lundi, juillet 19, 2021

LIBRE PLACE À PIAZZOLA

 

Louise Jallu, Piazzolla 2021, label Klarthe

Ce disque a été tellement loué, fêté, par la critique, récompensé, qu’on aurait honte de voler à la victoire, s’il n’y avait plus grande honte de n’en pas informer nos auditeurs de RCF et aux lecteurs de La revue marseillaise du théâtre qui n’en auraient pas entendu parler. C’est assurément l’un des plus beaux hommages rendu au compositeur Ástor Piazzolla en cette année où l’on fête le centenaire de sa naissance à Mar del Plata en 1921, mort en 1992 à Buenos Aires. On peut le déplorer ou s’en réjouir : les commémorations, les anniversaires sont parfois une manière de se racheter rétrospectivement, par une mémoire vaguement honteuse retrouvée, d’un oubli ingrat d’un artiste longtemps ignoré ou sous-estimé au présent.  Ainsi, le vingtième anniversaire de la mort du compositeur argentin donna lieu à des célébrations élogieuses qu’il n’avait pas forcément connues de son vivant, du moins pour une grande partie de son œuvre, et surtout dans son propre pays. En Argentine, on lui reprocha longtemps son approche iconoclaste du tango, qu’en fait, l’arrachant à ses traditionnels instruments, bandonéon et guitare, le tirant de l’emprise rythmique de la danse, l’ouvrant aux influences de la musique contemporaine et du jazz, lui offrant des jeux de tonalités élargies ou limites, élevant ce tango traditionnel sur les ailes de formations instrumentales plus larges, il renouvelait et libérait : Libertango depuis devenu un classique. Et même une tarte à la crème à entendre tant de disques, tant de programmes qui s’en réclament, avec une sincère gourmandise musicale à s’en lécher les doigts, ou une avidité vorace opportuniste à se partager ce gâteau à la mode.

         Ce n’est certes pas le cas de ce CD de la jeune Louise Jallu et de son ensemble, plein d’une contagieuse ferveur qui, à l’hommage sentimental au musicien, joint une intelligence en profondeur de sa musique, avec des moyens tout personnels de nous la faire partager : partant d’un ici de ses thèmes, de ses désormais standards connus, elle les amène et nous amène ailleurs, parfois infidèle à la lettre mais fidèle à l’esprit qu’elle retrouve et renouvelle aussi, ainsi. Elle a la complicité de Mathias Lévy, violon y guitare électrique, Marc Benham, piano et Fender Rhodes (piano électrique), Alexandre Perrot, contrebasse, elle-même au bandonéon, assurant la direction artistique. À ce groupe s’ajoutent des musiciens invités, Gustavo Beytelmann, ancien pianiste de Piazzola, Médéric Colignon, bugle (sorte de cor saxo), Louise Jallu et Bernard Cavanna ayant fait les arrangements des compositions. À ce tableau musical se mêlent des bruitages, des sons concrets, un chien, des vagues, une sirène de navire, parfois des exclamations brumeuses de voix masculine surgie de l’ombre. On a le sentiment non d’une juxtaposition de titres célèbres de Piazzola, mais d’une composition, un poème urbain nocturne, tissée à partir d’eux, avec des élans symphoniques et des inserts sonores de musique concrète. Cela devient une sensible et captivante captation d’une atmosphère argentine urbaine, portuaire, porteña : un monde du bout du monde pour nous, une société faite d’immigrés de diverses cultures, avec leurs rêves, leurs regrets, leurs souvenirs d’où ne pouvait que naître la nostalgie chantée par la dolente voix du bandonéon du tango.

Le premier morceau, Soledad, ‘Solitude,’ ponctué de vibrations de cordes, puis scandé de lourds frissons par la contrebasse, sonne d’entrée, comme une ouverture lente, définissant un vaste espace vide, désolé,  de tout l’éventail, de toute l'amplitude, de toute la possibilité d’extension du bandonéon élastique tiré à l’infini, au-dessus duquel le fil ténu du violon, à peine deviné, dessine un horizon de fuite, de détresse calme, comme si les gratte-ciels qui hérissent le Buenos Aires moderne, tournant le dos au noyau portuaire, porteño, de la cité n’effaçaient pas, en pleine ville, le sentiment fatal de ligne illimitée de la pampa, longue plaine et plainte du désenchantement infini, épuisante d’avance sans même imaginer en parcourir la décourageante infinitude (Plage 1).

On retrouve dans le disque les grands titres de Piazzola, dont le fondamental manifeste du nouveau tango, Libertango (il en existe environ six cents versions) que le compositeur avait décliné en huit titres portant la désinence tango, Violentango, Tristango, Meditango, etc comme un ironique salut au répertoire sentimentaliste dégoulinant du tango tanguant de glauques sanglots des chanteurs à la douzaine. Il y a le classique Oblivion, le déchirant Adiós Nonino, adieu à son père mort, qui l’initia à la musique. Il y a le solo de Mi refugio, on croit voir le serpent ondulant du bandonéon, éventail plissé, déplissé, arc-en-ciel déployé d’harmoniques, jouant de ses stridences rouillées, de ses agaçantes et même angoissantes mais délicieuses acidités. Le son est ample, généreux, riche, d’une enveloppante chaleur.

Buenos Aires hora cero, ‘Buenos Aires heure zéro’, débute par un aboiement de chien. Cest un mouvant tableau nocturne, au rythme de bruits de pas sonores qui en donnent le tempo qui sera tango, et les cordes sensibles tels de sourds battements de cœur, accordés à une marche inéluctable on ne sait vers où, dans un halo poignant de nostalgie (Plage 9-.

La dernière pièce, Lo que vendrá, ‘Ce qui viendra’, ‘ce qui arrivera’, ferme, ou bien ouvre, avec un froissement de vagues mourantes sur le sable, un futur incertain de bord de mer, terme, limite ou ouverture du monde d’un pays fait d’exilés divers, de déracinés par la vie, avec le rêve de racines nouvelles. Mais le titre précédent, Los sueños, ‘les rêves’, sur bruit de houle, l’appel d’une sombre sirène de navire est moins invitation au voyage d’agrément que probable arrivée de vagues d’immigrants de l’Europe de la misère, échouant dans ce bout du monde avec leurs espérances de nouvelle vie, réussite ou échec, ou peut-être leur départ forcé plus tard vers d’autres horizons avec leurs illusions fanées, leurs rêves perdus. Cela sonne comme un adieu large comme la mer (Plage 10)

Louise Jallu, Piazzolla 2021, label Klarthe

 RCF : émission N°536 de Benito Pelegrín. Semaine 27

 


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