MICHÈLE RAMOND
LES
RÊVERIES DE MADAME HALLEY
ROMAN, ÉDITIONS ORIZONS, 132 pages
Cela pourrait être
un polar, et ce n’est pas un polar ; cela pourrait être l’Angleterre, et
ce n’est pas l’Angleterre, sans exclure l’Angleterre mais en incluant d’autres
lieux, étranges, car ils dérangent chaque certitude d’espace et temps à
laquelle veut se raccrocher l’esprit rationnel du lecteur aspirant détective
qui voudrait débrouiller un crime, qui n’est est pas un crime, sans exclure le
crime, puisqu’il y en a un, un crime et une victime identifiée, la petite Cora,
mais c’est un non-lieu et non-dit hors-jeu et hors sujet narratif. De même,
filtrées en italiques, les probables ou improbables proies masculines d’une « tueuse
blonde », « serial killer », Miss Murphy tout aussi probable
qu’improbable.
Dans le titre même,
« Madame Halley » connote une héroïne anglaise et, presque aussitôt, le
premier lieu cité, « Bingham, dans le Comté de Chester », cher à
l’inspecteur Cheshire, dénote l’Angleterre, mention de Londres, la
Grand-Bretagne du moins, le manoir de Hank et Mary et sa gare de Clarenceville,
avec des pointes insulaires voisines : « chansons irlandaises »,
cheveux flamboyants de jeune fille irlandaise. Comme le
titre, on croit s'installer dans une humide et brumeuse ambiance british,
vite déroutée par l’évocation peu britannique de « cépages », plus
tard « les vendanges », mais renforcée cependant encore par l’onomastique
qui semble décliner le titre à goût anglais : Miss Murphy, Mac Donald, Teddy Free, Henry
Cartoon, Talbot, Tom Farrel, Daisy, la petite Duncan, Saint-John, mais aussi l’anglo-saxon
New Jersey, conforté par l’évocation explicite de films noirs américains
avec des silhouette typiques et topiques : ainsi, la gabardine de Monsieur Halley,
« serrée à la taille comme les détectives des films noirs
américains », ailleurs « serrée à la taille comme celle des
inspecteurs de police que l’on voit dans les films noirs
américains », détail encore souligné ailleurs.
Bref, nous croirions
avancer sûrement dans une atmosphère presque cliché de film noir ou de polar à
l’anglaise, un terrain connu si la terre des solides certitudes ne s’écroulait
sous nos pas avec d’autres lieux et noms qui fleurent plutôt les terroirs de la
doulce France : principal lieu de l’action et de la scène du non-crime, Saint-Servais,
que la mentionnée Gare de Brest situerait dans le Finistère, donc, en Bretagne
sinon Grande-Bretagne, mais la supposée rivière la Noire, est dans la Marne, et
l’Yonne, Auxonne, Riquewihr, la Moselle et Metz font faire un grand écart
ouest-est de la France, la Vidourle une pointe au centre et, Pierre-Nord nous
le fait perdre géographiquement, et perdre pied, saisi d’une ivresse
toponymique aux cépages et appellations sans doute contrôlées par l’auteure
mais non par nous, Clos de Vougeot,
Château Vannier.
L’onomastique à
consonance bien française déroute de la piste anglaise : l’apparent british inspecteur Cheshire fait
paire avec l’inspecteur Finois et ils ont pour collègues les inspecteurs
Vennard, Le Guenn, et pour supérieurs, les Commissaires Dubois et Bruchot. La
brève danse du 14 juillet semblerait définitivement planter en France cette
constellation de lieux dont le temps ne semble guère stable non plus puisque le
baroque Cardinal Borromée (« lointain ancêtre » de l’héroïne), semble
voisiner avec le romantique Eugène Fromentin, ni peintre ni romancier, ici
braconnier, peut-être convoqué au titre de ses titres d’orientaliste et
écrivain du Sahara qui hante encore Madame Halley ou de son seul roman, Dominique, histoire d'un amour déçu.
Mais cette Madame
Halley n’est même pas Madame ni Halley, si ce patronyme fut son nom de jeune
fille qu’elle restera même vieille : c’est une rivale détestée qui porte, usurpe et vole selon elle ce nom et titre, l'épouse de son vague cousin Halley, une « veuve
invétérée » qui semble faire carrière et fortune de veuvages comme les
divorcées professionnelles américaines accumulent divorces et pensions. Cette
riche « Veuve Marnier », qui ne semble même pas mériter son dernier
nom matrimonial de Halley n’inspire guère de sympathie :
« Sa laideur aidant
sa vertu », « épouse prude et prudente un peu revêche dont seuls
les miroirs auraient pu rougir », elle a une « supérieure
indifférence qui passait facilement pour une absolue franchise. »
Cette femme, qui inspire
tous les mépris à l’héroïne aspirant au nom de Halley —mais non à celui qui le
porte, il lui inspire crainte et dégoût—une nuit que son mari est jury d’un
prix de poésie Tennyson, poète anglais, insolitement décerné à Metz, est victime
d’une vraie ou fausse tentative de meurtre, dont témoignera seul le bruit d’un
fusil et des douilles retrouvées. L’héroïne titulaire, Madame Halley, la
voisine inquisitrice, va s’improviser enquêtrice de ce crime vrai ou rêvé qui
va meubler sa vie monotone d’herborisatrice et préparatrice de décoctions
végétales et florales, en tirant des préparations médicinales qu’elle vend, encore
que tentant d’écrire un roman. Elle échafaude hypothèse sur hypothèse, même
« une affaire de contre-espionnage », celle classique du mari revenu
clandestinement, nuitamment, à une heure différente de celle annoncée, pour
régler son compte à son insupportable épouse. La plus drôle, et non la moins
probable, est fondée sur l’usure d’un couple, plus uni par la haine que par un
amour noyé dans la routine alimentaire d’un sempiternel potage de petites
lettres, soupe à la grimace pour l’époux, qui rend presque logique la symétrique
et réciproque envie de meurtre des époux Halley.
Voilà donc notre
héroïne, Madame Halley telle qu’elle se considère et titre, enquêtant
insidieusement sur la tentative de meurtre sur son homonyme, homologue ou analogue, voisine haïe Madame
Halley.
Sa maison tient du
cottage anglais et l’on pense à la détective à domicile d’Agatha Christie, la
vieille demoiselle curieuse de St Mary Mead élucidant des crimes comme elle
tricoterait ou broderait en sirotant son thé. Une miss Marple qui aurait vu Fenêtre sur cour d’Hitchcock, (« reprit
son guet à la fenêtre ») perchée ou penchée discrètement de son rebord pour
épier un voisin suspect, pour percer un mystère policier dans la proche villa,
mais le démultipliant par ses soupçons, ses doutes, ses bifurcations, ses claires
déductions, ses certitudes intellectuelles, soudain insidieusement gagnées de
brume, nimbées de vaporeuses et langoureuses évocations paradoxalement solaires
d’un séjour et amour africain trahi. Mais si Miss Marple semble exister de
toute éternité, telle une entité sans passé ni parenté, sans densité sentimentale, notre
aspirante investigatrice, a une famille proche et lointaine, un vécu assez
riche, presque aventureux en Afrique, un passé amoureux avec l’infidèle Henry
et des voyages qui nourrissent ses rêves, "des vrais comme des faux, ou des rêvés."
À
l’inverse d’Hercule Poireau, Miss Marple n’ayant nul titre policier officiel
pour résoudre une enquête, l’un des ressorts plaisants des ses histoires, c’est sa
fine manière pleine de politesse exquise avec laquelle elle se glisse parmi les
policiers enquêteurs, les met dans sa poche, insinue, suggère, arrive à les
conseiller sans les humilier et, finalement à mettre sur la voie, leur laissant
même la gloire de leur abandonner le coupable qu’elle a démasqué mais n'a pas le droit d'arrêter.
Moins
heureuse ici, ajoutant à ses frustrations, notre héroïne, attendant beaucoup
des deux inspecteurs chargés de résoudre la tentative de meurtre subie par son
honnie homologue et homonyme Halley Madame, s’efforce d’infléchir, de souffler,
de suggérer vainement des pistes aux policiers, devient même confidente de
l’inspecteur Cheshire qui la fera rêver mais l’abandonnera encore à ses
rêveries solitaires d’herborisatrice qui n’aura guère effeuillé de marguerites,
mais sans doute collectionné les pétales fanés
d’amours illusoires, entre les pages du livre de sa vie ratée.
Le récit ne court
pas à l’événement, il flâne entre plaine, lande, forêt, et « les
clairières avides de ciel bleu », méandre, herborise des fleurs heureuses
d’expression dont voici un tout petit bouquet :
« Le mot est
un rêve, le rêve est un mot », presque une profession de foi de l'auteure ou autrice ; cette image graphique de phrase
nominale sans verbe perturbateur : « Désert, calme plat de gaze
blanche » ; ce frisson fricatif fouillant les feuilles froissées :
« fougères et fraises cachées entre les feuilles » ; ce jeu de contraste pictural : « des
couleurs de grenadiers, mêlées aux ombres noires des pins et aux gouttes d’eau
bleue de la rosée », ce rayon de soleil :
« un rameau de benoîte bénite jaune d’or » ; cette sentence
fatale condensant et scandant comme un vers les rêves angoissés de la nuit et le réveil de
la déception : « Toutes les lunes sont suspectes […] et les soleil
amers ».
Il y a une délicate poésie sylvestre des plantes et
fleurs en leurs noms scientifiques désignées. Même l’antre ombreux, secret, inquiétant,
où l’herboriste, par sa science, naturelle ou diabolique, la chimie ou l’alchimie,
transmue en liqueurs et onctions, salutifères ou mortelles, ses plantes
collectées, se pare de teintes angoissantes mais poétisées par l’insolite et
mystérieux scientifique, tel le « sulfate
d’atropine », ou la sonorité : « Des azotates de potasse et
d’argent ».
Le laboratoire de Madame Halley est un lieu d’expérimentations
de vie et de mort de la réversibilité de la nature où, telle une sorcière
dotée de pouvoirs surnaturels, elle range méticuleusement ses « piluliers
de ciguës », ses « bouillons de vipères et ses feuilles de
baguenaudier » ou les tremblantes et vibrantes sonorités et couleurs de « l’or,
l’ambre et la poudre de vipères pétries », tous ses élixirs, poétiques
cocktails ou philtres d’amour ou de mort.
Énigme dans l’énigme, Madame Halley une ou deux, « sans
carte d’identité », ou multiple par les identités possibles, Murphy,
criminelle en série, Marnier, Aurora, Cora, semble sans visage, sauf, si le trait
violent, vigueur d'alexandrin, pictural à la Van Dongen, s’applique à elle :
« Les paupières meurtries, cernées d’un bleu d’orage. »
L’inspecteur Cheshire, qu’elle voit d’un bon œil, qu’elle
croit réciproque, a sur elle ce cruel regard :
« femme excentrique, émule de Rousseau et de Mlle de
Gournay, une vieille fille un peu rance qui vivotait entre sa cave, ses bocaux
de simples et de grimoires. »
Encore qu’herboriser comme Rousseau tout misanthrope
qu’il fût devenu n’est pas à nos yeux un crime, quant à Mademoiselle de
Gournay, « la fille d’alliance » de Montaigne, son éditrice avisée,
esprit fort et libre, elle a toute notre sympathique tendresse.
Confite et rancie en ses rancœurs que, telles ses
plantes, Madame Halley semble finalement
amoureusement mijoter, mitonner, dépurer, distiller, quintessancier
vénéneusement en ses bocaux et alambics dans sa ténébreuse cave de magicienne ou sorcière, femme caméléon, aux
noms aussi changeants que les rêves sur lesquels elle se pose sans jamais s’y
reposer, enquêtrice ou meurtrière, est une grande âme trahie par la vie, une
vie sans éclat éclatée en événements avérés ou possibles dont l’essence, plus volatile que celle
de ses plantes, n’arrive jamais à se concrétiser en existence. Spectatrice de
la vie des autres, faute de la vivre, elle rêve sa vie, au couchant des bilans
et des faillites, dans cette « longue saison des crépuscules » dont j’ai
parlé ailleurs, où les souvenirs remplacent
inexorablement les rêves.
Disséminés les
lieux, les temps, les noms, le mystère se généralise, nimbe d’une auréole le
texte où même les passages en italiques semblent tisser un fin filet, un
réseau, une fine résille aussi transparente à la vue qu’énigmatique sa trame
insoluble, dont le maillage laisse passer du vide mystérieux. L’intrigue, c’est
de nous intriguer en semant, aussi délicatement que Madame Halley cueille ses
fleurs et plantes, en posant des problèmes, avec une délicieuse perversité, qui
n’auront jamais de solution.