jeudi, avril 21, 2022

INVENTER LA NUIT

 

Nocturnes de John Field,

Florent Albrecht, pianoforte

 label Hortus

 

    Nous aimons ces artistes qui nous promènent sur des sentiers peu fréquentés, notamment ceux de la musique, qu’ils défrichent et déchiffrent pour nous. Ainsi, pour son premier enregistrement de soliste, Florent Albrecht, pianiste, et chercheur aussi en musicologie, nous présente les Nocturnes de John Field (1782-1837), un compositeur qu’on ne dira pas inconnu mais à coup sûr méconnu, peu joué, peu enregistré. Non seulement Florent Albrecht nous en offre ici l’intégrale, mais il l’augmente d’un Nocturne inédit, opus posthume, édité en 1829 par la Revue musicale de Moscou, qu’il a découvert à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg. Il s’agit dune gravure en première mondiale de ce nocturne.

Liszt, appréciait ce compositeur mais regrettait sa désinvolture bohème envers ses œuvres ; il s’employa à faire, en 1873, une édition des œuvres de Field. Florent Albrecht a non seulement consulté cette édition mais l’a aussi corrigée en regard de ses propres recherches des sources et la confrontation des manuscrits.  Il s’est par ailleurs attaché à retrouver le style de jeu de ce pianiste précurseur, qui préfigure Chopin, qu’on interprétait à la lumière de celui-ci, alors que c’est Field qui explique et anticipe Chopin. C’est toute sa culture de claviériste divers et nuancé qu’il met au service de ce compositeur dont il nous livre une lecture très convaincante.

En effet, Florent Albrecht, s’est formé au piano moderne auprès des meilleurs maîtres, tout comme au pianoforte et au clavecin : donc, il a une maîtrise adaptée à la touche de divers types de claviers. Il a été lauréat de la Fondation Royaumont en 2018. Pour ce premier album, par souci d’authenticité instrumentale et stylistique, Florent Albrecht a choisi le pianoforte de Carlo de Meglio, à mécanisme viennois, fabriqué en 1826 à Naples que Field aurait pu jouer lors de son séjour dans cette ville en 1834.

    Fils d’un violoniste de l’orchestre du théâtre de Dublin, en Irlande, John Field naît dans cette ville et devient un pianiste précoce. En 1793, avec sa famille, il s’installe à Londres. On confie son éducation pianistique à un célèbre professeur et musicien, l’Italien Muzio Clementi, le premier compositeur ayant composé exclusivement pour le piano. Non seulement le jeune John Field en devient un élève favori, mais aussi l’employé et représentant de la fabrique Clementi & Co de facture de pianos que le musicien a créée. Ayant fait son premier concert public à l’âge de dix ans, le jeune prodige virtuose accompagne son professeur et patron à travers l’Europe, un voyage promotionnel de la marque de pianos, donnant avec succès des concerts. En 1803, à la faveur d'un passage à Moscou, il décide de se fixer en Russie.  Il a vingt et un ans. Il y fait une brillante carrière de virtuose et de professeur de piano tout en parcourant l’Europe en nomade aventureux, avec toujours un grand succès pour ses concerts. Il meurt au retour d'une tournée à Naples.

Écoutons quelques mesures de son Nocturne N°1 en mi bémol majeur, « molto moderato », qu’il signe à Saint-Pétersbourg en 1812, exemplaire d’une simplicité élégante, avec sa mélodie cantabile, chantante, claire, à la main droite, soutenue d’une simple formule d’accompagnement à la gauche :

1) PLAGE 4

C’est le schéma général de ces Nocturnes qui n’ont pas une forme définie, sauf deux parties : l’une expose un thème chantant, une véritable cantilène d’opéra, avec des ressources discrètement lyriques, des gammes montantes, descendantes, des trilles, avec un développement assez bref, et un accompagnement ondulant d’arpèges. Toute cette musique, sans en prendre et gloser des thèmes, des airs précis d’opéras de son temps comme le fera Liszt —c’était un moyen de les faire connaître et populariser dans les salons— la musique de Field, sans aucune citation reconnaissable d’ouvrage particulier, semble tissée de souvenirs lyriques, donne un fond, un horizon, l’impression vague, délicate, d’une réminiscence de quelque aria ou ariette entendue et oubliée qu’on cherche vainement à retrouver tout en sachant qu’elle est là. Chopin, qui voulait faire chanter son piano comme les ineffables cantabile, mélodie continue de Bellini, en retiendra la leçon. Un extrait parlant, plutôt chantant, du Nocturne IV en la majeur :

2) PLAGE 5

 Tous ces morceaux sont dans un tempo généralement modéré, Lento, Adagio ou Moderato, plus rarement Andante ou Andantino, qui leur donne cette douceur poétique, qui convient à cette musique supposée de la nuit comme leur nom de nocturne l’indique. Mais des nuits paisibles, plus tendrement rêveuses que traversées de rêves et encore moins de cauchemars, dans des tonalités majeures sereines, seuls trois nocturnes sur dix-sept sont en mode mineur. John Field, qui en composera dix-sept entre 1812 et 1835, outre le posthume, passe pour l'inventeur de ce genre pianistique du nocturne, nébuleuse méditation, petit poème musical sans paroles de quelques minutes, sept pour le plus long, au lyrisme intime, tendrement confidentiel, sans grande effusion mais qui va devenir une forme libre prolifique du romantisme naissant. 

 Field est l’auteur d’une œuvre considérable, très diverse, essentiellement au service du piano.  Il est un maillon brillant entre le classicisme et la jeune école de piano romantique qu’il annonce et influence. Sa musique accompagne et illustre aussi les progrès techniques du piano, qui assuré de gagner en puissance sur le pianoforte qui avait détrôné le clavecin, se donne le luxe délicat de rivaliser avec la voix en vibration lyrique et émotion, dont Chopin deviendra le grand maître.

Ainsi, il faut rendre à Field ce que l’on prête à Chopin qui le lui emprunte et porte au sommet. Mais on s’y tromperait à écouter, pour le quitter, le Nocturne VI en fa majeur, avec ces dentelles aériennes, ces guirlandes tressées ces grappes roulées et déroulées à la main droite.

         3) PLAGE 12

 Émission N° 584 de Benito Pelegrín


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