dimanche, mai 29, 2022

LE BEAU/BOHÉMIEN

 

Gipsy

Opérette de Francis Lopez

Théâtre de l'Odéon

Dimanche 22 mai 2022       

         Heurs et malheurs de l’opérette

         Des spectateurs, sans besoin de « chauffeurs de salle », dressés par les shows télé à scander en frappant mécaniquement dans leurs mains tout passage musical rythmé, des cris juvéniles de joie saluant les bons (et moins bons mots du spectacle), des demandes réitérées du bis aux beaux airs bien chantés : commentaires et visages heureux d’un public d’une opérette, dont le sort faillit l’être moins. Le livret est de Claude Dufresne, en deux actes et douze tableaux ; les paroles de Daniel Ringold, la musique de Francis Lopez, les airs additionnels de Anja Lopez. Nous sommes dans les années 1970. C’est le règne des non-chanteurs « Yéyé », micro comme une sucette à la bouche, et les vrais chanteurs, l’opérette jugée désuète, plus ambitieuse vocalement et musicalement, ne font plus recette. Luis Mariano vient de mourir. Le temple de l’opérette, le Châtelet à Paris, est près de la faillite. Ne trouvant pas de salle, c’est à Lille, avec peu de moyens, que se créée Gipsy en 1971, avec le superbe ténor Italien du Liban, José Todaro, avec juste ce qu’il faut d’accent exotique. À Paris, le théâtre du Châtelet la reprend en 1972. Triomphe :  plus de six cents représentations qui sauvent le Châtelet de la ruine.

         Tziganes, Zingari,  Gitans

Avec un nom anglais pour nommer les Gitans, Gipsy est définie avec un humour involontaire comme opérette « tzigane », ce qui serait le plus juste puisque l’action se passe en Europe centrale, en Bohème. Mais la musique en est due à un compositeur français d’origine espagnole Francis Lopez, de son vrai nom Francisco López, dont on sait combien sa musique est attachée à l‘Espagne, au folklore andalou et gitan.

Essayons d’y voir clair dans les origines obscures de ce « peuple nomade », appellation aujourd’hui abandonnée pour en appeler officiellement l’ensemble « Roms » ou « Gens du voyage », bien que l'immense majorité soit de nos jours sédentarisée, même si leur drapeau, officieux mais reconnu, représente une roue de caravane, symbole de leur nomadisme originel, de leur mobilité actuelle pour certains : de leur liberté mythique, rêvée ou revendiquée, comme le cri de Carmen  préférant la mort à la soumission, demeure un fier symbole.

Comme tant d’autres peuples, ils ont abouti dans notre continent, notre Europe, au terme de longues et lentes migrations sur des siècles. Issus du sous-continent indien, dont dérive leur langue, variation du sanskrit comme nos langues européennes, ils atteignent l’extrémité européenne au XVe siècle. Ainsi l’atteste avec justesse Victor Hugo dans son roman médiéval Notre-Dame de Paris, dont l’héroïne, Esmeralda, est nommée « Égyptienne », terme qui se simplifie en Gitane, en Gipsy en anglais, en Gitana en Espagne où les Gitans, « la race de bronze », prétendent ouvertement descendre de l’Égypte, de Pharaon, selon leur légende fondatrice, leur « roman » qu’on n’ose dire « national » puisqu’ils transcendent nationalités et frontières. Dernièrement, selon une étude récente exposée à France-Culture, il semblerait que certaines tribus seraient passées par Chypre ou d’autres îles, où y auraient résidé, terres alors sous occupation des Turcs d’Égypte, accréditant leur mythe.

Selon les divers pays où ils se sont établis, en Europe centrale et de l’est, on les appelle Tziganes / Tsiganes, Zingari, BohémiensManouches, Romanichels (chez nous, on les nomme couramment Roms), ou encore Sinté, dont les nazis entreprirent la déportation et l’extermination comme celle des Juifs.

Sans se souvenir de cette tragédie encore récente, notre opérette légère n’en pose pas moins la lourde persécution dont furent souvent et longtemps victimes les Bohémiens, les Tziganes, puisque l’action se situe justement en Bohème à la fin du XIXe  siècle.

Gipsy, opérette tsigane

L’action de Gipsy se déroule en 1888, en Bohème donc, sous le règne de François-Joseph I d’Autriche, époux d’Élisabeth, plus connue sous le diminutif de Sissi. Le roman d’amour de ce couple impérial, rendu fameux par le cinéma et ses sucreries, dont les vignettes illustrent à satiété des boîtes de chocolats, apparaît déjà dans de nombreux livrets d’opérettes, ainsi que leur fils l’archiduc Rodolphe, dont le suicide à Mayerling en 1889 avec sa jeune maîtresse Marie Vetsera est toujours un mystère. Sissi sera assassinée. Bref, héros tragiques pour opérette joyeuse mais l’ombre du drame plane avec quelques allusions inévitables à Meyerling pour les spectateurs qui en connaissent l’histoire. Ainsi, l’air au portrait de son aimée, interprété avec une noble mélancolie par le baryton Frédéric Cornille, longue silhouette princière élégante, timbre raffiné, expression romantique, laisse sensiblement pressentir le drame, comme une parenthèse sombre qui n’affecte en rien le rythme de comédie rose obligé du spectacle : objet d’un complot des tziganes, auquel il échappe, nous savons, les entendus, qu’il ne sera victime que de lui-même, n’échappant pas à son destin, l’année suivante de l’action.

Nous sommes donc dans la ville luxueuse de Karlsbad, réputée pour ses bains, en Bohème en cet an encore de grâce de 1888 juste avant les disgrâces à venir pour la dynastie finissante des Habsbourg d’Autriche, où François-Joseph tyrannise, tentant de soumettre les tziganes séparatistes. Une tribu de tziganes en particulier, avec à sa tête Vano Ballestra, surnommé « Le Tzigane Rouge », un remarquable violoniste, mène le combat. Son violon devient le symbole de cette liberté qu’il revendique et chante : « Violon tzigane… »

Il est incarné par le ténor colombien Juan Carlos Echeverry, silhouette virile joliment râblée, mise en valeur par des costumes moulants et seyants comme des gants, allure souriante de brun latin lover, crédible Gitan ou Tsigane, véritable jeune premier par la voix, pleine, égale, éclatante, le vrai héros aimable, aimé, courageux, que demande le rôle. Que demande de plus, sinon le mariage, fatiguée de ses atermoiements, sa belle amante Mariana, rousse, farouche, jalouse, une troublante Laurence Janot, allure de reine, illustrant cette noblesse gitane dont parlait Teresa Berganza, hélas, disparue dernièrement, qui renouvela l’image de Carmen, l’arrachant aux clichés de l’espagnolade, la rendant à la dignité de sa race : élégante silhouette dansante, voix facile, ronde, d’ambre et d’ombre, assortie en souplesse à son corps. Elle a quelque chose de la Marlène Dietrich de Golden Earrings, ‘Anneaux d’or’, assumant avec humour la distance de sa personne avec le rôle, qui joue à jouer qu’elle n’est pas ce qu’elle joue…

À côté du couple des jeunes premiers, les jeunes seconds obligatoires, doubles comiques des amours des premiers, ne sont sûrement pas secondaires en talent : Flora, la française suivante de Liane de Pougy, c’est Flavie Maintier, joli minois piquant et voix fraîche de divette, faisant jeu et danses, à la limite de l’acrobatie pour la renversante figure finale, avec la grande perche hilarante de Vincent Alary, tous deux bien servis en duos fantaisistes des plus réussis. Complice bien chantant du héros, Émilien Marion, pianiste, accompagnateur, compositeur, qui était peu avant au concert de LyricOpéra avec la soprano Éléonore Devèze, dont je parlai dans une émission, campe un beau Venceslas au titre vocal et scénique.

Mais voici, prétexte aux fastes de l’opérette, de fastueuses fêtes qui se préparent. Nous sommes, on l’a dit, dans la ville balnéaire de Karlsbad où va avoir lieu, on ne l’oublie pas, la célébration du quarantième anniversaire du couronnement de François- Joseph. On ne s’étonnera pas de son absence, tout comme de sa voyageuse de femme Sissi : l’opérette a ses raisons que la raison historique ne connaît pas. On attend des invités couronnés de toute l’Europe, on ne sait trop qui, sauf le guindé mais galant Prince de Galles, le fêtard Édouard futur roi d’Angleterre, incarné par le fringant et élégant angliciste Jean-Luc Épitalon, accompagné de sa favorite de l’heure, la célèbre courtisane française Liane de Pougy qui, lasse peut-être du flegme britannique, a des faiblesses pour l’ardent et beau Tsigane. La vraie Liane, dont on dit qu’elle méritait son pseudonyme par la souplesse de liane de ses enlacements (sur ceux qui pouvaient se les payer), sinon d’opérette, est un vrai personnage de roman, danseuse aux folies bergères, multipliant amants et maîtresses, devenue princesse Ghika par son second mariage avec un prince roumain et finissant religieuse dominicaine au couvent, morte en 1950 à Genève, dans une cellule monacale qu’elle s’était fait aménager…à l’hôtel Carlton. On comprend que Mariana en soit jalouse quand c’est chanté par la flambante Perrine Madoeuf, timbre fruité, voix pleine d’aisance et pleine même en des aigus qu’elle file avec une technique de messa di voce maîtrisée en des pianis aussi assurés et séducteurs que sa séduisante personne qui sait vivre, princièrement, de ses charmes.

Le fameux compositeur et chef d’orchestre Johann Strauss lui-même sera présents aux fêtes, animera la musique, bien animé en forme ronde bourgeoise et broussailleuses moustaches et favoris par Philippe Béranger. Admirant le talent de violoniste de Vano, bien qu’il soit suspect à la police, le musicien veut qu’il se produise avec lui. Le « tzigane rouge » résiste à l’offre mais ne résiste aux prières de Liane de Pougy, venue, comme Micaela cherchant José dans le repaire ordinaire des contrebandiers, jusqu’au camp ses Bohémiens, une caravane le symbolisant, invitée à l’une de leurs fêtes : un beau spectacle… de flamenco andalou, où, à défaut de violon tsigane, ne manquent même pas les castagnettes, réglé de main, —de pied de maître— par Felipe Calvarro pour son altier quadrille de danseurs, avec force zapateado et taconeo, les « claquettes » typiques des danses espagnoles. Les Bohémiens, Gypsies, Tsiganes, sont partout en Europe, mais le flamenco n’existe qu’en Andalousie où les Gitans, sans en être les créateurs, s’approprièrent magistralement le genre.

Si Vano, avec la médiation de la belle Liane, a accepté l’offre de Strauss de jouer avec lui pour ce public prestigieux, le parterre de nobles et de têtes couronnées venus pour l’événement, c’est, qu’en fait, cela lui offre l’occasion de frapper un grand coup en approchant et abattant l’archiduc Rodolfe, héritier de l’empire oppresseur, attendu à Karlsbad pour présider la cérémonie. Jolie scène de comédie, de quiproquo, de dépit amoureux de Mariana : champagne empoisonné pour éliminer le prince, bon prince finalement, puisqu’il s’avère partisan de la Bohème (en fait, sa mère, Sissi, à la vie de nomade comme ces Bohémiens, préférait à l’Autriche la voisine Hongrie). Les bras (armés) de Vano en tombent et ils tombent presque dans les bras l’un de l’autre, amis et complices en un éclair non explosif. L’héritier du trône, sain et sauf, n’aura besoin de personne pour se tuer lui-même, l’année suivante, avec sa toute jeune amie, Mayerling.

À côté des héros chantants, et de deux figurants, figures amicales connues, on retrouve avec plaisir Michel Delfaud (Wallensdorf), un toujours égal à lui-même, inénarrable, Dominique Desmons (Brenner) maître d’hôtel qui ne maîtrise plus rien et moins ses hôtes, même pas ses désirs, et Fabrice Todaro (Conrad), sinon comique troupier, comique Commissaire fleur bleue, jardinier prenant des râteaux amoureux, rêvant d’effeuiller des marguerites aux pétales pétulants, « pistolants » pour ce Polichinelle  rêvant de masculinité.

Les mélodies, agréables, coulent de source, avec l’aisance musicale de Lopez, « Violon tsigane…Vaï, vaï… » avec le mouvement lent puis l‘accélération effrénée de la musique folklorique des Bohémiens, une inévitable valse viennoise à la Strauss, un boléro latino pour ces latitudes, un tango-habanera et, naturel revenu au galop du compositeur d’origine hispanique, des mélismes bien espagnols. Habitué des lieux et de l’orchestre, Bruno Conti joue et mène le jeu avec un entrain communicatif dont les chœurs, très nombreux, presque toujours de front, sont la vive expression comme une toile de fond aux solistes de l’avant-scène, dont ils accentuent et amplifient les mouvements, le rythme, dans une chorégraphie dansante d’ensemble des corps et des bras balancés. Car Caroline Clin, autre habituée autant de la scène que de sa mise en scène, pouvant difficilement tirer une dramaturgie de ces personnages stéréotypés, sans ombre de psychologie, en pleine lumière, a joué le jeu de la donnée brute, mais non brutale : des chanteurs solo sur fond d’ensemble choral devenu aussi chorégraphique. Et finalement, cela marche, cela danse.

    Pour les décors (un vague hôtel de style néo-baroque XIXe au mieux, un auvent de caravane)… au royaume de la toile peinte, le rideau nu est souvent le roi. Quand il est sobrement marron, il met davantage en valeur les couleurs dérivées en tabac, roux qui font vibrer les oranges et jaunes, verts des vêtements tsiganes bien vus, ceignants gilets pour les hommes, seyants joliment pour les femmes en souples jupes à volants, opposés aux raideurs empesées des costumes stricts des mondains et militaires, aux vaporeuses robes à crinoline aussi légères que de Liane de Pougy.

On admire le directeur Maurice Xiberras qui, contre vents et marées, défend, avec une programmation remarquable, reconnue partout, pour notre Opéra, maintient celle de cet exceptionnel temple de l’opérette, dont j’ai déjà dit, même si l’on m’a piqué et répété le mot, que cela devrait être remboursé par la Sécurité Sociale, tant, à voir son nombreux et fidèle public, cela relève au noble sens du mot, d’un service public. Avec le même budget, cela relève aussi du miracle. Bien sûr, il y a un miracle de l’art, mais les artistes ne doivent pas être tenus à la corde raide du miracle permanent.

 

NOUVELLE PRODUCTION

Direction musicale : Bruno CONTI
Mise en scène : Carole CLIN
Chorégraphie : Felipe CALVARRO
Décors et Costumes : Théâtre de l’Odéon de Marseille

DISTRIBUTION

Mariana : Laurence JANOT
Liane de Pougy : Perrine MADOEUF

Flora :  Flavie MAINTIER

Vano Ballestra : Juan Carlos ECHEVERRY

Rodolf : Frédéric CORNILLE
Conrad :  Fabrice TODARO
Joschka : Vincent ALARY

Brenner : Dominique DESMONS
Venceslas : Émilien MARION
Strauss :  Philippe BÉRANGER
Prince de Galles : Jean-Luc ÉPITALON

Wallensdorf : Michel DELFAUD
Figurants : Lucas INTINI et Thomas PHILIPPART

Orchestre de l’Odéon

Alexandra JOUANNIÉ, Marie-Laurence ROCCA, Alexia RICHE-GUILHAUMON, Isabelle RIEU, Hélène CLÉMENT, Christine AUDIBERT, Nicolas PATRIS DE BREUIL, Frédéric LAGARDE, Jean-Bernard RIÈRE, Virginie ROBINOT, Stephan BRUNO, Benoît PHILIPPE, Marc BOYER, Marianne BILLAUD, Thierry AMIOT, Aurélien HONORÉ, Alexandre RÉGIS

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Chœur Phocéen

Caroline BENOIT, Nadine D'ANGELO, Diane GAUTHIER, Sabrina KILOULI, Davina KINT, Caroline RANCELLI, Damien BARRA, Sylvio CAST, Ludovic COUTAUD, Jacques FRESCHEL, Damien RAUCH, Bruno SIMON
Chef de chœur : Rémy LITTOLFF

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Ballet

Sophia ALILAT, Valérie ORTIZ, Felipe CALVARRO, Clément DUVERT 

Photos Christian Dresse :  

1. Janot,  Etcheverry ;

2. Maintier, Alary ;

3. Etcheverry, Marion ;

4. Cornille, Béranger,  Épitalon, Madoeuf ;

5. Béranger, Madoeuf ;

6. Todaro, Desmons  ;

7. Salut final, danseurs au fond.  

 

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