mardi, octobre 22, 2019

LA FORCE DE LA FARCE

 
Monsieur de Pourceaugnac,



Comédie-Ballet de Molière et Lully.

Production du Théâtre de l’Éventail, en collaboration avec l’ensemble La Rêveuse

Opéra Grand Avignon

6 octobre

Force de frappe de la farce à l’évidence, qui, sous les situations topiques, sous les masques, le déguisement, révèle, laisse finalement percer à nu l’épure dramatique : la violence parentale qui force les enfants à des mariages tyranniques ; mais aussi, réplique des enfants révoltés, reprise de la Commedia dell’Arte, la gérontophobie[1]générale, la haine des vieillards détenteurs du pouvoir, le triomphe cruel des jeunes sur le barbon, bafoué, ridiculisé, où l’impitoyable futur opéra-bouffe trouvera sa plus cynique inspiration qui choquait Rousseau. Et quand ce barbon est par ailleurs un Limousin, perdu dans la capitale, dont le crime capital est d’être un provincial, il faut ajouter la méprisante cruauté du suprématisme parisien puisqu’il est décrété depuis Villon qu’« Il n’est bon bec que de Paris », future anticipation du jacobinisme centralisateur, étouffoir de la diversité de provinces. Sans oublier que le malheureux a l’ambition outrecuidante  de faire un mariage bourgeois, sinon gentilhomme, c’est-à-dire, sortir de son rang pour gravir un échelon social. Et additionnons encore, entre rires et larmes, amer sarcasme, la plaidoirie burlesque des deux médecins, ou plutôt le funèbre réquisitoire personnel du dramaturge malade, la violence d’une science médicale sans conscience, ivre de son inutile savoir verbal, dont à deux années et trois mois de son Malade imaginaire et de sa mort (février 1673), Molière dramatise avec un humour ravageur, les ravages qu’il subit sûrement dans son corps et son esprit.

Donc, sous le masque de la farce, la frappante force, noire de la réalité. Alors, quand Boileau, après avoir assisté aux Fourberies de Scapin de 1671, pince ces deux alexandrins méprisants :



« Dans le sac ridicule où Scapin s’enveloppe,

Je ne reconnais pas l’auteur du Misanthrope »,



on les additionnera non au crédit mais au débit de son peu poétique Art poétique pincé, étroitement pensé. Car Molière, génie intemporel qui nous parle encore aujourd’hui, était un généreux auteur tous publics, tous traitements théâtraux, du théâtre de mœurs bourgeois au populaire théâtre de tréteaux, à l’attrayante scène agrémentée de musique.



Comédie-Ballet

Pendant longtemps, on a oublié que le théâtre du dit Grand Siècle était presque toujours assorti de musique, soit dans les entractes, soit, comme ici dans le corps même de la pièce par des intermèdes, appelés des « entrées ». Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, eut pour collaborateurs de grands musiciens, le tumultueux Dassoucy qu’il délaissa, au grand chagrin de ce dernier, pour Charpentier. Mais on connaît surtout son association musicale première avec un autre Jean-Baptiste, le Florentin Lully : ensemble, ils créèrent la comédie-ballet, une action théâtrale assortie de chants et de danses intégrées, dont le premier succès fut les Fâcheux en 1661, suivi de sept autres pièces, dont Le Bourgeois gentilhomme, en 1670, fut l’aboutissement, et la fin.

En effet, en mars 1672, l’intrigant et envahissant Lully obtient du roi le droit d’exclusivité des spectacles chantés et celui, exorbitant aussi, d’interdire aux troupes théâtrales de faire chanter une pièce entière sans sa permission. Molière protesta hautement, son répertoire étant constitué en grande partie de comédies-ballets, sept autres étant à son actif. Sensible à son indignation, le roi lui concéda l’emploi d’un effectif de six chanteurs et douze instrumentistes pour son théâtre. Le chorégraphe et musicien Pierre Beauchamp continua à en régler les danses.

Comme la musique bien réglée, l’harmonie règne donc alors entre Lully et Molière qui écrivit sur place, au château de Chambord, ce Monsieur de Pourceaugnac qui fut donné devant Louis XIV et sa cour en 1669. Les deux artistes se partageant même les planches pour certaines scènes, Molière jouant le héros limousin et Lully, artiste tous terrains, l’un des médecins.


La pièce

L’intrigue est mince, même si le sujet a toujours un fond cruel : le despotisme du père qui impose à ses enfants, contre toute justice, pour des raisons d’intérêt, des choix matrimoniaux contre leur cœur. 
Éraste

Éraste (dont je m’étonne du nom qui, en Grèce, désignait l’adulte protecteur très intime d’un éromène, adolescent, dans une relation pédérastique, d’où péd/éraste) et Julie sont amoureux, mais le père de la jeune fille, Oronte, a décidé d’un mariage plus avantageux avec le héros titulaire, limousin, barbon, provincial ridicule déjà par son nom, Monsieur de Pourceaugnac, qui a l’ambition de frayer avec la bourgeoisie parisienne, pas encore gentilhomme. Les deux amants, vont tout mettre en œuvre pour faire capoter ce mariage, grâce à l’entregent entremetteur de Nérine et les machinations du Napolitain Sbrigani, étrange personnage comique de valet débrouillard à la Figaro qui, tel un héritage de Machiavel passé à la Commedia dell’Arte semble traverser le théâtre comique pour fixer l’Italien comme un intrigant professionnel jusqu’au couple du Chevalier à la Rose de Strauss. Ils rendront presque fou le barbon limousin poursuivi par des médecins acharnés à sauver cet homme éclatant de bonne santé, lui démontrant qu’il est à l’article de la mort, voulant l’opérer, l’amputer, le saigner, lui donner un clystère, cette énorme pompe à lavement pour purger, ce qu’on croyait remède à tous les maux. On anticipe Monsieur Purgon, nom significatif que donne Molière à l’un des terribles médecins de son Malade Imaginaire.


Dans Monsieur de Pourceaugnac devant le roi, Lully jouait le médecin armé du redoutable engin à purger, le clystère, et Molière, interprétait le malheureux Pourceaugnac poursuivi, qui fuyait, protégeant son derrière en péril avec son chapeau. Il en verra de toutes les couleurs, le Limousin ou Limougeaud limogé, accusé de dettes, accusé de polygamie par deux femmes avec une nombreuse marmaille.

La musique

 Monsieur de Pourceaugnac opère une véritable fusion des genres entre musique et action : on passe très naturellement dans certaines scènes du texte à la musique et de la musique au texte, du langage parlé au chant. Molière et Lully parviennent à tirer des effets hilarants en utilisant notamment la musique et la danse des scènes burlesques et ils atteignent, dans cette pièce, un niveau efficace de comique musical, de comédie musicale. Il y a de véritables morceaux de bravoure verbale comique, les deux tirades intarissables des deux médecins et le dialogue hilarant entre deux professionnels de la parole, l’avocat bègue et l’avocat babillard. Il y a de l’italien, du gascon, du picard, du flamand, bref, un pittoresque linguistique d’une France qui n’avait pas encore été formatée par le francien, le françois, imposé par le jacobinisme normalisateur.

         On peut imaginer que, choyé par le roi, Lully bénéficia d’un effectif plus étoffé de musiciens, mais quelle belle étoffe raffinée que cet ensemble chambriste de La Rêveuse ! Suave soie des deux cordes frottées aiguës sur le léger velours doré de la viole de gambe, filigranés de l’argent perlé des cordes pincées du théorbe et du clavecin assurant le continuo, avec les broderies des ornements, le léger brocart des trilles : c’est une gracieuse épure, à l’échelle de la pièce, des fastes pompeux des Trente violons du roi. Cela répondant au fond à la modeste phalange habituelle de théâtre de Molière accordée par le roi à sa troupe.

Trois chanteurs stylés en chant à la française imposé définitivement par l’Italien Lully, le phrasé élégant, les virtuoses tours de gosier, humanisent par leurs brunettes amoureuses au lyrisme galant la cruauté sans amour de l’action : une belle soprano au beau timbre fruité et un heureux couple sombre et clair, baryton et ténor, costume noir et chapeau melon, associé au jeu comme spectateurs, double des amants vainqueurs, mais triomphant modestement apparemment du mariage pour tous d’aujourd’hui. Un cornet de cirque trompettera le nom comique du héros, plaisamment, La Vie en rose sera chantonnée comme d’un balcon à l’adresse des musiciens, musique un moment ponctuée de la guitare pour un amusant passage flamenco amené par la cape torera, chapeau cordouan du musicien, dans une jolie allusion à ce genre de spectacle jouant souvent sur les écoles nationales de chant, dans ce qui deviendra tradition d’Europe galante et chantante, quand on sait l’internationalisme des familles régnantes : Louis XIV, fils et époux d’une espagnole, éduqué par l’Italien Mazarin, petit-fils d’un Henri IV descendant d’un ancien roi maure de Tolède…Frontières aussi artificielles entre les monarques qu’entre les nations et les genres artistiques : tout ici dit, à son échelle, accents nationaux et régionaux divers, la nécessaire fusion et dénonce, paradoxalement, a contrario, l’exclusion qui frappe le provincial.


Réalisation


         À jardin, les instruments de musique accrochent, accroupis sagement dans la pénombre, de furtifs éclats mielés de lumière avant d’éclater la fanfare lumineuse d’une brève-longue ouverture à la française, iambique, dont la brièveté ironique dément la majesté apprêtée pour ces tréteaux. Centrale, une estrade prolongée de la pente de deux chemins de corde parallèles, fermée d’un rideau orange soutenu par deux mâts et des haubans qui lui donnent l’allure d’un bateau à voile, vogue la galère (« mais qu’allait-il y faire, dans cette galère ? »), vague vélum de guingois de guignol d’où surgiront, rêve et cauchemar, une ronde effrénée, personnes vraies, personnages masqués à la Commedia dell’Arte, travestis, puis des marionnettes gainées déchaînées et celle géante, finale, derrière et par-dessus, dans une profusion, une prestesse des changements des acteurs en coulisses qui tient de la prestidigitation, sans rupture de rythme, souvent au galop de mascarade bacchanale, de cavalcade carnavalesque. C’est étourdissant de virtuosité dans cette simplicité faussement affectée avec élégance.
           Pourceaugnac

         Monsieur de Pourceaugnac, au nom décliné et quantifié de porc, pourceau, avec une désinence « gnac », du gascon gnaca, ‘mordre’ (et pourquoi pas, accordons-lui, la « gnaque » moderne, ‘l’envie de gagner’, « avoir la gnaque », la pêche) est en fait la pauvre poire vouée à perdre, le loser, prédestiné, au ridicule par son nom. Pourtant, au sens même de l’époque, il a bonne mine, une mise tout à fait « propre » à l’air du temps sinon celui de la mode parisienne, manteau à rayures orange et vert « jusques en bas » sur pourpoint rayé et chausses outrées, chaussures au galant ruban, tête posée sur une fraise orangée, généreusement emperruquée « à la chien », crêtée non d’un plumet mais d’une fringante plumette à son non chapeau panache mais petit couvre-chef n’en couvrant qu’une portion. Sans être maniéré, il a des manières et les affiche ostensiblement en signe d’élégance courtoise : « Un deux, trois, quatre, cinq », les temps bien comptés à haute voix d’une révérence de cour bien apprise.

         Les autres intervenants mêlent un semblant de réalisme d’époque, un Capitan bravache jouant de l’épée, un hallebardier, deux exempts de la maréchaussée, des costumes stylisés, fraises et rabats hyperboliques, mêlés de chapeau melon de cirque, haut de forme, demi-masque laissant la bouche à découvert, masque entier, masque sur masque, comme des pelures d’oignons d’un déguisement à l’infini des fausses apparences, trappe et attrapes ne peuvant manquer dans cette farce délirante. C’est d’une fantaisie pleine de charme et d’harmonie dans ces tons orangés qui baignent l’ensemble.

Les médecins, coiffés à la fou de l'entonnoir à l'envers, ont la part belle avec leur ample vêtement de deuil anticipé des patients, le masque à la fois de la Commedia avec le nez crochu stylisé du mythe prophylactique des herbes salutifères garnissant l’appendice nasal artificiel pour s’épargner les miasmes de la contagion, et ces lunettes savantes sur le trou, déjà cadavérique des yeux leur donnant un effroyable aspect.


         On admire le travail sur les voix, les accents cocasses, sur les corps courant, boitant, boitillant de vieillard chenu ou sautillant et dansant de santé mauvaise dans la ronde des médecins fous autour du pauvre Pourceaugnac. On admire les deux acteurs masqués, grand moment de pur  et grandiose théâtre, débitant sans anicroche leurs deux interminables tirades, terriblement documentées de toute la science de leur temps appuyée sur les autorités, Esculape et Galien, le premier exposant son diagnostic :



         « notre malade ici présent, est malheureusement attaqué, affecté, possédé, travaillé de cette sorte de folie que nous nommons fort bien, mélancolie hypocondriaque, espèce de folie très fâcheuse » 



Le second approuve le diagnostic, ou plutôt verdict :



« le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau, qu’il est impossible qu’il ne soit pas fou, et mélancolique hypocondriaque ; et quand il ne le serait pas, il faudrait qu’il le devînt, pour la beauté des choses que vous avez dites, et la justesse du raisonnement que vous avez fait. »



Le raisonnement bannissant la raison, les deux médecins veulent convaincre le patient héros, sinon réel patient, d’une maladie inexistante à laquelle il est sommé d’adhérer pour ne faire pas mentir la beauté du diagnostic savant. C’est la préfiguration inverse d’Argan, le Malade imaginaire, le futur hypocondriaque. C’est un sommet de dérision d’un Molière malade, qui avait sans doute entendu de telles choses. Et sans doute l’a-t-on entendu et attendu à son propre jeu puisque, l’année suivante, une pièce anonyme avec son nom en anagramme le satirise en malade imaginaire, hypocondriaque : Élomire hypocondre.

Malheureusement, sa maladie n’était pas imaginaire et on l’imagine jouant son Malade et disant sa fameuse réplique :



« N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »



         On ne peut s’empêcher de replacer dans ce contexte humain vécu cette pièce dont il joua aussi le héros : la déshumanisation farcesque des persécuteurs de Pourceaugnac n’en rendent que plus humaine sa figure, même caricaturale, de victime désignée.

La troupe de L'Éventail, l’ensemble la Rêveuse, s’en donnent à cœur joie : pour la nôtre. Un cruel régal royal.

Monsieur de Pourceaugnac
Comédie-Ballet de Molière et Lully
Opéra Grand Avignon
6 octobre

Mise en scène et scénographie : Raphaël de Angelis
Direction musicale : Benjamin Perrot et Florence Bolton
Assistant à la mise en scène : Christian Dupont
Chorégraphe : Namkyung Kim
Scénographie : Brice Cousin.
Mise en lumière et régie : Jean Broda, Etienne Morel
Costumes : Lucile Charvet, Jessica Geraci, L'Atelier 360
Décor : Luc Rousseau
Masques : Alaric Chagnard, Den, Candice Moïse.
Marionnettes à gaine :
Irene Vecchia et Selvaggia Filippini.
Marionnette géante : Yves Coumans et la compagnie Les Passeurs de Rêves.

Théâtre de L'Éventail
Comédiens
Kim Biscaïno, Brice Cousin, Paula Dartigues,
Raphaël de Angelis, Cécile Messineo et Nicolas Orlando

Ensemble La Rêveuse
Sophie Landy :
soprano
Raphaël Brémard : ténor
Lucas Bacro : basse
Stéphan Dudermel et Ajay Ranganathan : violons ; Florence Bolton : viole de gambe ;
Benjamin Perrot : théorbe
Jean-Miguel Aristizabal : clavecin. 

Photos fournies par l’Opéra Grand Avignon
1. Ensemble la Rêveuse ;
2. Sbrigani ;
3. Le Capitan et un  masque ;
4. Pourceaugnac et médecins ; 
5. Infirmiers ; 
6. Les mères abandonnées sur Pourceaugnac.

 


[1] Je renvoie à mon livre D’Un Temps d’incertitude, Deuxième Partie, « Incertitude du temps », éd. Sulliver, 2008.

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