LA
PÉRICHOLE
d’Henri
Mailhac et Ludovic Halévy,
d'après Le Carrosse du Saint-Sacrement de
Prosper Mérimée,
musique
de Jacques Offenbach
Opéra
Confluence,
Avignon,
Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
10
novembre 2019
Genre
délicat que l’opérette, diminutif d’opéra, mais en rien diminué si on le traite
avec la délicatesse que requiert son ensemble hétérogène d’éléments, parlé,
chanté, théâtre comique, musique. Un rien qui pèse ou pose et l’ensemble implose
plus qu’il n’impose sa réelle dignité de genre spécifique, en rien mineur.
C’est pourquoi on saluera cette nouvelle production de
l’Opéra Grand Avignon à laquelle Éric Chevalier, qui signe mise en scène, décors, costumes et lumières, avec la
complicité du chef Samuel Jean, donne
une fine cohérence esthétique, sans préjudice de la drôlerie verbale et
musicale que l’on attend d’Offenbach et de ses compères librettistes.
On me
permettra de rappeler des éléments historiques évoqués dans d’autres
productions de l’œuvre, qui en éclairent les contours.
DE LA
« PERRI CHOLI » PÉRUVIENNE À LA
PÉRICHOLE
Une turbulente et troublante artiste
Il était une fois, dans le fastueux
Pérou espagnol de la seconde moitié du XVIIIe siècle, une jolie et
piquante comédienne, danseuse et chanteuse, comme l’exigeait le genre sûrement
de la tonadilla hispanique, souvent
centré sur une femme. Elle sait lire, écrire privilège pour une femme de son
temps. À Lima, Micaela Villegas y
Hurtado de Mendoza (1748-1819) est déjà célèbre lorsque débarque le
nouveau Vice-roi d’origine catalane, Don
Manuel Amat y Junient. Antérieurement gouverneur du Chili, grand administrateur,
réformateur et bâtisseur, il lance des missions d’explorations vers les îles du
Pacifique. Il a cinquante-sept ans, elle, dix-huit. Il en tombe amoureux, en
fait sa maîtresse, sa favorite, l’installe au palais, au grand dam de la
noblesse espagnole et créole qui n’a pas, sur ce chapitre, la largeur de vues
de l’aristocratie française habituée aux incartades officielles, pratiquement
institutionnelles, de ses monarques.
Mieux, ou pire que cela, il fait de sa
belle métisse le centre mondain de Lima, la laisse inspirer des constructions
nouvelles dont une magnifique fontaine, reflétant la lune qu’elle lui a demandé
de mettre à ses pieds et, scandale, va jusqu’à lui offrir un carrosse
somptueux, prestigieux privilège exclusif de la noblesse, dans lequel elle se
pavane dans la capitale, pour le grand bonheur du peuple de voir l’une des
siennes ainsi intronisée, et le dépit et mépris des nobles qui honnissent
l’intruse tout en étant forcés de la saluer bien bas, et de l’applaudir très haut au théâtre qu’elle n’a pas abandonné.
La gifle qu’administre, en pleine scène à l’un de ses partenaires l’impulsive
vedette, lui vaudra une disgrâce de deux ans. Mais les amants socialement
inégaux mais égalisés par l’amour et le désir qui renversent toujours les
classes sociales, renouent une liaison finalement heureuse de près de quatorze
ans, malgré des hauts et des bas de ménage passionné. Le fruit en sera un fils
auquel le Vice-roi donne même son propre nom.
« Perricholi »,
‘cho’ comme chocolat et non
« cocolat »
Donc,
Péri chole à prononcer comme
« chochotte », comme devait bien dire Mérimée, savant hispanophile et
ami intime de l’Impératrice espagnole Eugénie de Montijo, et non Péri cole, par une tradition linguistique
erronée.
Micaela
avait un nom : elle va gagner un surnom : « la
Perricholi ». Dans l’intimité, le Vice-roi l’appelait tendrement
« petit xol » (prononcé « petichol »), ‘petit bijou’ en
catalan, ou, familièrement « pirri xol », ‘ma petite métisse’ ;
il n’est pas exclu aussi que le Vice-roi, âgé comme un père, les jours de
colère contre les frasques de la tumultueuse enfant, dans les alternances après
tout conjugales du cœur, l’ai appelée « perra chola » en castillan,
‘chienne de métisse’, sonnant « perri choli » avec son accent catalan
et le sifflement probable de sa bouché édentée. Toujours est-il que l’opinion
publique s’empara plaisamment du terme affectueux ou injurieux selon que l’on
fût admirateur ou détracteur de la belle devenue pour tous, en des sens
opposés, « la Perricholi » de la légende.
Histoire
et légende
Actrice et favorite, ce n’est pas la
légende mais l’histoire qui conte aussi sa générosité. Un jour, narguant la
noblesse dans son célèbre carrosse, elle aperçut un modeste curé portant à pied
le Saint-Sacrement pour l’administrer à un mourant. Ému et honteuse, telle déjà
une Tosca pieuse, elle descendit du luxueux véhicule, s’agenouilla, et en fit
cadeau au prêtre pour qu’il pût exercer confortablement son pieux ministère.
C’est
de ce geste célèbre que Prosper Mérimée,
à Grenade en 1830 chez les Montijo, tira sa comédie en un acte Le
Carrosse du Saint-Sacrement, publiée pour la première fois dans la Revue de Paris en 1829, ajoutée en
1830 à la seconde édition du supposé Théâtre
de Clara Gazul dont il est l’auteur caché, jouée sans succès en 1850. Mais,
hors du Pérou et de l’Espagne, la Perricholi, avait déjà inspiré La
Périchole, vaudeville de Théulon et Deforges (1835) avant
l’opéra-bouffe d’Offenbach et ses compères (1868). Puis, en 1893, vint la pièce
en vers de Maurice Vaucaire, adaptateur
de Puccini en français (au théâtre de l’Odéon de Paris), ensuite Le
Carrosse du Saint-Sacrement, opéra
en un acte, livret et musique d’Henri
Büsser (1948) et, enfin, le célèbre film de Jean Renoir, Le Carrosse d’or (1953) avec Anna Magnani. Belle postérité pour
notre belle, que l’on retrouve, naturellement chez le grand écrivain péruvien Ricardo Palma (1833-1919) qui recueille
traditions, anecdotes et histoires du Pérou dans ses inépuisables Tradiciones
peruanas.
RÉALISATION ET INTERPRÉTATION
Un grand et clair rideau
rectangulaire en quatre panneaux surmontés eux-mêmes de festonnants rideaux
rouges, court le long du vaste plateau de la salle de l’Opéra Confluence,
provisoire et grande salle dans l’attente des travaux de rénovation de l’Opéra
historique du centre-ville. La douceur de sa teinte entre jaune et rose très pâle, doucement verdâtre,
éclaire, auréole, pastellise les beaux costumes anciens du peuple, beige,
marron clair, rose des femmes, même quelques ponchos à motifs géométriques
péruviens, plus foncés, sous des chapeaux, tricornes noirs en cuir ou en paille
claire. Une irisation délicate imprégnera de diaprures la moire de la robe de
la Périchole grise, élevée ou rabaissée au rang de favorite, la soie des costumes de
cour, plus sombres, roux, marrons, dorés mais éclairés des perruques à frimas,
jouera harmonieusement avec le fond lie de vin.
Grand
mur de l’acte I, sur cet écran se projettent insensiblement d’imposantes
fenêtres grillées de style colonial espagnol, de quelque palais, voisinant avec
une simple fenêtre à persiennes avec du pauvre linge étendu au soleil, signe
plus de coexistence parallèle que de mélange de classes sociales. Des arcades
hispaniques s’étireront aussi figurant une place. Avec des affiches délavées de
spectacles, les murs parlent, en espagnol naturellement : vivats au Vice-roi prudemment et
précipitamment peints par ses thuriféraires ministres en prévision d’une visite
incognito de son Altesse courant le guilledou —contemporains des flatteurs et
menteurs « villages Potemkine » idylliques montés à l’intention de voyages de Catherine II de
Russie visitant son peuple— fardant à la va vite des graffitis le vitupérant et
des protestations du peuple excédé du pouvoir pourri : « Este país es
una pocilga », ‘Ce pays est une porcherie’, ce qui préfigure plaisamment,
après la galerie du tableaux du palais, collection reproduisant comme à
l’infini possible d’Andy Warhol les portraits auto-satisfaits du Vice-roi
vicelard, mutant en une série lardée de porcs (#balancetonporc ?)
libidineux.
Pendant
l’ouverture, une invisible trappe sur le mur ouverte, laissera passer un
personnage couleur muraille, le Prisonnier, retrouvé à la fin. Au tableau final,
techniciens et choristes, en tenue de travail d’aujourd’hui, jeans et
tee-shirts, se mêleront aux costumes anciens sur fond surplombé de ville
moderne qu’on imagine Lima, avec, un fond estompé de brouillard jaune qu’on
dirait de toxique pollution. On n’en sait trop le sens, allusion à l’actualité
sociale qui agite les pays andins ? Sans exclure cette hypothèse, on se
risquera aussi à dire, que sous le rire de l’opérette se cache la réalité moins
riante du monde exploité du travail et des artistes, pour ne pas mourir de faim
réduits à la quête, à faire la roue devant la rouerie des conquérants, des
puissants, des possédants : hier et aujourd’hui.
Et
c’est bien ce qu’exprime l’héroïne dans sa lettre tendre et cruelle, contrainte
d’abandonner celui qu’elle aime pour la perspective, d’abord, d’un simple repas :
peut-on être bien tendre quand on n’a même pas un morceau de pain dur à
manger ? Cette amertume est sensible dans la voix grave, caressante, de Marie
Karall, dure et digne dans cette lettre, inspirée de celle de Manon à Des Grieux. Grande,
distinguée, elle campe une Périchole de belle allure, racée mais plus
aristocratique que plébéienne chanteuse des rues, même avec son tricorne et sa
robe d’Arlequine rappelant celle de la Magnani dans le film de Jean Renoir, Le Carrosse d’Or. Sa voix lyrique est
belle, large, souple, aisée, d’un sombre velours très raffiné mais, sans doute
pour ne pas fatiguer son timbre chanté, elle parle trop dans le masque, ce qui
donne un ton un tantinet sophistiqué à cette femme du peuple. Certes
singulière, que son intelligence élève au-dessus de la bêtise des hommes, du
Vice-roi vaincu par sa subtilité et de son amant Piquillo qu’elle adore sans se
leurrer sur son manque de qualités qu’elle lui énonce avec une cruelle
indulgence amoureuse :
« Tu
n’es pas beau, tu n’es pas riche,
Tu manques
tout à fait d’esprit ;
Tes gestes
sont ceux d’un godiche,
D'un saltimbanque dont on rit.
Et
pourtant… »
Ce
dernier, voix facile, ample, chaleureuse, est le sympathique Pierre Derhet, ténor belge jouant gentiment un jeune
ingénu, un grand dadais dédaignant les grandeurs que pouvaient lui procurer le
statut très, envié par les courtisans, de mari complaisant, consentant à son
infortune conjugale pour assurer sa fortune matérielle et sociale. Son
ingénuité contraste avec la duplicité perverse du chœur des courtisans entonnant
a cappella le quatrain parodiant le second acte de La Favorite de
Donizetti :
Quel marché de bassesse !
C'est trop fort, sur ma foi,
D'épouser la maîtresse,
La maîtresse du roi !
Mais en réalité, on voit le Marquis
de Tarapote défaillir car il comptait placer sa nièce Manuelita comme favorite,
népotisme institutionnel, alors que le Vice-roi a choisi une saltimbanque. Et
Piquillo, marié de force et forcé de laisser sa femme au maître, contrairement
aux « maris qui courbaient la tête », se lamente sur les infortunes
de l’honnêteté, exprimant sa dignité à laquelle Derhet confère la noblesse de la simplicité :
On me proposait d'être infâme,
Je fus honnête... et me voilà !
Et le jeune ténor, par la grâce de
ses nuances sensibles, de ses demi-teintes délicates, arrache le refrain, aux
allusions vaudevillesques égrillardes pour lui donner une vraie détresse
humaine :
Ma femme, avec
tout ça, ma femme,
Qu'est-ce qu'elle peut fair'
pendant c'temps-là ?
On est dans les clichés de la
triviale tradition culturelle du cul(te) de la femme, vantée et vilipendée,
Les femmes, il n'y a que ça !
Tant que la terre tournera,
tournant la tête des hommes, et en bourrique. Mais à la
différence de la Belle Hélène fixée dès la mythologie en adultère, de
l’Eurydice délurée et détournée d’Orphée
aux Enfers, la Périchole n’est ni facile ni infidèle, mettant toute sa
finesse à sauver son amour Piquillo, moins rusé mais d’une droiture égale, un
couple pauvre mais digne. Ce sont des personnages de demi-caractère dans un
opéra-bouffe où le côté loufoque est dévolu au Vice-roi et, dans ce rôle, le
charisme comique de Philippe Ermelier fait merveille. Déguisé, voyant incognito, en docteur à grande fraise
blanche sur robe noire, à la fin en joli geôlier tintinnabulant ses clés, se
pavanant et paradant en coq dans sa haute cour de volatiles emplumés, il est
irrésistible de rage vengeresse en envoyant Piquillo
Dans le cachot qu'on réserve
Aux maris ré-
Aux maris cal-
Aux maris ci-
Aux maris trants,
Aux maris récalcitrants !
On retrouve sa grande voix de
baryton entre autres parodies d’opéras italiens et leurs répétitives paroles
(« Felicità, felicità » des deux amants) dans son air puissant :
La jalousie et la souffrance
Déchirent mon cœur tour à tour ;
J'ai la fortune et la puissance,
Tout cela ne vaut pas l'amour.
Il est irrésistible. Ses assidus et asservis acolytes,
le gouverneur de Lima et le Premier gentilhomme de la chambre, forment un
couple hilarant par la taille et voix, le grand escogriffe prolongé de perruque
Ugo Rabec, poil et voix sombres et
le blondinet et petit Don Miguel de Panatellas Enguerrand de Hys, ténorpassant presque à castrat par la
poigne émasculatrice du violent et vicieux Vice-roi. Grand Chambellan chamboulé
par la favorite, Alain Iltis est un drôlatique Marquis de Tarapote et un drôle d’oncle
donneur de leçons d’étiquette et de morale, mais félicitant sa nièce Manuelita
de sa générosité à être candidate à évincer la Périchole quand le Vice-roi s’en
lassera. Et on croit dans les chances de cette dernière quand elle a le port
élégant et la voix plus pure que ses intentions de Ludivine Gombert. Avec
une paire de rôles, elle est aussi du trio des cousines en Guadalena, joliment
étagées en taille et jolies voix, Roxane Chalard (Berginela / Banililla)
Christine Craipeau (Mastrilla/ dame d’honneur) Frasquinella), Marie
Simoneau jouant Ninetta, une
honorable dame d’honneur.
Vieux Prisonnier digne de
l’Abbé Faria de Monte-Cristo, Jean-Claude Calon, est inénarrable son
basson et couteau à la main, l’espoir de liberté chevillé au corps délabré.
Autre couple : Olivier Montmory et Pierre-Antoine Chaumien sont deux notables notaires tandis qu’il
suffit de deux couplets à Xavier Seince et son refrain à clés, pour
mettre la salle dans sa poche sinon dans sa geôle. Tous les autres comparses (Saeid
Alkhouri, Pascal Canitrot, Julien Desplantes,Thibault Jullien) sont bien en
place dans cette minutieuse production.
On admire d'autant plus les chanteurs que l'atmosphère sèche de cette salle en bois chauffée dessèche dangereusement nos gorges et sûrement leurs précieuses cordes vocales.
Les brefs passages dansés (Éric
Bélaud) sont bien venus. On admire les chœurs, traités aussi avec délicatesse,
du chuchotis à la chantante liesse par Aurore Marchand. L’Orchestre
Régional Avignon-Provence est conduit
avec une alacrité électrique par Samuel
Jean et un sens des nuances que
l’on salue, en harmonie parfaite avec la finesse et de la partition et de cette
production à l’élégance joyeuse.
Invité à partager les derniers
couplets avec la troupe, le public s’en donne à c(h)œur joie, entonnant :
« Il grandira, il grandira car il est espagnol… »
La Périchole de
Jacques Offenbach
Opéra Confluence Avignon
8 et 10 novembre
Direction musicale : Samuel
Jean
Études musicales : Hélène Blanic
Mise en scène, décors, costumes et lumières : Éric Chevalier Chorégraphie
Éric Belaud
Costumes : Opéra Grand Avignon
La Périchole :
Marie Karall
Guadaléna / Manuelita : Ludivine
Gombert ; Berginela / Banililla : Roxane Chalard ; Mastrilla / Frasquinella : Christine
Craipeau ; Ninetta : Marie Simoneau
Piquillo :
Pierre Derhet
Le vice-roi Don Andrès de Ribeira : Philippe Ermelier
Don Miguel de
Panatellas : Enguerrand de Hys
Don Pedro de Hinoyosa : Ugo Rabec
Le Marquis de Tarapote : Alain Iltis
Le vieux Prisonnier : Jean-Claude Calon
Le premier notaire : Olivier Montmory
Le deuxième notaire : Pierre-Antoine Chaumien
Le geôlier : Xavier Seince
Un gros buveur : Saeid Alkhouri
Un maigre buveur : Pascal Canitrot
Un courtisan : Julien Desplantes
L’huissier : Thibault Jullien
Chœur de l’Opéra Grand
Avignon : Direction
Aurore Marchand Ballet de l’Opéra Grand Avignon : Direction Éric :
Belaud
Orchestre Régional
Avignon-Provence
Photos :Cédric Delestrade/ACM-Studio
1. Vice-roi incognito entre ses acolytes (Rabec, Ermelier, de Hys) ;
2. En costume d'Arlequine, Périchole grisée (Karall) ;
3. Chambellan chamboulé (Litis) ;
4. La favorite ;
5. Un mari pas complaisant ;
6. Un mari récalcitrant ;
7. Reconquête amoureuse : "Tu n'es pas beau, tu n'es pas riche…"
8. Finale.