vendredi, juillet 05, 2019

SANS SOUCI, DASSOUCY, SI, SI !


Charles Dassoucy (1605-1677)

Airs à quatre parties du Sieur Dassoucy

Faenza, direction Marco Horvat
Éditions Hortus


Quel personnage et quel disque ! On ne saluera jamais trop l’ensemble Faenza et les Éditions Hortus d’avoir exhumé, lui donnant vie par le peu qui reste de sa musique, Charles Coypeau d'Assoucy, dit Dassoucy (1605-1677), compositeur, chanteur, poète et écrivain dont l’existence aventureuse est un roman qui invite à le lire, à l’écouter, nous donnant aussi une autre lecture et une autre écoute de ce trop cocoricosé Siècle de Louis XIV à l’image historique compassée. Il est vrai qu’il eut peut-être la chance de vivre sa jeunesse dans l’effervescence frondeuse, libertine, brouillonne mais créatrice de la première partie du siècle, avant la remise en ordre monarchique de la défaite des Frondes, la première, la Fronde parlementaire préfigurant déjà la Révolution, avortée, la suivante, celle des Princes, une tentative égoïste de retour féodal. Il vécut donc et mourut avant la glaciation de l’absolutisme et de son art officiel, qu’on appellera, abusivement, suivant Voltaire sans examen, Grand Siècle.



Grand Siècle ?

         Avec Le Siècle de Louis XIV, Voltaire a si menteusement monumentalisé le règne de ce roi (Âge d’or ), histoire de rabaisser celui  (« âge de fer ») de Louis XV avec lequel il fut si souvent en conflit, l’obligeant aux exils que, de cette glorification, telle la calomnie répétée dont on dit qu’il en reste toujours quelque chose, il est resté une nationaliste image d’Épinal, rarement mise en question, béatement conservée, sur la grandeur et perfection à tous niveaux de cette époque, politique et militaire, avec ses icônes culturelles sélectes, c’est-à-dire sélectionnées : Descartes, Pascal, théâtre supposé classique, Mesdames de La Fayette et de Sévigné, La Fontaine, Lully, jardins rationnels à la française pour un Versailles dont on refusa longtemps de voir le baroquisme aussi aveuglant que les rayons officiels de son Roi Soleil.

Ce classement par « siècles » de civilisation au sommet, auxquels succéderait une fatale décadence, était implicitement calqué sur la typologie italienne de la Renaissance, Siècle de Périclès, Siècle d’Auguste, pour exalter celui de Laurent le Magnifique à Florence, face aux « barbares » s’affrontant dans les Guerres d’Italie, les Français essentiellement. Et c’est faire peu de cas des deux-cents ans du Siècle d’Or espagnol ou du Siècle d’Or hollandais émancipé de l’Espagne, contemporains de ce Siècle de Louis XIV que Voltaire, dont le classicisme ne recule pas devant l’hyperbole baroque, l’exagération, décrète égal et même supérieur (« le siècle le plus éclairé qui fut jamais »), à l’échelle des moments clés de la civilisation.

Une exaltation d’une France idéale, à son apogée royaliste et absolutiste, dont la juste vénération révolutionnaire pour Voltaire, a même fait adopter ses clichés culturels et ses valeurs par la Troisième République triomphante. Avec ce paradoxe que l’on ignore toujours : la générosité des lois Jules Ferry de la scolarité gratuite et obligatoire pour tous, la merveilleuse égalité de savoir compter, lire, écrire, donnait aux petits Français, pour modèle d’écriture, sujet, verbe, complément, une langue, certes facile en sa simplification, imposée en plein Ancien Régime, deux siècles plus tôt par les Malherbe et Vaugelas, prisée au mépris des Rabelais, et autres écrivains foisonnants et poètes constellants de la Pléiade. Une épuration stylistique draconienne.  Et l’on ignore aussi, obnubilé par les Corneille, Molière et Racine, que les rhétoriques de l’époque, les critiquant souvent, donnent surtout pour modèle de perfection d’écriture les Cureau de la Chambre, Patru, Pellisson que nous avons oubliés…

L’enseignement, survalorisant une époque classique très brève, à cheval avec le XVIIIe siècle, néglige les écrivains des deux premiers tiers du XVIIe, qui pratiquement demeurent, sinon inconnus, aussi largement méconnus que cette longue période qui précède la prise de pouvoir de Louis XIV en 1661 :  tout un courant libertin, de libres penseurs tels La Mothe Le Vayer, de poètes, Théophile de Viau, Boisrobert, Tristan l’Hermite, Saint-Amant, de romanciers dans la veine espagnole, Sorel, Scarron, Furetière, François de Rosset (l’auteur le plus lu de son temps !), sans parler de Cyrano de Bergerac qui dut sa survie à la fiction d’Edmond Rostand. Et, si l’on ajoute un temps Molière, autre fort esprit qui eut aussi fort à voir avec la censure et la cabales, des Dévots et autres, ce fut là le terreau, le milieu culturel, artistique et amical de l’irrévérencieux et libre Dassoucy.



Charles Coypeau d'Assoucy, dit Dassoucy (1605-1677)

C’est pourquoi l’on applaudit déjà ce disque qui a le mérite de rappeler à la mémoire officielle, abusivement sélective, ce personnage extraordinaire que fut Dassoucy, poète, luthiste, chanteur et compositeur, mémorialiste romancier de lui-même, sa vie fut un véritable roman, célèbre en son temps et oublié du nôtre. Du moins du grand public, mais non des spécialistes de l’époque acharnés à le faire connaître et reconnaître par des colloques et recherches[1], les érudits trop solitaires, les connaisseurs, qui lui vouons estime et sympathie. Un compositeur écrivain et poète, aussi généreux en confidences sur lui-même et sa vie de musicien qu’il fut prodigue sans doute en cette musique, hélas, presque entièrement perdue, hors ce que ce disque révèle.




Héros picaresque

Musicien itinérant reçu dans les cours de France et d’Italie, Savoie, Mantoue, Florence, Rome, récompensé par le pape malgré sa sulfureuse réputation, Dassoucy chante aussi dans les villages pour payer pain, vin et logis, escorté de ses deux pages chanteurs, pages savoureuses sur ces tournées, virées et c’est un régal de lire des bribes de cette autobiographie, ces mémoires sans doute romancés mais poétisés par l’humour, parcelles de ses écrits dont est semé le livret du disque par Horvat lui-même, suivi d’une riche étude de l’éditrice de la partition, Nathalie Berton-Blivet, tous deux à l’évidence chaleureusement gagnés, au-delà de son intérêt artistique, par la sympathie qu’inspire ce personnage, qu’on espère contagieuse.

On se permettra, en tribut à l’auteur et hommage au disque, d’ajouter quelques anecdotes de son autobiographie d’une liberté de ton toute moderne, qui nous ravit aujourd’hui, mais dut choquer délicieusement ou scandaleusement ses lecteurs, notamment Pierre Bayle qui, lui consacre un long article détaillé, donnant la mesure de sa notoriété, dans son prestigieux Dictionnaire critique (1697). Le lexicographe est outré du portrait outrageant que le désinvolte mémorialiste fait de sa propre famille, pour nous haute en couleur :  père avocat, et la mère, d’une famille de luthistes de Crémone, un sacré petit bout de femme chaussée de patins immenses, bilieuse et querelleuse, mais spirituelle. Le fils ne le sera pas moins.  S’accompagnant du luth, elle chantait « comme un ange » mais semble un démon conjugal. Devant elle, si impérieuse, l’avocat professionnel de la parole n’osait souvent pas ouvrir la bouche tant elle le contredisait, même en matière de lois, couple tumultueux, en venant, plus qu’aux mains, à l’épée pour vider une querelle juridique sur l’interprétation de la loi Frater a frates de Justinien ! Bons juristes litigieux mais mauvais parents : ils se séparent volontairement de corps, de biens et d’enfants partagés (heureusement pas à la Salomon !), le petit Dassoucy restant à Paris avec son père. Ce dernier concubinait avec la servante maîtresse, et marâtre, haineuse envers l’enfant du premier lit, qui le lui rend bien, en étant, selon son propre aveu, « aux couteaux » avec elle. Quelle famille, décidément ! C’est conté avec une bonne humeur pleine de charme, un humour digne de Cervantes, un sens de la comédie conjugale qui ne démériterait pas du Molière des Femmes savantes.

Le gamin rebelle, fait des fugues dès neuf ans, ne doutant de rien, il se fait passer pour astrologue à Calais, guérit même un « malade d’imagination », passe pour magicien… qu’on veut noyer. Bref, au sens propre, le petit Dassoucy est déjà un pícaro, dans le vrai sens littéral —et littéraire— espagnol, un jeune garçon, émancipé de sa famille, anti-héros vagabondant, survivant de petits métiers et la ruse. Vraie signature du pícaro, il conte sa vie à la première personne, tel Lazarillo de Tormes (1554) le premier en titre mais qui donna un modèle définitif au roman picaresque, ses avatars pouvant être le Jack Kérouac de Sur la route et Le Vagabond solitaire, en passant par le fictif Gil Blas de Santillane de Lesage qui se revendique du genre.

Louis XIII le nomme maître de musique du jeune Louis XIV, et à savoir le goût de ce dernier pour le luth et la guitare, à la qualité de l’élève on voit celle du maître. Amant, dit-on de Cyrano, ce qui n’est pas un gage de médiocrité sans doute, mais liaison tumultueuse et dangereuse puisque, après leur rupture en 1653, ce dernier se répand en libelles contre lui et menaces de mort signées : guerre publique de pamphlets de part et d’autre, ce qui manifeste tout de même la notoriété des deux amants désunis mais unis par une même veine et verve satiriques. À la différence que Cyrano est de plus un bretteur réputé, mais qui s’abaisse à le dénoncer comme athée. Ce qui aurait contraint le musicien à quitter Paris pour des tournées en province puis la France pour l’Italie, escorté de ses deux pages chanteurs, enchanteurs par d’autres charmes ne devant rien au chant que ses amis puis ennemis Chapelle et Bachaumont dénonceront également.

Il connaîtra la prison, pour dettes, grivèlerie, athéisme, homosexualité, et il avoue, avec légèreté, dans ses « Avantures » qu’il donne lui-même comme « burlesques » :  



« Les femmes m’appelaient hérétique, non pas en fait de religion mais en fait d’amour. » (Aventures burlesques de Dassoucy)[2]



Mais il a risqué le bûcher pour sodomie en 1655 à Montpellier pendant qu’il accompagne, alors aussi itinérant que lui, Molière et sa troupe. Puis, de nouveau à Paris, il est emprisonné pour sodomie en 1673. Et il a goûté aux geôles du Saint-Office à Rome pour athéisme, dénoncé semble-t-il par son propre page Pierrotin, un sacré numéro digne du maître, qui lui avait déjà valu les dénonciations ironiques de Chapelle sur ce gamin attaché à son train, arrière bien sûr. Ironie du sort ? Séduit par la voix du jeune page, le duc de Mantoue l’enlève à Dassoucy pour en faire un castrat à la voix enfantine préservée !

À son retour en France en 1670, après sa rupture avec Lully, Molière, dont il espérait devenir le musicien attitré, lui préfère Charpentier, ce qui blesse le musicien vieilli, qui, comme à chaque fois, s’exprime par écrit.  Mais il aura fait la musique de la pièce à machines de Corneille, Andromède, commandée par Mazarin, dont un air se trouve dans le disque.

Le bouillonnant musicien laisse une œuvre poétique abondante, des poèmes dans le goût parodique du temps, tel le Virgile travesti de Scarron parodie de l'Énéide, paru entre 1648 et 1653, mais que Dassoucy a anticipé avec Le Jugement de Paris en vers burlesques 1648, et L’Ovide en belle humeur, 1650. La notice de Wikipedia en donne une impressionnante liste. Beaucoup de ses textes, dont ses « aventures », sont sur les archives Gallica en fac simile mais, le directeur du colloque mentionné, Dominique Bertrand, a publié Les Aventures et les Prisons, une édition critique chez Honoré Champion en 2008.

Airs à quatre parties : sauvés de l’oubli

Dassoucy a composé Les Amours d’Apollon et de Daphné, comédie en musique dédiée au Roy durant sa dernière prison au Châtelet en 1673, dont seul reste le livret, et des ballets dont le titre fait rêver et sourire, Les Biberons, Les Enseignes des cabarets de Paris, hélas perdus.



Airs à quatre parties (1653)

Poésie topique

Hormis l’air d’Andromède de Corneille (« Vivez, heureux amants »), les poèmes musiqués par Dassoucy sont de lui-même. Comme je le disais déjà à propos des textes des airs de cour de Lambert, hors la qualité musicale qui les transfigure, il ne faut pas s’attendre à une beauté poétique originale que le Grand Siècle avait balayée en grand, raillant, comme le Père Bouhours, les joyaux de la poésie baroque espagnole et italienne du courant international pour se confiner dans l’étroitesse académique de frontières nationales. Dans la recherche, sans doute généreuse, d’une langue compréhensible à tous, transparente, les théoriciens purgent les poèmes d’images obscures (même la traduction d’Homère), de métaphores « hardies », « outrées »,  honnies par les jansénistes, condamnant toute licence verbale, dénonçant la moindre originalité (Racine fait grincer les dents des rhéteurs par certaines audaces), ce qui en fait de poésie, à l’exception de quelques poètes de la première moitié du siècle, de La Fontaine et Racine, n’a pour résultat que des « poèmes » réduits à de la prose rimée, exploitant à satiété tout un répertoire répétitif de métaphores lexicalisées, qui ont donc perdu leur poéticité.

On retrouve donc ici les poncifs hérités des troubadours de la Belle Dame sans Merci en version pastorale enrubannée : pour un « amant infidèle » qui « s’en va », il y a toute une troupe, un troupeau de cruelles pastourelles faisant mourir d’amour l’amoureux éploré :  Cloris, « bergère insensible », « l’infidèle Amarante » désolant son berger, Phillis, « trop volage bergère », l’« inhumaine Silvie  [sic]», Sylvie,  Iris, noyant dans les larmes l’amant transi dans le cliché typique d’un cadre tout aussi topique de « belles forêts », de « bois charmants », de « rochers, belles fontaines » où se consume plus que ne se consomme le «  feu », la « flamme », « le flambeau »  « d’un cœur réduit en cendres ».

Un poème, cependant exprime un exil amoureux (Il est bien temps, adorable princesse), un deuil Esprit du ciel, divin génie, (« Absent de vous, je suis sans vie »), sans doute une mort, qui anticipe Sur les lagunes de Théophile Gautier, magnifié par Berlioz, Fauré, Gounod.

Airs à quatre parties : quatre voix

Je ne peux que répéter ce que j’ai dit ailleurs : le cliché le plus éculé de ces poèmes dont la poésie se réduit à la rime, le mot le plus banal et convenu, (larmes, douleur, mort…) par le miracle de la musique, des agréments virtuoses du chant, s’irise de couleurs, de saveurs et le lieu commun accablant devient alors le lieu commun à tous qui nous a accablés ou nous accablera un jour, tristesse, abandon, chagrin d’amour, perte, deuil. Nous nous reconnaissons alors dans l’envie de ces solitudes, nous retrouvons dans ce printemps inévitablement fleuri, dans la banalité ces affects qu’un jour ou l’autre nous avons tous éprouvés.

Ces airs sont à quatre voix, sans la rituelle basse continue. On regrette un peu que le disque ne donne pas un seul exemple de l’original des dix-neuf airs enregistrés. Cela aurait permis de mieux appréhender le travail musicologique remarquable de Marco Horvat. Il s’explique sur ses options : sa liberté est celle même dont usaient largement les musiciens de l’époque sur des partitions dont tous les connaisseurs su Baroque savent la plasticité, les formes diverses qu’elles pouvaient prendre selon les circonstances de lieu, d’effectifs musicaux, d’interprètes : « l’adjonction d’une basse continue au théorbe est une évidence », dit-il, évidence « audible » dirons-nous dans la mesure où Dassoucy, virtuose du luth, sans doute aussi archiluth ou théorbe, se met en scène jouant de ces instruments à cordes pincées, accompagnant ses deux pages chanteurs et lui-même, donc, déjà trois voix. La variété des voix, relayant le passage soliste répond à une musique harmonique mais pas forcément affranchie de la polyphonie, du contrepoint, dont il faut rappeler qu’elle est aussi une pratique musicale non professionnelle de la sociabilité du temps : on chante en famille, entre amis, ladite « musique de table » exprime bien ce partage festif, dont témoigne aussi la peinture. C’est le sentiment chaleureux que donnent ces voix plurielles aux tessitures différentes, mêlées,  emmêlées amoureusement quand la féminine a pour répondant celle de l’homme.

 Les airs alternent avec des parties instrumentales de flûte, violes, violons d’Ennemond Gautier, un confrère apprécié de Dassoucy.

De la sorte, agencé avec goût, ce disque nous offre le seul vestige de la musique de ce prolifique auteur, le texte de ses dix-neuf airs, auréolés d’un contexte historique musical éclairant : dans un écrin, un rayonnant cadre baroque.


Airs à quatre parties du Sieur Dassoucy,

Faenza, direction Marco Horvat
CD Éditions Hortus
Sarah Lefeuvre : voix et flûtes
Saskia Salembier : voix et violon
Francisco Mañalich : voix et basse de viole
Emmanuel Vistorky : voix
Aude-Marie Piloz : dessus et basse de viole
Marco Horvat : théorbe, guitare et voix .








[1] On ne peut ne pas signaler le colloque passionnant dont tous les participants participent, à l’évidence, de cette sympathie, dont je parlais, qui émane de notre homme :
Dominique BERTRAND (éd.), AVEZ-VOUS LU DASSOUCY ? Actes du colloque international du CERHAC (Clermont-FERRAND, 25-26 juin 2004)
PU Blaise Pascal, 2005, 414 p., 30 €

[2] Voir l’excellente notice Wikipedia.

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