théâtre ancien du peuple qu’évoquait aussi, la magnifique troupe du Lensoviet renforcée par les étudiants de l’Académie de Théâtre de Saint-Petersbourg, dans une mise en scène de Vladislav Pazi.

Le théâtre du monde
Ingénieuse scénographie mobile (Alla Kojenkova) représentant les coulisses, coulissantes à vue, d’un théâtre, dont la scène fait face, en fond de scène, au fond d’une salle de théâtre avec sa loge d’honneur et ses balcons peints : les comédiens jouent de dos face à un public absent mais bruissant puis, le dispositif tournant sans un temps mort, nous devenons ce public : théâtre dans le théâtre, nous sommes à la fois dans les coulisses, parmi les acteurs, l’auteur, le directeur, le régisseur, les techniciens avec leurs angoisses, les ratés, le rideau qui tombe mal et, ensuite, nous voilà spectateurs des pièces qu’ils jouent. L’endroit et l’envers du décor du théâtre du monde baroque et romantique : effets spéciaux artisanaux, machines visibles, loge minable mais costumes somptueux. Tout est théâtre, du quotidien d’une troupe, les répétitions, les petites jalousies, les scènes que les vedettes cherchent à se voler, les premiers et seconds rôles, les rêves, les déceptions, les amours, les trahisons, jusqu’aux grandes envolées des mélos qu’ils jouent, surjouent, avec les outrances du genre qui perdurent jusqu’au cinéma muet.
Théâtre dans le théâtre, c’est aussi la mise en abîme inverse de la Bérénice de Racine : c’est le héros vieillissant qui, sous un faux prétexte (tel la Dame aux Camélias), se sacrifie, renonce à son amour, la jeune et aristocratique Bérénice, fille d’un marquis ministre, afin de la préserver de cette mésalliance d’âge et de classe. C'est le rêve de tout acteur ("je suis applaudi, dc, j'existe"), de mourir sur scène comme Molière.
Le héros de ce petit monde, c’est le fameux Frédérick Lemaître, (incarné par un prodigieux acteur, Sergueï Miguitsko), dont on ne mentionne pas ici qu’il fut le créateur de rôles de jeunes premiers de Hugo qui le trouvait génial : Gennaro dans Lucrèce Borgia, avec Mademoiselle George, ancienne maîtresse de Napoléon et pensionnaire de la Comédie française contrairement à ce qu’en dit la pièce, et Ruy Blas. Il créa Kean de Dumas et fut un Hamlet mémorable mais devint une idole populaire avec un mélo sanglant qu’il tourna en farce aux Folies dramatiques, L'Auberge des Adrets, (1823) : le héros Pierre Macaire qu’il inventa devint si fameux qu’on le crut réel, au point qu’il en fit le héros d’une inépuisable suite.
Ce mélodrame effectiste sur l’auberge sanglante où des aubergistes cupides assassinent pour détrousser les voyageurs et tuent par mégarde leur propre fils, se joua pendant plus d’un siècle, eut une descendance mémorable : Dumas, Balzac s’en s’inspirent ; Camus la rappelle dans L’étranger (1942) ; Autant-Lara en fera un film, entre rire et frisson, avec Fernandel et Françoise Rosay, L’Auberge rouge (1951). Daumier appellera Macaire le héros d’une série de gravures satiriques.
Mais c’est aussi une joyeuse réflexion sur la culture populaire et savante symbolisé par l’opposition entre le frondeur théâtre de Boulevard et l’institutionnelle Comédie française : ici, les échecs sont respectable, là, les succès, suspects…
C’est donc, par les lunettes de théâtre, avec ses personnes sinistres, l’innommé Talleyrand, « le Diable boiteux », vestige de l’ordre ancien servant les nouveaux ordres politiques successifs, ses personnages moins tristes, tel Pipelet, les romantiques évoqués, Marie Dorval, égérie de Vigny, Hugo, Dumas, bref, tout un pan de notre histoire qui est évoqué fastueusement, tendrement, avec nostalgie et humour, avec une amoureuse précision de la part de ces Russes, qui devrait nous faire honte d’avoir laissé perdre ce patrimoine culturel populaire.

Dimanche 8 avril 2007

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