jeudi, février 06, 2020

AMOUR TOTAL, TOTALITAIRE


LE MISANTHROPE
de Molière
Opéra Grand Avignon,
2 février 2020

         Sous des lumières naturelles, nuancées d’acte en acte jusqu’à baisser au soir du même jour pour l’unité de temps, un décor unique pour l’unité de lieu, une blonde enfilade classique de trois arcs encadrant des miroirs, scandée de petits pilastres corinthiens. Une préfiguration de la future Galerie des Glaces d’un Versailles en chantier, salon résumé de société de cour avec ses reflets, ses mirages, ses figures doubles et troubles, pliées à figurer dans ce théâtre des apparences, épiées en permanence par les miroirs des regards. Une société se donnant en spectacle et ici, plus que tous, cet Alceste spectaculaire, déclamant, chantant, dansant, souvent campé devant la glace, jaugeant une attitude, jugeant une expression, corrigeant une mèche de ses cheveux, le bouillonné de sa croate, boutonnant soigneusement sa veste, ajustant son sévère col janséniste à la fin pour préparer sa dernière scène, sa sortie de scène de héros battu, rabattu tout fastueux décor, par la Sortie des artistes, donnant, sans métaphore, sur un désert : celui que traverse l’acteur rideau tombé sur la pièce. Ou sa carrière.

Dans cet espace sobrement théâtral, meublé par moments de quelques « commodités de la conversation », comme diraient les Précieuses, des fauteuils puis un seul pour une Célimène trônant devant ses admirateurs puis isolée, sur la sellette, face à ses accusateurs, se déploie toute la théâtralité —au-delà de la beauté efficacement percutante des vers taillés parfois comme des maximes acérées— du héros titulaire courant, gesticulant, vociférant, virevoltant, assumant pratiquement à lui tout seul par des outrances hautes en couleur dans son habit noir qui font pâlir les petits marquis à leurs costumes près, le comique et le tragique à la fois, sauvé du burlesque par le pathétique de sa douleur. Déchirante contradiction d’un homme narcissique, égocentrique, qui, traquant ou quêtant dans le miroir un(e) autre lui-même, comme le Swann de Proust, découvre trop tard qu’il avait follement aimé une femme « qui n’était pas son genre ».


C’est sans doute la grande subtilité du travail d’acteur de cette élégante mise en scène de Peter Stein : autour de l’atrabilaire amoureux de travers, tous les autres personnages sont dans la nuance et la dignité : un Philinte (Hervé Briaux) de sobre grande classe, gentiment ironique, agacé mais désarmé jusqu’à s’effacer devant cet encombrant ami qui fait écran à son amour pour Eliante.  Philinte, c’est l’« honnête homme » formulé par Faret, théorisé et sublimé par le style du jésuite espagnol Baltasar Gracián, un idéal de savoir vivre en société, présent et distant à la fois, un art d’être « sage avec sobriété », lucidement désabusé mais avec le sourire, mais la cuirasse mondaine se fend en un éclair humain de jalousie, l’élan passionnel, vite contrôlé, devant l’aveu tranquillement cruel de son amour pour Alceste que lui fait la femme qu’il aime, Éliante, son pendant féminin, perverse de cette autre franchise ou vérité qui fait mal à un homme aimant assez généreux pour se sacrifier pour son ami et pour elle. En robe bleu céleste, Manon Combes l’incarne avec douceur, détaillant avec de fines nuances d’humour l’amour toujours aveugle sur l’objet aimé. Raide, pincée, en pinçant pour Alceste, Brigitte Catillon, campe avec grande allure « la prude Arsinoé », débitant avec une fielleuse et froide élégance sa leçon à Célimène mais encaissant presque stoïquement la sienne, protestant du mince avantage de l’âge entre elles qui condamne socialement la femme passée la frêle fleur de la jeunesse au rebut sexuel et sentimental, émouvante dans le sanglot réprimé devant l’insultante rebuffade d’Alceste. Même l’Oronte de Jean-Pierre Malo, dans son excitation nerveuse sur le feu de sa récente création, cherchant une brouillonne et maladroite approbation d’un homme qu’il estime mais sans en estimer la morgue antipathique, est presque touchant dans son exaltation poétique cruellement douchée par Alceste. Les deux comparses marquis sont dans la caricature vengeresse de Molière, exposé aux critiques, qui fustige la prétention, affichée avec cynisme par Acaste dans sa tirade auto-satisfaite : « à juger sans étude et raisonner de tout », aussi redoutable spectateur que nécessaire comme les snobs pour le succès d’une œuvre, panégyrique personnel qui, à rebours, serait déjà celui du proche Figaro contre la noblesse. Paul Minthe, se glisse avec gourmandise dans ce rôle de petit coq empanaché qui fait la roue et fait couple contrastant avec le grand volatile, moins bien servi en texte, du Clitandre de Léo Dussollier, arbitre des élégances, « perruque blonde »,« grands canons », « vaste rhingrave », tout enrubanné comme le ridiculise Alceste, pourtant « l’homme aux rubans verts ». Le Dubois de Jean-François Lapalus, le Basque de Patrice Dozier, le garde de Dimitri Viau, sont les acolytes comiques, bien dessinés de cette amère comédie.

         La Célimène de Pauline Cheviller, gracieuse, rieuse, portant avec une élégance naturelle de beaux costumes (Anna Maria Heinrich) est aussi présente par sa parole spirituelle qu’absente en esprit saisissable quant aux sentiments, énigmatique. C’est une jolie veuve joyeuse, d’un homme inévitablement plus âgé, et comment ne le serait-elle pas joyeuse ? Vingt ans, de la naissance, un rang, de la fortune, sans enfants, épanouie dans la liberté, la seule possible aux femmes de son temps, d’un veuvage émancipateur de la servitude maritale, qui arrache la femme au fatal circuit qu’on dirait de distribution qui la mène du père ou frère au mari, assortie de dot avec le lot et le sceau de la virginité, ou sinon, à Dieu, au couvent, autre dot, sous le regard de Dieu forcément, par force, le Père, dans une société patriarcale verticale. Celle, sans dot, qui n’a de mari ni même de couvent, c’est la vieille fille, la duègne, assignée à résidence chez le père ou le frère, gardienne jalouse de la virginité des nièces[2]. Ou, seule, la prostituée, et retraitée, la sorcière marginalisée. Son appétit de vivre lui fait mordre à belles dents la vie et certains de ses congénères, avec la même rude franchise qu’Alceste après tout mais l’esprit en plus, bel esprit, griserie, vive volupté virtuose de la parole, vertu vénéneuse prisée dans les salons et goûtée, en connaisseurs, par les petits maîtres, les petits marquis moqueurs et moqués, railleurs et dérailleurs. Cependant, la belle apparemment frivole, laisse pointer la sensibilité l’amour sans doute sincère qu’elle porte à ce grossier amant étrange qui l’amuse, l’agace, la blesse et l’attendrit que son d’intelligence aiguë, ne peut manquer de mesurer à la médiocrité galante se ses autres amants.

         Ce qui me frappe ans cette pièce, c’est l’insolite absence d’instance autoritaire, de détenteurs du pouvoir, tels les tyranniques parents omniprésents dans toutes les autres, conflit générationnel qui explique, dans ces sociétés patriarcales,  gérontocratiques, du pouvoir des vieux, ce que j’ai appelé la gérontophobie, la haine des jeunes pour les vieillards[3]. Hormis Alceste qui se permet abusivement de parler en maître à Célimène, qui le remet bien aimablement à sa place, tous sont sur un pied d’égalité et sans doute d’âge. Même Arsinoé, à laquelle Célimène, se targuant de ses vingt ans, assène méchamment, 


« Il est une saison pour la galanterie,

Il en est une aussi propre à la pruderie »,



rétorque sans doute justement :


« Ce que de plus que vous, on en pourrait avoir,
           N’est pas un si grand cas, pour s’en tant prévaloir. » (III, 1). 



Car, en effet, ce que mes recherches m’ont montré, c’est l’incroyable aujourd’hui échelle des âges, et de la vieillesse, notamment pour les femmes, avec le seuil fatidique des vingt-cinq ans [4]On comprend ainsi l’urgence de profiter de cette éphémère jeunesse, sa joie de vivre et son refus de suivre Alceste dans un « désert », même si c’est du style plutôt peuplé et mondain de Port-Royal : double ensevelissement du mariage et de la solitude.

On la comprend d’autant mieux ici que Lambert Wilson, regard sombre et poil noir comme la bile de l’atrabilaire, de noir vêtu comme en deuil de ses illusions, est un Alceste puissant mais pathétique et touchant, plus physique que métaphysique, dans une sensible violence : abrupt avec Célimène qu’il aime, brute avec Arsinoé qui lui avoue sa tendresse et veut l’aider, goujat s’offrant en rebut à la délicate Éliante. Bougon, bourru, amorce de barbon barbant sans barbe jurant, pestant (« Morbleu ! »), grincheux, hargneux, haineux avoué même. Comme ce qu’on reprochait aux jansénistes, il a l’arrogance totalitaire de se croire détenteur exclusif de la Vérité, des vérités, peut-être, mais qu’il assène aveuglément avec une impitoyable cruauté, sans doute une jouissance sadique de faire mal : proférer ainsi la vérité, c’est la profaner et son énonciation devient dénonciation. Le sonnet octosyllabique et non en alexandrins d’Oronte, tout irrégulier qu’il soit dans le schéma des rimes, s’il ne suit pas le canon, ne mérite pas pour autant sa canonnade, et la chute, sa pointe, « on désespère alors qu’on espère toujours », est un subtil paradoxe psychologique hérité par la préciosité du baroque espagnol, digne des finesses des précieuses pas ridicules. On reprocha à Molière son injuste sévérité.

Il aime follement Célimène mais n’a pas un amour pour deux qui la dispenserait généreusement de la moitié. Son amour total est totalitaire. Incapable de se sacrifier pour elle, il en exige un sacrifice, veut l’entraîner dans son naufrage social, rester au centre du spectacle qu’il s’offre à lui-même dans le miroir de sa propre image magnifiée, seul contre tous, cherchant

…« sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur ont ait la liberté. »



Le monde n’est pas à la hauteur de sa généreuse illusion, ou de sa folie. Mais comme dit Gracián, traduit par La Rochefoucauld, « il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul, car, si elle est seule, la sagesse passera pour folie. »



         Une réalisation et interprétation remarquables qui font regretter d’autant plus l’absence à Avignon, pour la critique, de dossier de presse et de photos et, pour le public, pas de programme d’entrée avec indications de tous les intervenants du spectacle, la distribution détaillée des rôles et des acteurs excellents, que l’élégance de Lambert Wilson, qui ne tire pas la couverture à soi, fait saluer tour à tour mais sans qu’on sache qui est qui, les indications de mon texte étant dues à la pêche aux infos par internet.


Le Misanthrope,
de Molière
Opéra Grand Avignon,
2 février 2020
Mise en scène : Peter Stein
Assistance à la mise en scène : Nikolitsa Angelakopoulou ;
Décors : Ferdinand Woegerbauer
Lumières : François Menou
Distribution : Lambert Wilson, Jean-Pierre Malo, Hervé Briaux, Brigitte Catillon, Manon Combes, Pauline Chevillier, Paul Minthe, Léa Dussollier, Patrice Dozier, Jean-François Lapalus, Dimitri Viau.
Crédit photo : Svend Andersen

Trailer :
https://www.lambertwilson.com/theatre/le_misanthrope
 



[1] Jean-Luc Giribone fait une belle défense d’Alceste dans Qu’est-ce qu’un homme de vérité ? Indigènes éditions, 1917, 62 pages.
[2] Voir B. Pelegrín, Don Juan le Baiseur de Séville, adaptation du Burlador de Sevilla attribué à Tirso de Molina, Éditions de l’Aube, 1994, Préface, « Libertinage, liberté : Raison d’état de l’individu », p. 14-17. Nouvelle édition, Muse, 2017, mais sans la préface ni la postface.
[3] Voir B. Pelegrín D’un Temps d’incertitude, Sulliver, 2008, DEUXIÈME PARTIE : INCERTITUDE DU TEMPS, VII. « L’ère des pères», VIII. « Combat de coqs, soleil couchant », IX. « L’âge des barbons ». 
[4] Ibidem.



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