mardi, novembre 06, 2018

"LA BICOQUE", ROMAN DE SARA VIDAL


Enregistrement 6/9/19  passage, semaine
RADIO DIALOGUE RCF
(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
N° 325
(condensé de deux émissions, "Coup de cœur" et "Marque-page") 

La Bicoque, roman de Sara Vidal, éditions Riveneuve




Un « coup de cœur » est la prédilection, l’estime soudaine, l’affection que l’on ressent pour un objet ou une personne et que l’on souhaite faire partager aux autres. Et ici, sur les ondes de RCF, c’est un livre sur les ondes duquel j’aimerais conduire, émotionnellement mais rationnellement, les auditeurs devenus lecteurs.
Il s’agit de La Bicoque, roman de Sara Vidal, éditions Riveneuve,. Mais un « coup de cœur » peut être « un coup de tête », un « coup de sang » dans lequel la raison, que le cœur ne connaît pas, peut en être la dupe, car l’émotion n’est pas toujours bonne conseillère en matière de culture et le sentiment, encore moins en matière littéraire.
Évidemment, côté sentiment, on ne peut qu’éprouver de la sympathie pour Sara Vidal, femme simple, chaleureuse et très généreuse côté cœur : avec sa vocation bienveillante de bénévole, agrégée de lettres classiques, mais descendue de sa hauteur universitaire, elle a animé une humble mais urgente association de lutte contre l’illettrisme, en plus d’être fondatrice des rencontres littéraires Lectures du Monde avec des écrivains et créateurs francophones venus des pays du Sud.
Donc, Sara Vidal, professeure de Lettres classiques, prenant une retraite anticipée, avec trois enfants à charge, avec ces autres activités, critique littéraire et théâtrale pour une radio, chargée des relations publiques de Générik Vapeur, théâtre de rue, a mené une carrière dans les lettres comme écrivain, elle a douze romans à son actif.
Mais la sympathie que l’on peut éprouver pour cette personne, si pleine d’empathie pour les autres, les modestes, les petits, ne brouille pas de sa sentimentalité la raison du critique et l’admiration pour la personnalité littéraire évidente dans ce roman, La Bicoque. Un personnage sans nom, fuit une ville innominée sans laisser d’adresse, se retire dans une crique au bord de mer, dans ce qu’on appellerait un cabanon.
 La fuite de la ville est un thème littéraire très ancien depuis le poète latin Horace et religieux si l’on se souvent des mouvements érémitiques, des ermites fuyant les hommes dans les déserts pour rester en tête à tête avec Dieu. Cela aura un grand succès en littérature : des courtisans se rêvant bergers de pastorale, des princes vaincus de la Fronde courant au désert du janséniste Port-Royal, des soixante-huitards écologistes allant élever des moutons au Larzac, etc. Ce roman le renouvelle le thème avec originalité. 
Cependant, le héros n'est pas un atrabilaire Alceste misanthrope  de Molière voulant fuir le monde, le grand monde, la cour en fait, pour s'enterrer dans un "désert", qu'il faut entendre comme un confortable Port-Royal, où tant de faillits et aigris de la Fronde allaient trouver refuge pour cultiver leur individualisme et leurs échecs. Le hasard d'un gain à la loterie l'incite à acheter cette demeure isolée sur un bord de mer. Sa lassitude d'une ville chaotique, encombrée, le pousse sans doute au pari quelque peu ingénu de se trouver ou retrouver dans la solitude mais aussi de n'être pas retrouvé par la mort : « la mort aurait du temps pour le trouver, elle n’avait plus son adresse. »
Mais, il y a également, dans la complexité de ce héros sans héroïsme, un doute existentiel : sur lui-même, une perte de confiance en soi confinant à ce qu'il estime une transparence de plus en plus grande, une perte de "visibilité" dirait-on aujourd'hui. À n'être pas vu des autres, autant les fuir et, sans sombrer dans son propre regard narcissique, n'être plus exposé à celui, indifférent, d'autrui.
Bien que le personnage soit un laïque, il semble avoir une culture assez vaste (son ancien bureau en désordre, interdit de ménage même à sa femme ou compagne en est un signe subtil), notamment, sinon exactement religieuse, en tous cas, historique. Son expérience est rapportée, avec humour, au grand mouvement érémitique des débuts du christianisme, ces ermites, ces anachorètes cherchant une ascèse extrême, certains perchés sur un "style", une colonne. Mais, seule discrète référence géographique permettant de situer le roman, l'obsession pour les hommes préhistoriques de ce que nous identifions comme la grotte Cosquer grâce à l'allusion au pingouin rupestre, introduit une dimension, ou, plutôt, une filiation entre notre passé le plus archaïque, des tribus d'homme errant sans cesse pour leur survie, et, soudain, l'apparition d'un groupe de migrants d'aujourd'hui qui en semble une moderne incarnation. 
Et l'ermite volontaire fuyant les hommes est retrouvé par eux. Fuyant le monde et ses histoires, il se retrouve involontairement au cœur de l'Histoire  humaine : la plus reculée dans le temps et la pointe de notre actualité. Il y a tout un suspense physique et psychologique, très délicatement conduit, non du choc, mais de la rencontre entre le solitaire et les solidaires de la fuite. Son attitude est très complexe, ambiguë, autre réussite de ce roman d'une moraliste au sens noble du terme, sans simplisme moralisateur.
Sans rien d’appuyé, sous l’esthétique individuelle de la solitude, de la singularité, émerge tout doucement l’éthique humaine de la pluralité, du groupe. Prêcher dans le désert est forcément stérile. Ce héros n’a finalement pas rompu tout lien. Il n’est pas dans le superbe et égoïste isolement d’une tour d’ivoire : le monde, sa périphérie, sa marge, ses marginalités vont le rattraper. C’est d’abord la mémoire archaïque qui émerge avec ces "préhistoriques" amenant la découverte, avec les errants des temps nouveaux, la découverte que tout homme porte depuis toujours le désir irrépressible de l’ailleurs et celui, tout aussi puissant, de fixer une empreinte artistique de son passage : laisser une trace. Cela nous vaut de belles pages poétiques, graphiques, sur les dessins rupestres.
Le style est limpide, rythmé, souvent chantant de phrases au rythme ternaire d’une douceur souvent poétique. Sans descriptions réalistes, Sara Vidal a l’art de suggérer, en peu de mots, une ville, ses rues les moins attractives, saleté, ordures, bar tabac jonché de tickets de PMU, loterie, débris de consommation. On croit deviner le Cours Belsunce, le Boulevard National, une Marseille bien sensible bien que jamais nommée. L’évocation émue des dessins rupestres et du destin des hommes préhistoriques, les éternels migrants d’autrefois, nos ancêtres, font de ce roman un livre tout proche et lointain : universel.

La Bicoque, roman de Sara Vidal, éditions Riveneuve.




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