vendredi, décembre 13, 2024

 

SCHUBERT IN LOVE

(ET SANS ÉPINES)

l’Ensemble Contraste,

Rosemary Standley

Marseille-Concerts

La Criée

9 décembre 2024

La chanteuse franco-américaine Rosemary Standley, égérie du groupe de folk Moriarty, dans l’écrin amical et l’écran musical de l’alto d’Arnaud Thorette, cousin plus aigu du violoncelle d’Antoine Pierlot, cordes frottées ambrées et ombreuses piquetées des notes percutées du piano de Johan Farjot, reprenant le titre du film de Lars Büchel Schubert in Love (2016), nous a offert un spectacle intime ravissant et rêveur sur des arrangements, parfois jazzy, très réussis, de lieder et extraits de morceaux connus de Schubert par Farjot, tissés sans solution de continuité, sans rapiéçage visible, délicat tissu instrumental passant de quelques mesures de la Sonate pour arpeggione et piano à l’Ave Maria et quelques sonates sur lequel les lieder chantés sont comme des broderies tout naturellement cousues sur la légèreté de cette trame, sans drame aucun de concurrence, chacun concourant à la réussite du spectacle.

Pas de grands déploiements scéniques : un caisson noir à l’avant-scène nappé d’un léger carré rouge, seule note de couleur, qui lui donne l’aspect d’un petit oratoire lorsque la chanteuse s’agenouille devant et y pose ses bras pour le premier lied sur la rose. Rosemary Standley, blouson et bottines de cuir noir sur et sous simple robe blanche, s’en empare, s’en pare, fait voler ce voile, danse d’un seul voile et non sept, en joue, selon le texte ou s’en drapera frileusement en écharpe, au temps venu de Winterreise, le ‘Voyage d’hiver’.

Elle passe du micro, sans abuser en force artificielle, qui lui permet des aigus et des graves délicats, à quelques moments de vocalité lyrique naturelle où, non défigurée par une grande voix, elle nous fait goûter son timbre onctueux, caressant, raffiné.

Malgré ses talons, par moments, comme absorbée par l’ombre des coulisses, elle disparaît discrètement sans bruit aucun à cour et jardin pour laisser place et espace à chacun, aux trois solistes, tous excellents, et elle émerge tout aussi doucement et oniriquement de l’ombre quand arrive son tour de lumière.

Rose sans épines

Son récital commence par Heidenröslein, ‘Petite rose de la lande’, poème de Gœthe auquel l’envoya respectueusement Schubert avec d’autres qu’il avait mis en musique comme l‘entêtante « Marguerite au rouet », sans que le grand poète daignât même lui répondre. Sur son petit tabernacle rouge comme la rose, comme l’audacieux garnement qui veut la cueillir, l’effeuiller, Rosemary Standley, anime aimablement ce dialogue animé, sorte de comptine, avec d’enfantins et gracieux jeux de mains pas du tout vilains, déclinés en doigts agiles de défense de la fleur et prudents du garçon voulant éviter les épines. Et cela apparaît rétrospectivement, comme programmatif de l’ensemble du récital : en effet, son ton uniformément ludique élude et gomme la gamme variée des sentiments.

Ainsi, Ständchen, la fameuse « Sérénade », qu’elle doublera et redoublera, si elle est joliment et tendrement susurrée à la bienaimée, lisse l’accroc presque violent, l’intrusion d’un tiers aux aguets hostile aux amoureux, peut-être père abusif ou tuteur jaloux comme dans Le Barbier de Séville, que redoute la belle : d’autant que sur « Holde », ‘ma belle’, culmine la note la plus aiguë du morceau (« Des Verräters feindlich Lauschen, Fürchte, Holde nicht! »). Une partition en français traduit même :

« Ne crains pas l'œil téméraire d'un tyran jaloux »

Plus flagrant ou navrant —n’était-ce le charme confidentiellement envoûtant de cette voix— le premier lied de Winterreise, (‘Le Voyage d’hiver’) « Gute Nacht », très narratif, qui détaille une défaite amoureuse commencée en mai et terminée par une fuite en plein hiver neigeux, comme une angoissante allégorie de la vie, qui commence pourtant par un constat cruel de solitude et rejet :

« Fremd bin ich eingezogen,/ Fremd zieh’ ich wieder aus. »

(‘Je suis arrivé étranger, / Étranger je repars’)

Amour et accueil, intégration, sont un échec forçant au départ :

« Was soll ich länger weilen,
Daß man mich trieb hinaus? »

Pourquoi rester avant qu’on ne me mette à la porte ?

Sans se troubler du trouble brumeux du monde, la chanteuse ne s’angoisse guère apparemment du chemin perdu dans la neige par le voyageur forcé à l’errance :

« Nun ist die Welt so trübe,
Der Weg gehüllt in Schnee. »

Elle ne hurlera pas avec la meute (« Laß irre Hunde heulen ») qui poursuit l’étranger fuyant mais suit, drapée dans la chaleureuse écharpe rouge, son propre chemin amoureusement frileux qui frôle l’indifférence sentimentale : le timbre de miel délectable, dans sa douceur ineffable efface toute amertume du texte.

         Couronnant d’un bis le récital, par l’emblématique An die Musik, elle y escamote joyeusement le drame existentiel,

« in wieviel grauen Stunden,

Wo mich des Lebens wilder Kreis umstrickt »

et ces ‘heures grises du piège cruel de la vie', devient plutôt La Vie en rose, par la magie d’un rythme allègre, folk ou fou, très contagieux, il faut le dire.

         De Du bist die Ruh, ‘Tu es le repos’, elle fait une apaisante berceuse. On s’embarquerait volontiers avec elle pour chanter allègrement sur les eaux roulantes de Auf dem Wasser zu singen et l’on entonnerait volontiers son exultante et exaltante An Sylvia ? shakespearienne, même en renonçant à en percer le mystère.

         Un lied, c’est un poème devenu chanson par la musique. Ce spectacle charmeur s’en tient librement, brillamment, visiblement ou plutôt « audiblement », à la musique qui, même transfigurée, a belle et bonne figure et jolie voix ici. Cependant, il faut abdiquer sa connaissance des textes pour le goûter pleinement car, loin d’y sentir un Schubert in love (il fut, hélas, toujours malheureux en amour…) on le ressent plutôt comme un hommage amoureux à Schubert. Et nous y souscrivons.

 

·  Heidenröslein, D 257 

·  Sonate pour arpeggione et piano en la mineur, D 821 

·  Ständchen, D 957, no 4 

·  Du bist die Ruh, D 776 

·  Gute Nacht, D 911, no 1 

·  Trockne Blumen, D 795, no 18 

·  Der Tod und das Mädchen, D 531 

·  Ave Maria, D 839 ;

·  Auf dem Wasser zu singen, D 774 

·  An Silvia, D 891

 

Photos Marseille-Concerts

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire