lundi, avril 29, 2019

DOUCE AMÈRE



IRMA LA DOUCE

Comédie musicale en deux actes
D'après Alexandre Breffort,

arrangements de Gérard Daguerre,

musique de Marguerite Monnot


L’imaginaire français du monde du banditisme et de la prostitution oscille entre deux pôles cinématographiques, mythologie et folklore : mythologie de la morbide fascination des films de Melville pour le malfrat héros solitaire de tragédie, ou le dernier Gabin vieillissant en gangster rangé des voitures, mais dont les vieux jours en quête de respectabilité et la retraite honorable, gagnée sur une vie qui ne le fut guère, sont rattrapés par un insoluble, insondable autant qu’insolvable passé.
Côté folklore, cliché pour cliché qu’on préférera à tout ce romantisme délétère sur la pègre, nous avons Audiard, ses Tontons flingueurs, cités dans cette version d’Irma la Douce. Tout en égrenant les lieux, communs, du milieu, d’un Paris de la Butte, des putes, de Pigalle, ses filles en pagaille, ses caïds, ses cadors, ses mecs, ses macs, ses « hommes », les affranchis et les caves avec un argot et accent parigot qui fait aujourd’hui sourire, son bistro et son tabac du coin, Irma la Douce décline à sa façon, plus que La Vie en rose, la vue morose d’un monde, qui ne l’est guère. C’est ce que chantera amèrement désenchantée, Irma la douce :
« Paris la nuit, c’est Paris boniment,

La romance au néon, qui s’maquille et qui ment ».



Lucidement, elle racole en lançant avec cynisme au client fauché : « J’ai d’l’amour dans tes prix ». C’est pourquoi on salue, d’entrée, la mise en scène de Jacques Duparc qui, tout en exaltant le rire de la pièce, n’exhale pas un sourire béat devant ce faux paradis des plaisirs, alcool, sexe, fric, cet univers où le ver est dans le fruit même pas défendu, où, même dansantes, ses bandantes filles de joie ne sont guère joyeuses, où son héroïne est plus doucement amère que toute douce sous le masque fallacieux de son nom. Et pas jojo non plus côté client, consommateur amateur d’amours faciles mais une parlante et juste observation : le mataf, le matelot embarqué débarqué, expédié vite fait par Irma (« Ça ira vite ! »). En effet, le sérieux Musée de la Prostitution d’Amsterdam, sur la foi d’études scientifiques, calcule, avec l’impeccable et implacable comptabilité protestante, la durée moyenne d’une passe, déshabillage, toilette du client comprise (savon, serviette, préservatif…), réhabillage (du minimum dénudé) à huit ou dix minutes. Et encore avec ces belles filles en vitrine, affichant téléphone, horaire et tarif, fort heureusement protégées par une société libérale qui veille au grain —et au gain, sécu comprise et impôts payés au centime près et pas au maquereau (et non « macro », accroc plaisant de la plaquette du programme) mais à l’État. Alors, la prostitution de trottoir…Réalité crue qui évacue les rêves voluptueux tarifés à ce rythme industriel. La sensuelle scène érotique dans le lit entre une Irma dans le simple appareil d’une beauté arrachée au sommeil, simplement parée des draps, caressant amoureusement les fesses de son amant nu, donne toute la distance entre la sexualité à l’échelle de turbine, le turbin, et l’érotisme libéré d’un couple amoureux : la luxure est un luxe qui, plus que de l’argent, demande du temps.


Il faut dire que son Irma n’est pas une « fille », mais, même sur le trottoir, une dame, une grande dame au port de reine : malgré un body en latex moulant ses superbes formes, un blouson de cuir, des cuissardes à boutons de métal qui en font plus une dominatrice Maîtresse qu’une fille soumise, en contraste avec l’uniforme de travail de cette carapace, cette armure qui la défend peu, Laurence Janot, fragile, délicate, en nuances de voix, en murmures, donne à son incarnation toute la douceur nostalgique d’une grande âme trahie par la vie.  Aucune vulgarité dans le personnage : elle refuse le familier « tu » pour la distance du « vous » respectueux même avec le client le plus rapproché ; elle s’indigne que le verre qu’elle a généreusement offert, Nestor veuille le payer à sa place, comme un pourboire sans doute à la pute au grand cœur. Sa chambre, révélant la midinette et ses rêves amoureux, s’orne de photos affiches de Gabin, non le dur mais le tendre à casquette prolétaire des premiers films, juste une en feutre et cigarette au bec, plus Bogart que gangster.


Elle a un digne partenaire de corps à cœur avec Nestor le Fripé, barbeau malgré lui offensé par le rôle : sa chambre à lui s’orne de la maquette d’une église gothique, touchant souvenir apparemment de ses débuts en pilleur de troncs, mais il a prudemment aussi un ouvrage sur la vie en pénitencier par souci prudent de prendre les devants de la  probable situation, de même qu’il potassera au bagne un livre de puériculture en prévision de la naissance de l’enfant conçu avec Irma ; âme tendre, il garde une boîte à musique qui l’« aide à pleurer. » Avec Irma, ce sont deux enfants perdus qui se sont retrouvés et tous deux chantent en duo, en chœur à cœur, tout doucement, les mêmes airs, celui, nostalgique même dans leur réveil amoureux triomphant « Avec les anges… », trouvant leur paradis en eux, et la valse amère de la fin, priant, espérant aussi tous deux que, dans ce Paris cruel où il y a « du chagrin à boire et à pleurer », le « Bon Dieu, pour sûr, règne enfin sur Pigalle ». Grégory Benchenafi offre à ce personnage toute sa belle prestance physique, enfilant avec élégance et naturel ses caleçons (sous les applaudissements) après la scène d’amour où l’on croit volontiers au clin d’œil clignotant de l’animal en peluche, qu’il a un « tigre dans le moteur ». Lui aussi joue aussi bien qu’il chante avec un art consommé de la nuance. Il sera également l’Oscar travesti, dans un dédoublement cœur de l’intrigue, qui lui fait endosser le rôle d’un unique client payeur pour son Irma qu’il ne veut pas abandonner à l’abattage d’une prostitution en nombre, tombant inévitablement jaloux de lui-même.


Et c’est Bob le HotuJacques Duparc et Cécile Galois, par ailleurs Gigi la loco, les tenanciers du bistro Tabac stylisé par le comptoir et des tables, autour duquel gravite l’action, jouant et chantant bellement le rôle à deux du chœur antique, qui commentent l’action, qui lancent avec humour le « to be or not to be » du problème ontologique existentiel de l’être double endossé par Nestor qui l’amènera à Cayenne. On salue Duparc, qui supervise et surplombe, paradoxalement de l’intérieur même de son spectacle, sa mise en scène au décor minimaliste mais expressif : un muret de brique, quelques marches, trois réverbères, une ébauche de rampe avec fleurs, joliment illuminées sur des fonds sobrement monochromes, et voilà un Paname légèrement brossé. On applaudit Cécile Galois qui bénéficie en plus d’un air où son jeu se joint à une étourdissante technique de passages de registres de poitrine et de tête dans la tradition qui se perd de l’opérette et du cabaret.

Autour de ce quatuor central tourne une pléiade de chanteurs et acteurs dont on peut dire que beaucoup font pratiquement partie de cette troupe ou, plutôt, famille, de l’Odéon de Marseille et qu’on aime retrouver : Jacques Lemaire en Jojo les yeux sales et La Douceur, voix affûtée et flûtée de vrai faux dur à cuire au cœur tendre, tricotant au bagne de la layette pour l’enfant d’Irma et Nestor. D’autres se glissent de façon étourdissante dans une enfilade de rôles fugitifs comme Jean Goltier endossant successivement Dudu la Syntaxe, le passant adolescent, l’exhibitionniste, le Commissaire, le Chaouch, le percepteur. De ses trois personnages, Bébert la méthode, le Borgne, on ne pourra oublier le Président du Tribunal de Florian Cléret qui doit juger et condamne Nestor pour le meurtre d’Oscar, c’est-à-dire de lui-même : une scène d’anthologie burlesque avec pon-pon girls et boys. Sous de flambants drapeaux tricolores, un tribunal à l’anglaise, franglais donc, avec ses trois officiers de justice emperruqués à la british. Jean-Claude Calon, successivement Leo le Corbeau, le passant vieillissant, l’agent / Monsieur Bougne, Archibald et finalement, ce Procureur affronté à Grégory Juppin, qui a été Roberto les diams à l’accent corse, Mes bottes à la botte de dégun, ici Avocat ému de la défense. Effets pervers de la robe ? Procureur et défenseur, à grands effets de manches, en viennent presque à se crêper le chignon de la perruque, avec force crachotements de chats en fureur, toutes griffes dehors, l’avocat, défait en larmes nous les arrachant de rire, sous les échos verbaux du Juge dignes de l’Almanach Vermot, mots à ne pas inscrire au Procès-verbal.


Dans la scène, peut-être un peu trop longue de Cayenne, qui pâtit forcément de la force comique de la précédente, cela donne tout de même l’occasion au baryton Francis Dudziak d’abord Polyte le mou et ici Frangipane exilé de la douceur, de chanter d’une magnifique et prenante voix, un air plein d’humaine amertume. Sous le divertissement de la comédie musicale, le drame.

Le final, avec les bagnards en Rois Mages et les parodies musicales de chants de Noël pour saluer la naissance de l’enfant, est un happy end convenu bien venu pour apporter un peu de douceur dans cette comédie douce-amère.

Belle idée, pendant les brefs rideaux des changements de décor, le gros de la troupe, dont les deux couples de bons danseurs (Lætitia Antonin, Anne-Lise Thébault, Loïc Consalvo, Rély Kouadio) font des évolutions dans la salle parmi le public, chantant des airs associant justement le Marseille de Scotto et le Paname d’Yvain : La Java bleue, On fait une petite belote…


Un petit effectif musical, saxo, accordéon, contrebasse et batterie, piano avec de jolies variations, sous la direction de Christian et André Mornet, soutenait et auréolait avec charme la délicatesse de ces airs, valses, javas, fox-trots, qu’on garde dans le cœur. Une réussite encore à l’actif de Maurice Xiberras qui s’acharne à défendre de répertoire du patrimoine populaire ailleurs en déshérence.
Théâtre de l’Odéon, Marseille,
27 et 28 avril 2019
Irma la douce
Alexandre Breffort/Marguerite Monnot
PRODUCTION ART MUSICAL
Direction musicale : Christian et André MORNET
Mise en scène :  
Jacques DUPARC
Irma la Douce : Laurence JANOT
Gigi la loco, la tenancière : 
Cécile GALOIS
Nestor le Fripé / Oscar : Grégory BENCHENAFI
Bob le Hotu : 
Jacques DUPARC
Polyte le mou / Frangipane :  
Francis DUDZIAK
Jojo les yeux sales / La Douceur :  
Jacques LEMAIRE
Roberto les diams / Mes bottes / L’Avocat 
Grégory JUPPIN
Bebert la méthode / Le Borgne / Le Président du Tribunal :
Florian CLÉRET
Leo le Corbeau / Le passant vieillissant / L’agent / Monsieur Bougne / Le procureur / Archibald 
Jean-Claude CALON
Dudu la Syntaxe / Le passant adolescent / L’exhibitionniste / Le Commissaire / Le Chaouch / Le percepteur 
Jean GOLTIER
Photos : Christian Dresse
1. Le Bar des Inquiets ;
2. Filles de joie ;
3. Un tigre dans le moteur (Janot, Benchénafi) ;
4. Aimez-vous mon profil? (Janot) ;
5.  Un juge franglais (Cléret) ;
6. Affrontement judiciaire.




samedi, avril 27, 2019

DEUX GRANDES DAMES



À TRAVERS CLARA

Opéra de chambre d’Orianne Moretti,

LyricOpéra,

Marseille, Temple Grignan

13 avril

         Sur la longue liste des femmes de talent sacrifiées sur l’autel de la célébrité de leur conjoint, Clara Schumann (1819-1896) occupe une place singulière. En effet, l’indubitable histoire d’amour qui fait de la virtuose pianiste et compositrice Clara Wieck la femme de Robert Schumann, par son romanesque émouvant et éprouvant, occulte, à l’évidence, une réalité : l’éclipse progressive de la compositrice, mère de huit enfants par ailleurs, à l’ombre paradoxale de l’éclat de son mari dont elle va généreusement cultiver et faire connaître l’œuvre, au détriment de la sienne.


 Avec la complicité du pianiste Romain Descharmes, par cet intimiste « Opéra de chambre », fondé sur des lettres, le journal intime à deux mains, des pièces de piano et des lieder de Clara, c’est un bel hommage que lui rendait, la soprano Orianne Moretti. Dire simplement soprano n’est qu’une étiquette commode pour définir cette incernable artiste et les diverses palettes de son talent, de ses talents multiples : dramaturge, metteur en scène, actrice aussi convaincante que touchante chanteuse lyrique, avec un séduisant naturel qui n’est sans doute que la somme d’un travail qui sait polir, comme un diamant, toutes les facettes de ses dons pour nous en offrir la face, le visage le plus rayonnant : d’une simplicité raffinée.

Des projections discrètes de portraits de Clara, de Robert, des extraits de lettres, de partitions, préludent en images, préparent rêveusement le public à ce spectacle sans rien de spectaculaire, une épure d’opéra confidentiel dont nous allons nous sentir, plus que les spectateurs, le groupe amical recuelli, accueilli dans l’intimité de son salon par cette belle et bonne dame toute simple qui nous confie, sans emphase ni impudeur, son amour, leurs amours, d’elle, Clara, et de lui, Robert, les joies, les exaltations et les peines, en somme L’Amour et la vie d’une femme, prémonitoire, que Schumann mettra en musique en 1840, l’année de leur mariage si longtemps désiré, cycle de lieder finissant sur la mort de l’époux… Mais, évidemment, ces poèmes musicaux pour voix de femme plus grave, n’ont pas lieu de figurer  ici (même si quelques pièces musicales de Robert ne pouvaient y manquer en écho amoureux) puisqu’il s’agit de Clara, de son œuvre, de ses paroles d’amour, d’humour souvent, qui parle, chante, s’exprime pour notre bonheur par l’incarnation toute en délicatesse et nuances d’Orianna Moretti qui réussit à nous inclure dans cette intimité sentimentale sans nous donner le sentiment indécent d’une indiscrète intrusion. Car c’est d’un couple, certes mythique, qu’il s’agit, mais perçu, avec les mots de l’homme (Clara ayant détruit sa propre correspondance) dits par la femme et la musique de la femme.

Une table de style Louis XV comme bureau, quelques feuillets de papier pour la correspondance, la plume d’oie et l’encre, une lampe à pétrole du temps,  une chaise, un fauteuil côté piano suffisent à créer un lieu, un climat. Elle arrive, blond chignon discret, robe taffetas havane clair, aux éclats légers d’or moiré, avec col brodé et liseré tabac, sobre élégance romantique. Dans une lumière latérale discrète, délicatement accotée au fauteuil vide, c’est un véritable tableau XIXe siècle aux teintes doucement automnales.  Elle se dirige parfois vers le piano, le pianiste, le regarde tendrement comme une incarnation vivante de l’absent, et l’on se dit alors qu’il y a justice que ce Robert, au moins son substitut si talentueux, inversant la réalité historique, joue, enfin, la musique de sa femme, qui fit tant pour la sienne. Et il faut reconnaître que Romain Descharmes, pianiste adoubé du Premier Grand Prix du Concours International de piano de Dublin, entendu sur de prestigieuses scènes mondiales, de New York à Tokyo en passant par le Festival  de La Roque d’Anthéron, magnifie la musique rare de Clara, lui rend une justice à parité avec celle de Robert (présent par trois pièces), même si l’éclat de ce dernier , on le répète, l’a laissée dans l’ombre, nombre réduit d’opus par la fatalité de la famille nombreuse, d’un époux unique mais multiple en ses problèmes écrasants pour une femme jeune assurant par ses tournées, pratiquement toutes les charges financières de la famille.


Choix subtil du répertoire de Clara, des œuvres de jeunesse, Pièces caractéristiques, « Ballet des revenants », op. 5 (1835, elle a seize ans), baignant dans un romantisme fantastique. « La ballade » en ré mineur extraite de ses Soirées musicales, op. 6, comme le Nocturne en fa majeur, le premier mouvement du Scherzo op. 14, dans l’air musical du temps, sentent, plus qu’une servile imitation, l’hommage enthousiaste de la jeune pianiste à des maîtres comme Chopin et Mendelssohn, mais les extraits de ses Romances en sol mineur, et la mineur, notamment la N°1, op. 21, dédiées à Brahms, nous font rêver de la virtuose expressive, tourmentée, qu’elle fut, servie par elle-même.        

Les lieder, toujours concis et expressifs,  son choisis avec la même subtile progression chronologique et sentimentale par leur contenu, leur couleur : du joyeux et brillant Walzer d’un rêve amoureux de bonheur assuré, à des vignettes romantiques comme le lunaire Der Mond kommt still gegangen  dont la chanteuse caresse doucement les mots et les notes, à l’interrogatif Warum willst du and're fragen, c’est finalement, cette fois par Clara elle-même (on imagine qu’elle chantait aussi) L’Amour et la vie d’une femme que la dramaturge et chanteuse Moretti, par ce choix intelligent, décline et dessine pour nous, comme de l’intérieur même de cette grande dame dont, finalement, elle nous brosse un vivant portrait en trois dimensions : son visage, qu’elle figure, sa voix, sa musique, qu’elle incarne, baignant dans le flot pianistique vivifiant de Descharmes. Comme un cadran solaire qui ne compte que les heures claires, c’est d’abord la clarté de Clara amoureuse, cette valse rêvée avec le fiancé lointain, c’est la lumière d’un matin, la lune d’une nuit. Puis le sourire rayonnant de l’interprète, juste une inflexion, s’estompe doucement, s’effacera : des heures claires aux crépusculaires malgré l’étoile (Der Abendstern), lunaires, annonçant tempête, brume et pluie (Er ist gekommmen in Sturm und Reign), funèbres, tragiques (Ich stand in dunkle Traüme). La      voix, sans ostentation, souple, se plie à tout ce que demandent de confidence les textes et leur musique, jusqu’à l’expression sourde du tourment à l’explosion, puissante mais contenue pudiquement, de la douleur.

Car c’est bien la passion (qui veut dire aussi ‘douleur’) que nous retrace cet opéra à deux voix, par le texte et la musique, « une vie à deux mains », Clara et Robert, plus rêvée dans l’idéal que réellement vécue.


Amour dès qu’ils se connaissent en 1827 chez le père de Clara, Friedrich Wieck, le célèbre et terrible professeur qui fait travailler le prometteur Robert Schumann ? On peut en douter : elle a huit ans, lui, dix-sept. Mais, « vert paradis des amours enfantines » pour la gamine ? Sans doute l’absolu enfantin, en attente d’amour adulte ? Ils se connaissent ou mieux, se reconnaissent : elle, l’enfant prodigue, prodige, couvée et cuvée pianistique de son redoutable père, petite fille bientôt célèbre dans toute l’Europe à dix ans, composant dès ses douze ans. L’amour couve aussi dans ces deux génies, exalté par les obstacles qu’oppose le père tyrannique de Clara. Sagement, Robert attend la majorité de la jeune fille pour la demander en mariage. Toujours refus inflexible du père. Sans doute craint-il de perdre l’enfant qu’il a façonnée, menée à la célébrité, sachant que le mariage mettra fin à sa carrière de compositrice sinon de virtuose, destin fatal de toute femme mariée. Haine de ce Robert qui lui arrache sa fille, dont lui-même a guidé le talent ? Doutes sur la personne du compositeur, dont il devine la fragilité, les failles, que l’avenir confirmera vite malheureusement ?

Les années passent, non l’amour, la passion, exacerbée sans doute par les obstacles : Clara compose, est applaudie comme pianiste dans toute l’Europe, a le titre de pianiste officielle de l’Empereur d’Autriche dès 1839. Les deux amants séparés, sans doute communiquent-ils, communient-ils par cette musique qui les unit comme un autre amour. Le couple amoureux, malgré les travers et traverses du despote père, obtient, par décision de justice contre ce patriarche abusif, le mariage en 1840 : Clara a vingt et un ans, Robert, trente.

Dès lors, Clara se voue, se dévoue à son mari, met sa notoriété au service de sa musique qu’elle sert dans ses récitals. Cependant, mère de huit enfants en treize ans à peine de vie commune (« toujours couchée, toujours accouchée », comme dira l’épouse de Louis XV qui fermera son lit à son mari, préférant abandonner à ses maîtresses l’incontrôlable libido de son époux pourtant aimant et aimé), elle donne moins de concerts, ne compose plus guère, sans doute aussi intimidée par le génie de son époux. Qui se détraque de plus en plus, qui ne dirige et ne compose presque plus, elle devant partir en tournée pour subvenir au ménage, à la famille.

En 1854, assailli par des démons familiaux (père et sœur atteints de troubles mentaux) Robert Schumann tente de se suicider, est interné.  En 1854, le couple avait reçu en sa demeure le jeune et beau Johannes Brahms, en pressentant aussi le génie, et j’ose espérer affectivement, rétrospectivement, que le solaire musicien juvénile aura effectivement quelque peu adouci les jours amers de Clara. Qui, à partir d’un certain moment, ne va plus voir son époux à l’hospice. Veuve en 1856, elle continue sa carrière de concertiste et, avec Brahms, elle éditera et continuera à faire connaître l’œuvre de son malheureux époux, sans doute cultivant le culte romantique du couple mythique avec Robert. Mais sa correspondance à elle, elle la détruit…

Mais nous disons ici en texte explicite, personnel en son opinion, ce qu’Orianne Moretti, a suggéré délicatement ou exprimé plus ouvertement dans son propos et son chant. Durant tout ce récital d’une heure et quart, passant, sans hiatus de la redoutable voix parlée, écueil de tant de chanteurs, à la voix chantée, de même couleur, timbre lumineux et chaleureux, elle nous aura fait, plus que suivre, vivre, revivre l’histoire tourmentée de ce couple célèbre, les épisodes de cet amour vainqueur, mais vaincu par la vie : longue passion, longue patience amoureuse pour un trop bref bonheur. On ne peut que saluer l’intelligence sensible, sans sensiblerie, de ce spectacle qui évite le spectaculaire romantique, par cette jeune femme charmeuse sans faire de charme qui, sans étalage de féminisme militant, nous offre un double et beau portrait féminin de deux grandes dames : À travers Clara celui de Clara, et le sien
Marseille, LyricOpéra,
Temple Grignan, Marseille
13 avril
À    travers    Clara   
D’après Les Correspondances et Le Journal intime de Clara et Robert  Schumann.   
Musique de Clara WieckSchumann, Robert Schumann et JeanSébastien Bach.       
Mise en  scène et dramaturgie : Orianne Moretti    
Costume : Arielle Aubert   
Avec Orianne Moretti, soprano,  Clara Schumann,  Romain Descharmes, piano.   

Photos : Gérard Monchablon, tirées de sa vidéo du spectacle.

Oriane Moretti et le pianiste Ilya Rashkovskiy ont enregisté la musique de ce spectacle.




jeudi, avril 18, 2019

NOTRE D(R)AME DE PARIS…



Enregistrement 18/4/19

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

N° 368

Semaine 16


         Notre-Dame, Notre-Drame de Paris …

Misère et grandeur de l’homme. Misère de l’homme : il n’est pas infini, il est dans la finitude, il a un début et une fin. Grandeur de l’homme : il le sait. Sans savoir quand, il sait qu’il mourra inévitablement. C’est pourquoi, pour conjurer cette angoisse de la fin, pour la dépasser, il s’invente des croyances ; rêvant un peu de leur divinité, il se crée des dieux qui le dépassent et il matérialise ce dépassement en offrant, en élevant à cette transcendance divine, des monuments qui, pierre à pierre érigés, manifestent, concrétisent, de manière grandiose, cette foi en une éternité dont rêve la pauvre humanité périssable. Des pyramides d’Égypte, qui semblent défier le temps, à nos cathédrales gothiques dont les flèchent paraissent viser l’infini, ceux qui croient au ciel, et ceux qui n’y croient pas, se retrouvent cependant dans la vénération de ces merveilles du génie humain, qui dit sa misérable finitude en exprimant sa grandeur infinie transcendée par une idée du divin. Des hommes qui, se sachant mortels, créent des œuvres qu’ils veulent immortelles, pyramides, cathédrales, dont ils ne verront jamais la fin de leur vivant. Magnifique leçon : vivre comme si l’on devait mourir demain et œuvrer comme si l’on ne devait jamais mourir. Et laisser en héritage, aux générations futures, ces témoins immortels de notre éphémère vie mortelle.


         Mais, à voir ces grandioses monuments de pierre, dont la construction a duré des siècles, qui ont défié le temps, on a voulu les croire éternels. Après le cataclysme de la première Guerre mondiale, considérant les vieilles civilisations englouties, Valéry, qui avait vu brûler la cathédrale de Reims, disait : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles […] une civilisation a la même fragilité qu’une vie» Que dire alors d’un monument comme Notre-Dame de Paris, que le monde entier connaît, qu’on l’ait visité ou non, semblant, de toute éternité, ancré paisiblement dans nos mémoires, nos cœurs, comme il est planté au cœur de la bien nommée île de la Cité, cœur de Paris ?

         L’architecture est une musique de pierre, silencieuse, comme la musique est une architecture sonore. Notre-Dame de Paris est non seulement un joyau architecturel mais, on l’ignore souvent, un écrin de la musique et non seulement à cause de son orgue fabuleux à 8 000 tuyaux, mais parce que de 1160 à 1250, elle fut le lieu d’une évolution et révolution musicale qui a marqué tout l’Occident et que l’histoire de la musique appelle justement École de Notre-Dame. La musique y est donc toujours présente. 

         Ainsi, dans les murs de cette vieille dame toujours jeune, en 2013, on fêtait son 850e anniversaire par un jubilé, célébré tous les 50 ans. Le jubilé, s’ouvrait par les Vêpres anciennes de Monteverdi. Pour le clore, les autorités ecclésiastiques avaient commandé une œuvre à un compositeur vivant Philippe Hersant : Les Vêpres de Notre-Dame de Paris. Dirigées par Lionel Sow, c’est un CD édité par la Maîtrise Notre-Dame de Paris qui perpétue cette tradition musicale, rappeler la musique ancienne et promouvoir la nouvelle.

         Philippe Hersant, jouait de cette double vocation : le compositeur contemporain proclamait lui-même sa filiation envers les musiques anciennes médiévales, puisant intelligemment dans la tradition canonique occidentale, mêlant instruments anciens pour un langage personnel moderne. Ouvrage monumental et délicat à l’image du lieu, mobilisant la Maîtrise de Notre-Dame de Paris au grand complet, c’est-à-dire le chœur d’enfants, plus deux chanteurs adultes, et l’ensemble de cuivres anciens, Les Sacqueboutiers de Toulouse. Nous en goûtons la teneur et saveur dès l'introduction, Toccata & Invitatoire, très poétique bouillonnement, effervescence, efflorescence des orgues (le grand, qu’on espère sauvé, et celui du chœur), avec l’éclosion lumineuse des cloches qu’il faut imaginer dans le bourgeonnement, la floraison de pierre de la cathédrale gothique, avec le scintillement de lumière des grands vitraux, miraculeusement épargnés par le feu :

1) PLAGE 1 

         Voici maintenant un extrait de l’Ave Maris Stella : pureté cristalline de ces voix d’enfants invoquant la Vierge comme une étoile de la mer, un phare, un guide lumineux dans les ténèbres de la vie, et il faut encore imaginer cette lumière pure dans la nef ombreuse de la vaste cathédrale, appuyée par la noblesse grave des saqueboutes, ancêtres du trombone. Un moment de grâce faisant penser aux enluminures naïves du Moyen-Âge :  

2) PLAGE 2


         À voir s’effondrer la flèche de Notre-Dame, on a compris avec horreur que, ce qui semblait immuable, devenait périssable sous nos yeux incrédules : nous étions les témoins que ce monument, témoin séculaire de notre histoire, il aurait suffi d’un mégot mal éteint, d’un court-circuit, la négligence ou la malveillance de l’homme, pour le consumer dans les flammes. Mais l’on oublie que l’inconscience humaine, qui détruit notre planète, avec le réchauffement climatique et la montée des mers, fatalement, fera de la cuvette bien nommée Île de France, une île submergée, de Paris, une ville sous-marine, et de Notre-Dame, sauvée du feu, une cathédrale engloutie.  

         À ceux, plus jeunes, qui auront le bonheur de voir Notre-Dame restaurée un jour, offrons l’espoir de ce Magnificat :

3) PLAGE 7 
Philippe Hersant, Les Vêpres de Notre-Dame de Paris. Dirigées par Lionel Sow, c’est un CD édité par la Maîtrise Notre-Dame de Paris. 

https://www.youtube.com/watch?v=joFaMSmvhq4

P. S. : j'avais, intentionnellement associé Notre-Dame de Paris et l'Île Saint-Louis  pour faire une transition avec la tunique du roi, relique sauvée, et l'émission qui suivait à propos du culte des reliques sur la Musique au temps de saint Louis par la même Maîtrise Notre-Dame de Paris. Mais, il est vrai, cela ne se justifie pas sans les deux textes à la suite. Je corrige donc à la suggestion amicale de Raúl Caplán sur Facebook. Après diffusion radiophonique, je mettrai en ligne ce texte, qui est une reprise, augmentée de celui qu'on trouve sur ce blog :

mercredi, février 21, 2018


MUSIQUE D'HIER POUR AUJOURD'HUI


Enregistrement 1/2/2018, passage, semaine du 19/2/18

RADIO DIALOGUE RCF (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 304

lundi : 18h15 ;  mercredi : 20 h ; samedi : 17h30



mardi, avril 02, 2019

NOCES FUNÈBRES



 
Le Nozze di Figaro
Opéra buffa en 4 actes.
Livret de Lorenzo DA PONTE,
d’après la comédie de BEAUMARCHAIS 
La Folle journée ou Le Mariage de Figaro
Musique de Wolfgang Amadeus MOZART.
Création à Vienne, Burgtheater, le 1er mai 1786
Nouvelle production. 

OPÉRA DE MARSEILLE
26 MARS 2019


L’ŒUVRE : Le Roman de la famille Almaviva

Le nozze di Figaro, ‘Les noces de Figaro’ de Mozart, opéra bouffe créé à Vienne en 1786, est avec Don Giovanni (1787) et Cosí fan tutte (1790), l’un des trois chefs-d’œuvre que le compositeur signe avec la collaboration du génial Lorenzo da Ponte pour le livret, poète officiel de la cour de Vienne. Il s’inspire de La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro (1785), volet central de la trilogie théâtrale de Beaumarchais, Le Roman de la famille Almaviva, qui comprend Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile, 1775, ce Mariage de Figaro donc et  L'Autre Tartuffe ou la Mère coupable, 1792, en pleine Révolution française, située à Paris.


         Dans ce Mariage de Figaro, on retrouve les mêmes personnages que dans le Barbier de Séville :  pour les secondaires, don Basile, le professeur de musique intrigant et vénal, pour les principaux, le Comte Almaviva, grand seigneur andalou qui, grâce à l’ingéniosité du barbier Figaro, a enlevé puis épousé la pupille de Bartolo. Rosine sera donc la Comtesse délaissée du Mariage de Figaro. Ce dernier, devenu valet de chambre du Comte, va épouser le jour même Suzanne, nouveau personnage, camérière et confidente de la triste Comtesse, la vieille Marceline, obstacle à ces noces car elle prétend épouser Figaro sur la promesse de mariage qu’il lui a faite contre un prêt d’argent qu’il ne peut rembourser. Enfin, un autre personnage essentiel à l’intrigue paraît, Chérubin, un jeune page turbulent et amoureux qui sème involontairement le trouble sur son passage.

         Pièce prérévolutionnaire

         Écrite dès 1781, la pièce de Beaumarchais n’est créée que trois ans plus tard, mais censurée pendant des années. Car c’est bien une pièce prérévolutionnaire, dont les répliques contondantes font mouches, comme le féminisme de Marceline, insurgée contre la dépendance des femmes qui ne pouvaient même pas administrer leur fortune, et s’indigne :

« Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! » 


         Si, dans le Barbier, Figaro avait deux sentences d’une spirituelle impertinence contre les nobles : « un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal » et déclare impunément au Comte : « Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? », dans le Mariage, on trouve la fameuse phrase  de Figaro devenue la devise du journal éponyme, de même nom : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. »
         Il y a, surtout, dans le second volet du triptyque, la révolte argumentée du valet Figaro, parfait et loyal serviteur du Comte, qu’il aida à séduire et enlever Rosine : Suzanne lui découvre que son maître ingrat le trahit, veut rétablir le « droit de cuissage » qu’il avait aboli, droit du seigneur de posséder avant lui la fiancée de son serviteur, veut coucher avec celle qu’il doit épouser le jour même. Car, tout comme Le Barbier de Sévilleprécédent, c'est aussi une comédie à l’espagnole avec des parallélismes entre les maîtres et les valets, mais ces derniers deviennent aussi premiers, les valets disputent la première place aux maîtres et donnent même le titre de la pièce. Ils entrent en conflit avec eux, pour le moment en secret, avec la ruse, force des faibles. Et c’est la fameuse tirade, le monologue de Figaro, qui annonce la Révolution en dénonçant la noblesse :  

« Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places […] Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus... »

Terrible réquisitoire d’un plébéien, d’un Tiers état, qui rue dans les brancards et demandera bientôt l’abolition des privilèges indus de la noblesse.
 
L’empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette, despote éclairé, favorable à Mozart, écartelé entre libéralisme et conservatisme royal, avait interdit à Vienne la pièce de Beaumarchais, mais pas sa lecture. Il approuva le livret de da Ponte, purgé de ses audaces, du moins la tirade finale impitoyable de Figaro contre la noblesse, qui devient simplement un air convenu contre les ruses des femmes quand il croit que Suzanne a cédé aux avances du Comte. Cependant, sous la trame d’une ingénieuse comédie aux rebondissements incessants fous et loufoques de cette « folle journée », le conflit entre peuple et noblesse demeure latent et même avoué et ouvert : Figaro, découverts le désir et projet du Comte, décide de le déjouer et le noble, joué, désire se venger sans pitié de ses domestiques. C’est une lutte des classes, dont la franchise est cependant feutrée par le rapport des forces entre le maître tout-puissant et ses serviteurs contraints à jouer les renards contre le lion, la ruse contre la force.

RÉALISATION  ET INTERPRÉTATION
            On pardonnera à Vincent Boussard, pour la beauté esthétique de l’ensemble de sa mise en scène, d’avoir sacrifié à l’académisme déjà bien vieux de la « modernisation » des œuvres scéniques mis en faveur, dans les années 70, par les Ponnelle et Chéreau, sentant bien fort son demi-siècle usagé. Avec des superbes costumes d’un XVIIIe siècle réinventé par lui-même avec la collaboration d’Elisabeth de Sauverzac, véritable création saisissante, robes noires des dames, perruques vertigineuses défiant tout ce qui se faisait d’audacieux en la manière, on se demande pourquoi une comtesse en costume pantalons d’aujourd’hui, un Comte et un Bartolo en habits XIXe, une Marcelline en vamp hollywoodienne et une Barberine en Bunny de Playboy, une ascétique Suzanne en tristounette tenue noire et petit col blanc de quelque famille puritaine, un Basile en chapeau melon, un Figaro indéfinissable, etc ? Pourquoi ce gramophone, cette voiture d’enfant, ce lampadaire, etc, etc ? Si, comme il le souligne dans un avant-propos, « cette œuvre [a] une ‘contemporanéité’ définitive », la surligner par ces signes chronologiquement hétéroclites est un pléonasme.  En tous les cas, la dimension historique, ce qui reste encore vif chez da Ponte de la pièce subversive de Beaumarchais malgré l’amputation de la tirade prérévolutionnaire finale de Figaro remplacée par une satire convenue contre les femmes, sombre dans le noir malgré un Figaro juché sur l’échelle peut-être sociale : le triomphe hégélien de l’esclave sur le maître, qui passe sur le devant de la scène, même dans le titre de la pièce. On convient, cependant, qu’il y a deux signes forts de ce renversement social : le Comte laçant les souliers d’un Antonio mal fagoté pour le mariage, et la touchante inversion des rôles lorsque c’est la Comtesse qui habille sa camérière, là, oui, magnifique robe blanche comme la tardive version en noir de la Comtesse, fleur nocturne issue de la nuit du jardin.

            Sans qu’on comprenne pourquoi ces fantomatiques personnages interviennent dans l’action, ouvrant, fermant des portes, détournant l’attention de la musique et du jeu, du vrai théâtre qu’est cet opéra où tout du texte et musique est si miraculeusement imbriqué qu’il semble qu’il n’y a qu’à les suivre humblement pour les servir, comme la scène du déguisement de Chérubin avec Suzanne et la Comtesse où tout est précisément dicté de la gestuelle, du jeu, au point que s’en écarter, c’est la dénaturer, on concède aussi que l’intéressante idée de mise en scène, est ce cube, vase clos orné de planches scientifiques de l’Encyclopédie, sur lequel se penche de haut ce public privilégié avec une curiosité, sans doute plus intellectuelle qu’affective,  morbide, d’une société savante au rationalisme poussé à l’excès : l’humain comme un spectacle et objet d’expérience. Au-delà de l’érotisme pervers, Sade, c’est cela. Les animaux empaillés sont peut-être déjà le résultat de semblables expérimentations. Qui nous font frémir de tant d’autres que l’Histoire a connues.

         Mais on regrette que cette métaphore ne puisse être filée longtemps, l’œuvre résistant de tous ses bords, réduisant ce somptueux public oisif à faire une sorte de figuration scénique inutile. Les robes flashy, rose, vert, jaune cru, des jeunes filles chantant le généreux seigneur qui a aboli le droit de cuissage illuminent un moment la noirceur ambiante dans ces tons finalement variés de noir qu’on dirait inspirés des variations les plus subtiles de Soulages.   
         Il reste ce cube aux parois ornées d’une luxueuse tapisserie rasante de Vincent Lemaire, que les lumières latérales ou plongeantes de Bertrand Couderc doteront d’une vie, d’une suffocante beauté avec ces portes et fenêtres indiscernables pour des personnages pris au piège comme des animaux dans une cage, des insectes dans une boîte fermée d’un onirique voile, prolongation sans doute de l’expérience. Mais laquelle ? Si c’est le couple en crise, c’est aussi intemporel que tout mariage…Cependant, on goûte le raffinement esthétique de l’ensemble et ces projections de fonds de tableaux d’époque, Goya, Tiepolo ou Gainsborough, qui apportent une éclaircie de rêve à ce qui, estompant le bouffe est bouffi de noirceur. Avec l’inévitable nécessité de changement de décor et de costumes pour les choristes parfaits (Emmanuel Trenque), imposant deux « précipités » allongeant par trop la longueur du spectacle.

         Car, est-ce parce qu’il est gagné par la noirceur ambiante ? le chef Mark Shanahan a un tempo d’une langueur et d’une longueur qui fait frôler la marche funèbre à la marche militaire ironique et vengeresse de Figaro contre le jeune morveux aristocrate Chérubin. Assistant à la direction musicale, Néstor Bayona tire son épingle du jeu, sans la perdre comme Barbarina, en assurant le continuo des récitatifs au pianoforte qui remplace justement le clavecin déjà dépassé chez Mozart. On ne perd certes rien des plans sonores, de la délicate cohésion des ensembles concertants, mais, rythmiquement, il manque la folie à cette « Folle journée », sous-titre de l’œuvre.
         Fort heureusement, la maîtrise sans faille des chanteurs triés sur le volet rachète par leur engagement, leur jeu et leur feu, cette mollesse regrettable. On apprécie le traitement des personnages pittoresques : un Don Curzio (Carl Ghazarossian) affublé d’un masque d’oiseau de médecin du temps réchappé de l’expérience ou de la peste, perché comme un oiseau poussant des cris perçants, la rondeur avinée d’Antonio (Philippe Ermelier), sentant parfois la brute patriarcale face à Figaro, autoritaire avec sa nièce Susanna, vainement grondant avec son espiègle fille Barbarina, l’adorable Jennifer Courcier. Tout aussi réussi, aussi ondulant, dans sa soutane sous son chapeau melon incongru, qu’insinuant et jubilant de malice perverse, le Basilio de Raphaël Brémard.  Couple qu’on marierait aussitôt s’ils ne le faisaient plus tard : le Bartolo bougon, grognant, ruminant d’une sombre mi-voix la vengeance en lisant, comme s’il se répétait le code des lois, de Marc Barrard et il faut avoir comme il renâcle avant d’accepter l’union ; la Marcellina, cougar sexy de Marie-Ange Todorovitch, toute volupté du corps et de la voix, n'en ferait pas une indigne conjointe de Figaro, qu’elle couve d’un œil frugivore, à notre époque qui inverse heureusement les rapports d’âge entre les couples, passant le relais aux dames arborant un jeunot. La canne, que le fâcheux incident d’une entorse à la cheville l’oblige à avoir, est astucieusement intégrée à la scène par Boussard, lui donnant une allure digne, et permettant un joli jeu dans la dispute du duo avec Susanna.

         Le Cherubino de Antoinette Dennefeld remporte tous les suffrages, bien que pâtissant de la mollesse du chef dans son premier air fiévreux qui, fort heureusement, lui rend toute la mélancolique vivacité pour sa romance à la Comtesse, jolie trouvaille de scène, absente, le jeune adolescent s’adressant alors, dans son désir vague mais général à toutes, et à l’ombre, à l’effigie, à la silhouette d’une femme qu’il étreint comme une poupée gonflable.
         Le Comte, qui finalement est vaincu par la coalition des femmes et du valet, est souvent intelligemment mis hors-jeu, isolé par le rideau d’un monde qui le dépasse, qu’il ne contrôle plus : vaincu. C’est une image plus dramatique que bouffe, mais frappante et plausible dans son expressivité mais qui ôte, dans le premier acte, sous la baguette peu légère du chef, de la légèreté à ce coureur de jupons campé par un élégant Christian Federici qui devient un redoutable époux caldéronien, ivre de vengeance sur un simple soupçon, armé d’un encombrant fusil quand Susanne parle de l’épée dont il veut tuer le page…La digne épouse de cet indigne mari, c’est Patrizia Ciofi, dans une magnifique image toute de noir vêtue, adossée à l'embrasure noire d'une porte, seul son visage blanc éclairé d’une lumière tombante, plus que la femme mélancolique habituelle, humiliée, est presque une  héroïne tragique au bord du désespoir dans son premier air, filant des sons à l’infini du souffle dans le second, de cette voix ronde, boisée, égale, aux aigus sûrs, secouée soudain par la révolte puis soulevée d’espoir : une prise de rôle bouleversante par sa vérité.

         Crise du couple : le couple de domestiques n’y coupera pas non plus dans le pessimisme ambiant de cette réalisation cohérente dans sa noirceur. Susanne est d’une gravité accusée par son strict costume de couventine finalement. Cependant, Anne-Catherine Gillet a une telle lumière dans la voix, qu’elle est, à elle seule, une lueur d’espérance. Dans son dernier air, la voix ruisselle comme le ruisselet qu’elle évoque, bouillonne de volupté retenue. On la comprend : son Figaretto, Mirco Palazzi, petit par la taille comme un lutin blagueur mais grand par la voix, a une couleur profonde dans les graves : il allège et donne un sens à toutes les nuances du récitatif dans une compréhension subtile du texte et une appréhension magistrale de la musique. Un grand Figaro.

Opéra de Marseille
Le Nozze di Figarode MOZART
24, 26, 29, 31 mars et  3 avril..

Direction musicale, Mark Shanahan ; mise en scène, costumes, Vincent Boussard ; décors, Vincent Lemaire ; lumières, Bertrand Couderc ; collaboratrice aux costumes, Elisabeth de Sauverzac
La Comtesse Almaviva, Patrizia Ciofi ; Susanna, Anne-Catherine Gillet ; Cherubino, Antoinette Dennefeld ; Marcelline, Marie-Ange Todorovitch ; Barbarina, Jennifer Courcier
Le Comte Almaviva, Christian Federici ; Figaro, Mirco Palazzi ; Bartolo, Marc Barrard ; Basilio, Raphaël Brémard ; Don Curzio, Carl Ghazarossian ; Antonio, Philippe Ermelier
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos Christian Dresse
1. Susanna, Figaro, le Cpùte de dos; 
2. Curzio, Bartolo, Figaro, Marcellina;
3. Susanna, Basilio;
4. Querubino;
5. Figaro sur la fenête, Antonio, le Comte, la Comtesse;
6. Noces ;
7. Barberina et  Chérubin;
8. La Comtesse, héroïne tragique;
9. Parc nocturne aux étranges figures.