Trissotin ou Les
Femmes Savantes
de Molière,
Théâtre National e la Criée,
Marseille, 17 janvier 2019
Heureux rattrapage au vol de cette production
de 2015 de Macha Makeïeff, sans
doute mûrie et polie au cours des tournées, mais reprise et goûtée ici dans une
éclatante nouveauté. La critique a été si unanimement élogieuse, à juste titre,
qu’il y aurait quelque ridicule à voler au secours d’une victoire déjà conquise
et méritée. Je me bornerai donc à y apporter des notes personnelles
complémentaires à un texte et une réalisation, qui se prêteraient à une glose
infinie.
Décor
70 pour siècle 17
Bar à jardin, tour
vitrée laboratoire à cour, vaste salon frontal où les lumières creuseront de
géométriques espaces d’ombre ou des reliefs de vive clarté. Harmonie générale
d’un « blond hardi » comme
disaient les précieuses pour qualifier le roux : orange, jaune, rouge,
avec des touches de bleu du tapis pour Trissotin qui feront vibrer leurs
couleurs.
Meubles, lisses, policés, table basse, guéridon, sièges,
fauteuils, canapés revêtus sans doute du skaï rival trompeur du cuir, fort en
faveur alors, peut-être aussi du teck, et non du toc, chez ces bourgeois dans
ce goût de la froide mode scandinave avivée par la vogue et vague sexuelle
chaleureuse qui déferlait alors du nord. Appliques aux murs et suspension
brillantes.
Pour recevoir dignement l’invité d’honneur, lui faire place,
lui donner la place centrale, on amoncellera des meubles, des chaises
métalliques qui feraient du salon salle de conférences pour ces doctes dames,
si elles ne déménageaient, littéralement ou métaphoriquement, de la tête. Un
tapis roulé pour dérouler celui d’honneur à Trissotin, sur des sièges empilés,
semble visualiser dans l’humour cette « longue lunette à faire peur aux gens » que fustige Chrysale,
pointée sur l’astre d’un lustre lunaire étincelant.
Sur belles jambettes, jupettes courtes à fleurs
psychédéliques des demoiselles, costumes où les robes, violette de Philaminte,
verte de Bélise et la chemise rose indien de Trissotin donnent la note,
hypercoloriste, du temps. Trissotin, cheveux longs et talons hauts, insinuant
et ondulant androgyne, crooner style David Bowie, voix acide de fausset, flûtée,
affutée, affectée et sophistiquée de Fanny Ardant à la molle diction, a déjà la
doucereuse onction d’un Tartuffe (Geoffroy
Rondeau). Attendu comme un Messie par les dames, le gourou hippie apparaît
dans des nuées, des éclairs, des échos, d’une surnature qui devrait peut-être quelque
chose aux psychotropes. Sans ce pouvoir hallucinogène ingurgité par ces trois
dames qui boivent et enregistrent la drogue de ses paroles, on comprend mal que
toute leur science n’ait pas conscience de l’inanité de sa poésie. Sans doute
la chute de polichinelle flasque, bras ballants du fauteuil de Philaminte,
montre qu’elle, la dompteuse, est une marionnette manipulée.
Patriarcat et lutte des femmes, d’un siècle à l’autre
À trois cents ans, 1672, de la création de la pièce, années
70 de la nouvelle situation, évolution vertigineuse de celle du statut la femme
et du patriarcat au miroir d’aujourd’hui. L’état
fonctionnait comme une famille et la famille, comme un état, Roi ou Père au
centre et Dieu au-dessus, caution des deux. Société verticale, patriarcale, où
la femme passe du Père au Mari ou à Dieu le Père si elle n’a pas de dot et,
sans dot moindre pour le couvent, elle reste la sœur, la tante, la vieille
fille, la duègne espagnole au service du frère, veillant dans le foyer, sur la
vertu des nièces, sans doute comme Bélise[1].
Mais la monarchie a subi, dans la personne des
rois, dans toute l’Europe, de rudes secousses, et la France, lors des Frondes,
contestation de la royauté, du patriarcat[2],
où se sont illustrées de belles ambitieuses avides d’une parcelle de pouvoir. Après
mai 68 contestant un vieux patriarche général, la libération sexuelle des
femmes et leur combat politique n’a pourtant pas eu complètement raison du
patriarcat, du phallogocentrisme comme disait Derrida, le discours mâle
dominant. Le pouvoir matriarcal de Philaminte au foyer, imposant impérieusement
ses volontés (« Je ne veux point d’obstacle aux désirs que je
montre » ; « Je l’ai dit, je le veux : ne me répliquez
pas ») serait une vraie révolution, l’instauration singulière d’un
matriarcat, illustrant le rêve des Anciens dont elle se pique : un roi
justifié par la philosophie sur le trône comme, fondée sur la science, une
femme dominante au foyer, si sa tyrannie n’était qu’un décalque de la
domination des hommes. Dans un foyer bourgeois, limité, éteint, la maîtresse-femme n’exercera dans l’ombre son
pouvoir, plus tard, que comme maîtresse subalterne, même favorite des rois.
Érotologie
féminine
La mise en scène de Macha Makeïeff ouvre sur l’irruption,
sur scène de personnages éméchés, fêtards rentrant à demeure, l’homme harassé
d’alcool et sans doute de sexe : Clitandre, Henriette, couple qui n’a sûrement
pas attendu de convoler pour s’envoler et s’envoyer en l’air. Suit la scène
entre les deux sœurs, sur l’amour abstrait d’Armande la savante, qui dénonce le
vulgaire et charnel de la cadette, abandonné aux sens. Débat tendu mais
sous-tendu, informé au second degré indicible, il n’est pas interdit de le
penser, par le fameux et scandaleux ouvrage anonyme, condamné mais courant sous
le manteau et les draps, L’Escole
des Filles ou la Philosophie des dames (1655), deux dialogues entre
deux cousines, l’innocente et la rouée, sur le plaisir au féminin en
connaissance précise du désir et corps masculins.
Dernier brûlot du
puissant courant libertin (au sens premier du terme, athée, esprit fort, mais
annonçant l’élargissement du terme à l’érotisme), cet ouvrage, sereinement, tout
naturellement, ne fait qu’en suivre, de savoureuse façon, la philosophe
naturelle, combattue par l’Église. Ce mouvement libertin, même libertaire, s’était
déjà illustré, dans la première moitié du siècle par un Saint-Amand exaltant la « douce » débauche, par Sorel,
Naudé. Théophile de Viau, d’un hédonisme païen, sera condamné et emprisonné
pour sa philosophie naturaliste d’abandon du corps aux lois de la nature qui prêche
la licence sexuelle, en dépit des parents et vieux envieux.[3]
Plus proche de nos savantes
femmes, la burlesque et scabreuse Carte
du pays de Braquerie de Bussy-Rabutin de son Histoire amoureuse des Gaules (l660) était le pendant parodique et
érotique de la fameuse et pudique Carte du Tendre (1654-1660) de la précieuse Mademoiselle
de Scudéry, dont l’emprunt à la carte d’amour mystique de la montée au Mont
Carmel de Jean de la Croix, signe et désigne assez l’ascèse d’un parcours
amoureux dépassant la sensualité par une culture raffinée du sentiment.
En tous les cas, épuré ou apeuré de sexe chez Armande et Bélise, la tante vieille
fille érotomane qui se croit toujours aimée et désirée, ou délivré de ces
problèmes chez Henriette, deux thèses de l’amour s’affrontent d’emblée. Seules
les outrances d’Armande puis de Bélise, font naturellement pencher les rieurs
vers le bon sens tout de même un peu terre à terre d’Henriette. Mais sous les
excès des deux savantes apparemment détachées des nourritures sexuelles
terrestres, il convient de voir une réalité des rapports sexuels hommes et
femmes qui horrifierait la génération actuelle des justement indignées du #meetoo.
Érotisme masculin
En France, après les longues convulsions des Guerres de
religion qui débordent largement la première moitié du XVIIe siècle,
ses révoltes féodales et ses Frondes, la noblesse, les hommes, sont toujours
sur pied de guerre, arme (ou sexe) au poing. La femme n’y est, au mieux, que le
repos du guerrier et, plus souvent, le butin de guerre de cavaliers guère
chevaleresques, forteresse à prendre d’assaut. La réalité sexuelle est faite de
brutalité. La politesse galante,
verbalisées, lexicalisée c’est-à-dire désémantisée, neutralisée donc, s’est
réfugiée dans la poésie fadement amoureuse, les airs de cour, les opéras et
cantates, les romans pastoraux inspirés des Espagnols et Italiens : au
pays des songes, qu’on singe, au mieux.
Dans ce contexte, il faut rappeler le rôle civilisateur des
salons féminins, le premier, celui de la marquise de Rambouillet, italienne,
toute jeune initiée à l’art raffiné de la conversation, dont le père fut
ambassadeur en Italie et en Espagne, pays où se cultivaient un art de vivre et une
galanterie héritée de l’amour courtois. Avec sa fille Julie, son escadron de
jeunes filles et les précieuses, elles vont polir avec le langage, la rudesse
masculine. Tirés de ce vocabulaire, les apparemment ridicules « muets truchements », de Bélise, ‘les
yeux’, dans la rhétorique du silence, comme interprètes de l’amour, ne sont
qu’un verbal avatar rêvé de vénération
virile de la dame. Bien des femmes, aujourd’hui, pourraient invoquer ce
respect et, hélas, à notre époque où gagne aussi l’effroi sexuel, où l’image,
le virtuel, tendent à remplacer le corps, souvent tenu à distance par le
préservatif absolu de l’écran, la pulsion scopique traduit aussi la répulsion
physique. La Pin-up épinglée dans la cabine solitaire du camionneur, les
spectacles de nu féminins, les publicités aguicheuses, sont bien la preuve de
cette faculté du mâle à se satisfaire du regard, déjà bien repérée et
répertoriée par les précieuses, dont les prudes d’aujourd’hui auraient tort de
s’indigner, plus que culture cul signe d’un archaïque culte masculin à la
déesse.
On est heureux que cette Bélise, en rien atrabilaire
ni abstraite, ait été confiée à Jeanne-Marie Lévy, belle voix charnue :
le chant nostalgique qu’elle entonne au piano, déjà significatif, en fait un
personnage poétique attendrissant et le duo qu’elle amorce voluptueusement avec
Clitandre, au-delà des mots qui la limitent, montrent bien qu’elle n’a pas de
frontière étanche charnelle avec l’homme. Tout comme l’anguleuse et acide
Armande (Caroline Espargilière), figure finalement tragique, prise
au piège de ses théories, implosant ou explosant dans peut-être un suicide qui,
plus que le couvent dans le texte, avait tenté ici sa sœur, la pulpeuse et
émouvante Vanessa Fonte si plantée sur terre sinon la tête dans les
étoiles comme sa sœur.
Le désir de l’homme,
comme ne dirait pas Boileau, « court
à l’événement. » Les
précieuses de ces salons renouent avec les « Cours d’Amour »
courtoises : la femme avisée oppose de délicats moyens dilatoires au
mâle mal avisé pressé, lui apprennent à domestiquer ce brutal désir animal, à l’humaniser, le socialiser, le cultiver en le
retardant : en le verbalisant. Ce n’est pas pour rien, que Madame de Sévigné, dont son cousin
Bussy-Rabutin disait que « toute sa
chaleur est au cerveau », face à l’expéditif amour à la française,
regrettait cet « amour à
l’espagnole », fait de soumission et d’attente de l’amant, dont on voit
l’expression, même caricaturée, dans la chanson de l’Espagnol du Bourgeois gentilhomme, dont témoignent tant d’opéras-ballets, jusqu’aux Indes galantes de Rameau.
Maîtresses-femmes d’exception
Il faut signaler, exemple
harmonieux, le salon et la vie de la célèbre Ninon de Lenclos, comme Mademoiselle
de Scudéry refusant le mariage, femme libre et libertine au double sens du
mot, qui « théologisait », c’est-à-dire prêchait l’athéisme, entourée
de beaux esprits et d’esprits forts, d’amants, classés en « payeurs »,
« martyrs » et « caprices ». Les femmes lui reconnaissaient
l’art de faire un « honnête homme d’un jeune benêt », lui apprenant
« la manière jolie de faire l’amour », de faire la cour. Victime
d’une cabale de dévots qui l’enverra un temps au couvent en la perdant aux yeux
d’Anne d’Autriche, maîtresse-femme régente, elle en sera
délivrée par la même grâce à l’intercession de son admiratrice Christine de Suède, autre femme libre
exceptionnelle, qui la vint visiter, tout aussi avide de savoir. Philaminte est
de cette trempe de femmes.
Pour se venger des cagots,
Ninon aurait soufflé à Molière, qui fréquentait chez elle, son Tartuffe. Mais, femme philosophe,
érudite mais non pédante, toute féminité, a une revendication féministe dont se
souvient sûrement la Philaminte de son ami Molière :
“Je vois qu’on nous a
chargées de ce qu’il y a de plus frivole et que les hommes se sont réservés le
droit aux qualités essentielles. Je me
fais donc homme. »
« Homme au-dessus de
toute définition », disait-on de cette femme.
Hommes peu savants
En tous les cas, malgré les
excès de ces dames, les hommes qui les traitent souvent de folles, ne leur
arrivent pas aux chevilles. Le cas est réglé de Vadius (Pascal Ternisien) ; Trissotin, l’imposteur Tartuffe des lettres
abuse un temps leur cœur de midinettes et naïves fans, mais rien ne dit que
pouvait durer longtemps son emprise, même avec la prise en mariage et dot
d’Henriette dont la révolte eût fait sauter aussi le masque. Ariste (Philippe Fenwick), ne risque rien en
utilité, oncle et frère désolé de la pusillanimité de Chrysale face à sa femme,
à laquelle lui-même ne s’oppose guère. Quant au supposé maître des lieux, mari
et père de famille, malgré sa magnifique tirade, dont le tir est lâchement
détourné de sa femme à sa sœur, tout en fustigeant les femmes savantes, ne fait
que souligner qu’il en mérite toutes les critiques : Vincent
Winterhalter, par la richesse de
son jeu, son art du mimodrame qui fait des silences de profonds suppléments non-dits
du texte, en fait un homme fuyant les conflits mais dont on doute qu’il aime à
se juger dans le miroir de sa conscience. Même sa fille Henriette, qu’il
prétend défendre, ne lui manifeste qu’un respect contraint, sollicité par lui
car il lui est nécessaire pour résister à la tyrannie de la mère.
Mais, malgré ses apparences
de jeune premier, d’amant traditionnel d’Henriette, par sa jeunesse, Clitandre (Arthur Igual) laisse percer un futur
Chrysale, guère moins borné dans sa tirade condescendante envers les femmes
proclamée et déclamée de toute la hauteur de sa supériorité masculine :
« Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante » . (acte I,
scène 3).
En somme sinon
sois belle, sois savante et tais-toi.
Voilà ce que consent, permet à sa future, de toute son autorité le prétendant,
finalement prétentieux : le savoir qui se peut avouer n’appartient qu’aux
hommes.
Des hommes qui n’ont, pour toute alliée de poids, que l’accorte et belle
servante Martine (Louise Rebillaud) dont le bon sens et le jeu ont beau jeu d’emporter la sympathie et le
rire de la galerie.
Savantes ridicules ?
Si les Précieuses de Molière étaient ridicules,
hors leurs nécessaires excès de néophytes à quoi les contraint sûrement la culture
accaparée de toute éternité par les hommes, les femmes étant toujours forcées
d’en faire plus pour un statut égal (et un salaire moindre), si on leur passe
leur faiblesse pour le fascinant séducteur Trissotin, à leur décharge, elles ne
se piquent guère de poésie mais de prose, de philosophie et de science, il ne s’agit
pas ici des Savantes ridicules, qui pouvait faire un pendant aisé à l’autre
pièce. Dans ce domaine, sauf l’illusion d’un homme sur la lune, qu’elles ne sont
pas seules à prétendre avoir vu, on les peut difficilement prendre en faute et,
quand on connaît l’état scientifique du temps, on est plutôt admiratif du
savoir précis que leur prête Molière, des atomes aux tourbillons cartésiens.
Leurs projets et ambitions intellectuelles sont remarquables. Mais, depuis Ève
et son péché originel de vouloir goûter, déjà, au fruit de la Connaissance, l’intelligence,
la science sont suspectes chez la femme, d’origine forcément diabolique :
domaine de la Sorcière.
Philaminte héroïque
Certes, Philaminte, zélée zélote dans son militantisme quasi
militaire pro Vaugelas (qui assécha tout de même la langue française à force d’épuration
linguistique, reléguant pour deux siècles Rabelais et la Pléiade) n’a pas la
tolérance d’un Proust qui pardonnait surtout les « fautes d’orthographes. »
Mais on doit porter à son crédit qu’elle et Bélise ont patiemment et ardemment
instruit leurs domestiques : générosité pédagogique envers le peuple dont
se plaint l’égoïste Chrysale :
« Mes gens à la science aspirent pour vous plaire […]
Raisonner est l’emploi de toute ma maison, »
évoquant ses serviteurs lisant, rêvant à des vers, s’intéressant
aux astres.
Elle est au-dessus des biens matériels même en chassant
injustement Martine pour des fautes de langues plus graves à ses yeux après
tant de leçons que d’éventuels larcins. Arbitre dépassé mais neutre dans le
duel verbal entre Trissotin et Clitandre, elle fait noblement remarquer devant
la virulence, la violence déloyale de l’attaque ad hominem :
« On
souffre aux entretiens ces sortes de combats
Pourvu qu’à la personne on ne s’attaque pas. » (1V, 3)
Se réclamant du stoïcisme, c’est en stoïque qu’elle
accueille l’annonce du procès perdu qui accable Chrysale :
Vous vous troublez beaucoup !
Mon cœur n’est point du tout ébranlé de ce coup. » (V,
IV)
L’on apprécie beaucoup aussi, que, dans cette production, si
elle peut inévitablement être odieuse et despotique dans le ménage, le charme
souriant de la souple Marie-Armelle Deguy en fasse une personne souvent
drôle, mais jamais ridicule et même attachante. Lorsque, libérant enfin la parole des femmes et l’enjeu de son combat, auquel on ne peut que souscrire, prenant le micro et
le piédestal, elle s’écrie :
« Je veux nous
venger toutes ! »
« Moi, la pire
de toutes » : la nonne savante
Et là-bas, au Mexique, presque contemporaine, entre pouvoir
des hommes et puissance de Dieu, une femme voilée, Sœur Juana Inés de la Cruz (1651-1695)[4] :
jeune, belle, adulée, dotée de tous les talents, au sommet de sa gloire
mondaine, elle fuit la cour vice-royale et entre au couvent sans vocation pour
y trouver la paradoxale liberté d’étudier, de s’adonner à la science, d’écrire.
Musicienne, dramaturge, astronome, femme savante se livrant à des expériences,
ayant un observatoire astronomique dans sa cellule, son savoir est si célébré dans
toute l’Amérique, qu’on doute même qu’elle soit une femme. Elle répond :
« Je n'entends pas bien ces choses
Mais au couvent me rangeai
Afin que si je suis femme
Nul ne vienne vérifier. »
Son couvent devient un véritable salon littéraire.
« La Dixième
Muse » à la production poétique immense, étrille les hommes et leurs
désirs dans des vers satiriques, écrit des poèmes d’amour enflammés à la
vice-reine qui la protège, qu’elle divinise, avec cet aveu qu’elle lui écrit :
« Aucun dieu n'est à l'abri
Du désir qu'on a de lui. »
Toutes les conceptions de l’amour sont analysées par elle et, à sa chère vice-reine, elle explique :
« Être femme et être loin
À l'amour n'est point barrière ;
Car tu sais que pour les âmes
Il n'y a sexe ni frontière ;
D'autant que l'amour naturel
N'est loi que pour le vulgaire,
Dont s'affranchit aisément
Toute beauté singulière. »
Mais elle commet la faute de se mêler de théologie, domaine des
hommes, s’attirant les foudres de l’Archevêque de Mexico. Dans une longue et poignante
lettre savante où elle raconte son irrépressible vocation poétique, elle justifie et
revendique pour les femmes le droit à l’étude, à la science, à la liberté d’écrire.
Interdite de papier, de plume et d’encre, condamnée au
silence, elle se défait de sa précieuse bibliothèque, émancipe sa petite
esclave, donne aux pauvres les bijoux dont la comblait la vice-reine, fait son
testament qu’elle signe :
« Yo, la peor de todas », « Moi,
la pire de toutes ».
Et meurt vite.
Et meurt vite.
Pour les universitaires américaines, elle est la première féministe,
et victime, de tout le continent américain. Ironique paradoxe, au Mexique, aujourd’hui
connu pour une misogynie qui conduit aux extrêmes du féminicide, au pays des machos, le plus grand poète
national est une femme : Juana
Inés de la Cruz.
Musique
On a beaucoup perdu de la production de la nonne savante, dont un traité de musique. Sans musique y a-t-il une œuvre
complète ?
J’avoue le plaisir de connivence musicale aux réalisations de Macha Makeïeff. Ici, d’abord, le
cliquetis d’une machine à écrire émanant de la tour laboratoire, étrange
résonance dans le silence, le grésillement d'un téléphone d'entrée.
Bélise, touchante, se mettra au, piano et chantera, en
russe, l’air français emprunté à Guétry par Tchaïkovski pour sa La Dame
de Pique, qui sera repris comme un leitmotiv dans La Fuite ! de Boulgakov par la metteur(e) en scène comme dit « auteur(e) » le Chrysale de Winterhalter : c’est toute l’âme ingénue, poétique et nostalgique,
on ne sait de quel amour blessée, qu’exprime la vieille fille par la voix ronde
et sensuelle de Jeanne-Marie Levy.
On entend Purcell dans des arrangements modernes réussis (Macha
Makeïeff et Jean Bellorini,
qui signe aussi les expressives lumières). Clitandre (Arthur Igual), désespéré,
grattant une minuscule guitare à défaut du luth originel, chante, bouleversant,
le « Flow, my tears, /Flow, my tears, fall from your springs!/ Exiled
for ever », de John Dowland, que
corrige et reprend Bélise dans son rêve fou d’amour que la musique rend
possible.
Diction
Sans altérer leur clarté, leur superbe diction, leur naturel
finalement, on savoure chez tous les acteurs la musique des vers, respectés
dans leur scansion, et épargnant ce mâchouillis parigot qui affecte tant de
textes classiques en vers, amputant l’alexandrin de ses e qui, pour être dits
« muets » n’en sont pas moins sensibles, faisant boiter les
pieds harmonieux, comme telle faubourienne Phèdre :
« J’l vis, j’rougis, j’pâlis à sa vue…»
Dans beaucoup de productions, non seulement les diérèses
(les mots où la métrique exige un pied de plus comme « élisi/on »)
sont souvent élidées pour une soi-disant raison de naturel (comme si
parler en vers relevait de la nature), dans cette réalisation, elles font sens,
ironiques dans la tirade d’Henriette à sa savante sœur,
« Je n’ai pas empêché qu’à vos perfecti/ons
Il n’ait continué ses adorati/ons »,
pédantes chez Vadius détachant les syllabes entachant son
rival Trissotin :
« Les défauts des auteurs dans leurs producti/ons
C’est d’en tyranniser les conversati/ons.»
Bref, un texte travaillé dans ses plus délicats
retranchements : on aime ces Femmes savantes.
Trissotin ou Les femmes savantes de Molière
La
Criée, du 8 au 20 janvier
Mise en scène, décor & costumes Macha Makeïeff Lumières Jean
Bellorini Son Xavier Jacquot Coiffures et maquillage Cécile
Kretschmar Arrangements musicaux Macha Makeïeff et Jean Bellorini
Assistants à la mise en scène Gaëlle Hermant et Camille de la
Guillonnière Assistante à la scénographie et accessoires Margot
Clavières Construction d’accessoires Patrice Ynesta Assistante aux
costumes Claudine Crauland Régisseur Général Sebastien Revel
Iconographe Guillaume Cassar Diction Valérie Bezançon Studio son
Sébastien Trouvé
Avec Marie-Armelle Deguy, Vincent Winterhalter,
Jeanne-Marie Levy, Geoffroy Rondeau, Vanessa Fonte,
Caroline Espargilière, Arthur Igual (en alternance avec Ivan
Ludlow le 10 janvier), Philippe Fenwick, Pascal Ternisien,
Louise Rebillaud, Bertrand Poncet, Valentin Johner
(en alternance avec Pierre Hancisse les 16, 17 et 18 janvier)
Production La Criée Théâtre national de Marseille / Coproduction Festival
des Nuits de Fourvière, Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de
Saint-Denis, Centre Dramatique National Orléans/Loiret/ Centre, Centre
Dramatique Régional de Tours - Théâtre Olympia
Photos : LoLL Willems
1. Harmonie d'un 'blond hardi" ;
2. Bélise (Jeanne-Marie Levy) et ses expériences éroti-scientifiques ;
3. Trissotin à l'assaut d'Henriette (Geoffroy Rondeau et Vanessa Fonte) ;
4. Boire et enregistrer la parole hypnotique de Trissotin ;
5. Trissotin crooner (Philaminte pâmée, Henriette perchée et Bélise assise) ;
6. Philaminte en son laboratoire (Marie-Armelle Deguy) ;
Proclamation féministes de Philaminte devant Bélise, Trissotin et Armande assise (Caroline Espargilière).
[1] Je
renvoie à l’un de mes livres, D’Un temps
d’incertitude, Éditions Sulliver, 2008.
[2] Sur le
patriarcat lié à la misogyne et à la gérontophobie, à la haine des pères, voir
en particulier La Deuxième Partie, « Incertitude du temps », chap.
VII, « L’ère des Pères ».
[3] Idem.
[4] Depuis longtemps, je lui ai consacré des articles,
un essai (Le Sexe d’un ange), une
émission à France-Culture, des conférences, des traductions et un chapitre dans
mon livre sur le Baroque, Figurations de
l’infini, Éditions du Seuil, 1999, Grand Prix de la Prose et de l’essai.
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