samedi, mai 04, 2019

L’UTILE ET LE FUTILE



THE TELEPHONE
AMELIA GOES TO THE BAL
Deux opéras en un acte de
GIAN CARLO MENOTTI
OPÉRA DE TOULON,
28 avril 2019

         Le fil de la communication
         Le téléphone, merveille technique pour communiquer, instrument cruel de l’incommunication. Jean Cocteau, en 1930, en avait fait le sujet de La Voix humaine dont Poulenc fera une « tragédie lyrique », 1959.  Drame de la rupture amoureuse par téléphone lâchement interposé, non face à face, voix à voix, angoissant faux dialogue, en réalité monologue, l’interlocuteur restant invisible sinon sourd à la femme qu’il abandonne, désespérément accrochée à ce fil qui la retient encore à l’amant qui la quitte pour convoler on ne sait si en justes ou injustes noces bourgeoises, elle, sans doute déjà marginale amante, restant définitivement à la marge et seule. La femme passe vocalement et violemment parfois par toute la gamme des émotions humaines, sans doute non pour essayer d’empêcher l’inéluctable, mais pour tenter de retenir encore un peu de la voix, par la voix, de l’absent obsédant, si présent. Le fil, parfois coupé par les aléas techniques de l’époque, opératrice intermédiaire, ajoute au pathétique de la communication finale.

         Pratiquement dix ans avant, en 1947, Gian Carlo Menotti (1911-2007), compositeur italien formé aux USA où il s’installe en 1928, écrit un opéra en un acte pour un couple The telephone or l’Amour à trois, titre complet parlant (il le faut bien in the phone !), œuvre pleine d’humour où, comme un intrus indiscret, le téléphone, le beau téléphone de style ostensiblement hollywoodien, « monstre à deux têtes », n’est plus le miraculeux instrument à communiquer mais à empêcher toute communication. Comme l’Alceste du Misanthrope venu parler d’urgence à son amante Célimène, conversation toujours contrariée par la frivolité bavarde de la mondaine et de ses visiteurs, lui proposant à la fin une demande en mariage rebutée,  Ben qui tient à dire quelque chose d’important à Lucy avant de partir en voyage, en sera pour ses frais téléphoniques après son départ, la demandant en mariage par téléphone, la belle ne semblant prêter l’oreille, sans arrêt, qu’à ce qu’on lui dit par téléphone, qui ne cesse de sonner et elle, de rappeler ses interlocuteurs : le fil du téléphone coupe toujours le sifflet du garçon, l’instrument de la communication empêche la parole, l’utile est parasité par le futile.

         On se demandait comment Sylvie Laligne, qui signe la mise en scène, allait se tirer, aujourd’hui, de cette pièce, de ce piège apparemment d’hier dont elle nous montre, avec une inventivité humoristique, qu’il est totalement, et totalitairement, d’aujourd’hui. Nous vivons un temps où trop d’information tue l’information et trop de communication l’empêche absolument, un monde si sonorisé outrancièrement qu’il empêche le murmure : sans même en appeler aux boîtes où l’abus de décibels rend impossible la conversation, j’en attesterai le moindre restaurant à musique excessive où le bruit fait l’économie de la parole, et j’irais même jusqu’à dire que sans doute des couples le choisissent-ils, sciemment ou non, parce qu’ils n’ont rien ou plus rien à se dire. Sauf au couple de téléphones qui trône, face à face, sur la table à côté de l’assiette, plus compulsivement consulté souvent que le vivant vis-à-vis symétrique : le mobile, le portable est devenu, pratiquement, une prothèse de la main, d’une inhumaine humanité « avancée ».

         Oublions les années 40 : un rideau de scène avec un gratte-ciel vertigineux dit le vertige de la modernité de notre époque. Rideau levé sur une chambre en désordre pour jeune couple d’aujourd’hui, escalier métallique, agrès (ou balançoire ?), vélo, haltères au sol, un tableau, un maillot de foot numéroté, au-dessus d’un lit aux draps froissés : Lucy s’ébroue, farfouille, se débarrasse de sous-vêtements reliques d’une nuit d’amour, avec un compagnon qu’on voit sortir de la douche, svelte et musclé, drap de bain autour des reins, exprimant son désir d’une parole importante avant son départ imminent en train. Parole coupée avant que d’être formulée : le téléphone sonne. Portable, naturellement. Lucy, intarissable, fébrile, volubile, caquète, cocotte de jolis aigus. Non seulement le téléphone mais, par Skype, l’ordinateur affiche la colère d’un ami. Drame qu’elle se doit de communiquer à l’amie de l’ami. Le jeune homme, frustré de sa parole, patiente en faisant des pompes, cultivant ses biceps avec les haltères : à l’évidence, sportif.

         Symétriquement, le téléphone parallèle et muet du garçon affiche, pour nous, sur écran géant, un texto : il est sélectionné par un coach pour faire partie d’une grande équipe tandis que l’autre écran, de la télé, déroule un match de foot. Joie qu’il peut à peine communiquer, entre deux communications de sa compagne, la tête ailleurs, toute à ses bavardages. À l’anonyme social qu’est Ben dans le texte de Menotti, Sylvie Laligne, donne l’identité d’un grand sportif en devenir. On ne sait trop qui est Lucy, mutine blonde à petit chignon de la nuit, tenue négligée d’appartement, le jeune et joli couple est de la jeunesse d’aujourd’hui par leur tenue sportwear. La musique, joyeuse, goguenarde, de Menotti coule comme le flux rapide de son propre texte, parfois en une sorte de récitatif ou amorces d’airs pleins d’expressivité juvénile.  Beau couple juvénile assorti en voix et physique. Le timbre frais et lumineux de Micaela Oeste sonne d’un joli vibrato agréable, on dira de sonnerie de téléphone et Guillaume Andrieux, crédible sportif, lui donne la mâle réplique d’un baryton chaud, égal : un régal.
         C’est en italien, cependant, que dix ans plus tôt, Menotti avait écrit son opéra, Amelia al ballo, en un acte, d’abord  devenu en anglais, Amelia goes to the bal, un succès jamais démenti. C’est un vaudeville à la française, ménage à trois non plus à cause du téléphone en tiers, mais de l’amant. Si cette œuvre n’a pas à être modernisée comme la première, Sylvie Laligne réussit brillamment à enchaîner les deux. Avec du monde autour d’eux, mais des années après, c’est le même couple, non plus en tête à tête, mais dans le tête à queue d’un ménage déjà usé par la routine, qui dérape et capote, malgré ou à cause du troisième larron, l’amant, supposé traditionnellement aider à porter le poids trop lourd pour deux des fers du mariage.
Pendant une ouverture très dense, d’un dynamisme de carrière américaine fulgurante, menée à train d’enfer par la baguette de Jurjen Hempel, un tourbillon de presse people mondiale à donner le vertige,  effeuille les succès du sportif, son mariage : Ben, aurait réussi, conquis son statut de célèbre sportif, richissime, marié à une Lucy rebaptisée Amelia, empruntant le prénom par amour à sa mère morte, couple devenu icône mondiale dont les amours, les désamours, la rupture, la réconciliation, les enfants, font pleurer ou rêver dans les chaumières et les gratte-ciels. Ce n’est plus la chambre appartement fourre-tout des deux jeunes gens débutant dans la vie, mais vie et appartement de rêve dans un décor ultra-moderne, encore conçu habilement par Jeanne Artous et Cassandra Bizzini, à grande débauche peu écologique d’électricité, bien américaine, les éclairages externes de Patrick Méeüs dans un bleu de nocturne intérieur des plus élégants avec une rampe de lumières, peignant des situations dramatiques avec expressivité. Le changement de statut social des personnages est donné aussi par les beaux costumes (Giovanna Fiorentini), celui de l’élégante amie de la maitresse de maison, Marie Kalinine, dont nous n’entendrons pratiquement pas le beau mezzo dans ce rôle décoratif, et celui d’Amelia qu’elle essaie impatiemment avec une modiste,  le mari en smoking bleu marine aussi, papillon non encore noué autour du cou avant de partir pour ce bal, début de la saison où il faut se montrer pour faire briller sa célébrité en la frottant à celle des autres.
L’héroïne, impatiente de partir, trépigne des discussions dilatoires de son mari soupçonneux. Plus frivole, fofolle et batifole que jamais, sous couvert d’Amelia, on reconnaît bien Lucy : c’est la même futilité fragile et juvénile du Téléphone qui lie subtilement les deux œuvres disparates par l’intelligence unitive de cette mise en scène. Ben a réussi plus sa carrière que son mariage, le sport en plein air nuit au sport de nuit en chambre, les deux ne faisant pas forcément bon ménage et le repos du guerrier n’est pas celui du sportif. De guerre lasse, face aux questions de son mari qui empêchent (autre empêchement non téléphoné) son départ pour le bal, Amelia lâche lâchement le nom de son amant.

Logique vaudevillesque de la suite mais l’amant que le mari cherche en haut est en bas, descendu, en costume nocturne de cosmonaute ou de commando, y allant d’un air de ténor très lyrique, très puccinien, chantant non le cosmos scientifique mais le plus poétique des cieux, que débite avec vaillance et verve Christophe Poncet de Solages. On comprend l’utilité des placards répondant ici aux armoires du vaudeville qui se ferment et s’ouvrent, cachant amant, mari dans un virtuose jeu de chat et souris digne des premiers films comiques ou des dessins animés. Jusqu’à ce que, à force de se menacer de mort, les deux hommes tombent pacifiquement, sinon dans les bras l’un de l’autre, dans un canapé, jusqu’à ce que, Amelia, exaspérée de rater son bal, ne rate pas son mari d’un coup, le laissant pour mort, accusant cyniquement, face à la foule et la police rameutée à la Rossini par le vacarme concertant, son amant et partant soulagée au bal au bras du Commissaire, la superbe basse de Thomas Dear, la belle écervelée s’offrant la luxe de trois tessitures d’hommes. On rit beaucoup, sans trop comprendre l’invasion d’invités morts vivants mais bien costumés et chantants.
On s’étonne que Gian Carlo Menotti, homme complet de théâtre, librettiste pour d’autres illustres musiciens, auteur de ses propres textes qu’il met en musique avec un sens admirable de la parole scénique, les mettant en scène lui-même comme on l’a vu souvent à Marseille qu’il affectionnait pour son accueil, avec quelque vingt-six œuvres lyriques à son actif dont plusieurs chefs-d’œuvre (The consul, The saint of Bleeker street, Maria Golovin, The Medium, etc) soit boudé par les scènes françaises. On boudera d’autant moins  notre plaisir que l’on doit au goût et à la curiosité de Claude Henri-Bonnet et à sa subtile programmation.
Opéra de Toulon
Le téléphone / Amélia va au bal
26 et 28 avril
Direction musicale :  Jurjen Hempel
Mise en scène :  Sylvie Laligne
Décors : Jeanne Artous - Cassandra Bizzini, Benjamin Grange & Joana Henni sous la coordination de Tommy Laszlo. Costumes :  Giovanna Fiorentini. Lumieères :  Patrick Méeu
̈s
The Telephone
Lucy : Micaëla Oeste. Ben :  Guillaume Andrieux
Amelia goes to the Bal
Amelia :  Micaëla Oeste.  L’amie : Marie Kalinine
Le mari :  Guillaume Andrieux. L’amant :  Christophe Poncet de Solages. Le commissaire : Thomas Dear
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Production :  Opéra Théâtre de Metz Métropole
Photos : Frédéric Stéphan.
1. L'art de commuiniquer d'un couple d'aujourd'hui ;
2. Amélie veut le bal, le mari, le nom de l'amant ; 
3. Qui tuera qui?
4. Mari plus mort que vivant et mmorts vivants ;
5. Éliminés mari et amant, Amelia va au bal. Avec le commissaire.

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