« Les Nouveaux
Mystères de Marseille » :
TOME 13
La Nuit des blouses grises,
éditions Lattès.
S’il
y a un écrivain que Marseille peut revendiquer et se revendiquer de Marseille,
c’est bien Jean Contrucci : une trentaine de livres parus dont au moins
les deux tiers concernent Marseille, comme lieu ou sujet de l’action, les deux
souvent mêlés. En dehors de livres d’histoire de la ville, ses histoires sur la
ville ont renoué brillamment avec le roman populaire et relié la cité phocéenne
à Paris et ses autrefois fameux mystères d’Eugène Sue.
Sa série, « Les Nouveaux
Mystères de Marseille », volume à volume, au-delà des intrigues policières
de la Belle Époque (belle pour certains), toujours passionnantes, brossent un vaste
panorama historique et dressent un tableau très vivant, très documenté de cette
ville bruyante et brouillonne, bouillante, active et rétive, à l’apogée de sa
puissance économique.
On dit que, la nuit,
tous les chats sont gris. Mais, à Marseille, il n’y a pas que les chats à en
croire le titre du treizième volume de ces « Nouveaux Mystères de
Marseille » La Nuit des blouses
grises. Il serait criminel, dans une histoire criminelle romancée, d’en
trop dévoiler l’intrigue, palpitante, semée de rebondissements, annoncés
humoristiquement par les épigraphes chapeautant chaque chapitre, à la façon des
feuilletons populaires d’autrefois pour maintenir le suspense. Mais en quelques
mots, le sujet, est une belle innovation, à l’américaine, du génie crapuleux
marseillais : en 1910, l’attaque d’un train postal, une première en France,
avec un wagon lesté de cent-vingt kilos d’or. Une attaque réglée avec une exactitude
scientifique à la pointe du progrès, pratiquement à la seconde près : il
faut souligner les pages d’une éblouissante précision technique sur les
instruments qui permettent, finalement, ce haut (mé)fait d’arme.
On avait déjà admiré
la minutieuse et rigoureuse information historique des autres tomes. Ici,
arrivés avec le temps à 1910, l’époque globale de la France englobe l’air de
rien l’histoire marseillaise où se sentent encore les relents de l’Affaire
Dreyfus, où plane le désir de reconquête de l’Alsace et la Lorraine. Mais il y
a aussi, à un niveau narratif plus concret, lié à l’action, l’histoire industrielle,
technique, sensible dans ses autres livres. Le lecteur curieux, ainsi, découvrait
la façon réglée d’allumer et d’éteindre des becs de gaz, apprenait les dessous,
littérairement et littéralement féminins, de l’industrie du tabac et des
cigarières, l’art de conduire un tramway, sa mécanique. Une précision
terminologique exemplaire sur une documentation digne d’un universitaire, sans
que cela leste de plomb une leste et vive narration, jamais ralentie ni alourdie
par ce qui, au fond, est aussi le décor concret d’époque, les signes du progrès
industriel, technique, dans lequel s’inscrivent, s’écrivent les crimes qui vont
être élucidés. De la sorte, conçue à Marseille, la fameuse automobile
Turcat-Méry, qui devait gagner le rallye de Monte-Carlo à la moyenne vertigineuse
pour l’époque de 13,8 km, a un rôle capital dans l’intrigue, sinon facteur du
nœud, du dénouement.
On retrouve avec
bonheur les personnages devenus amis des lecteurs fidèles de la série, le Commissaire
Eugène Baruteau, son fringant et vaillant neveu reporter du Petit Provençal, Raoul Signoret et leur
famille, enquêteurs liés par l’affection sans cesse renouvelée, avec les
enfants et épouses, autour d’une bonne table.
Mais finalement, par
le trou de la lorgnette grossissante du fait divers ou la loupe plus fine de l’enquête,
c’est Marseille qui est passée au crible fin : sa tradition mafieuse et
celle des grèves (inénarrable celle de l’Opéra lors du passage de la grande
cantatrice Emma Calvé, à laquelle Contrucci, passionné de musique avait
consacré une superbe biographie).
On retrouve et apprécie la toponymie précise
des quartiers d’autrefois, disons, des villages disparates disparus, ici,
Saint-Barthélémy déchiré par le train. Il y a les pittoresques Goudes, entrée
du paradis des calanques, mais enfer de l’usine du minerai de plomb oubliée
aujourd’hui, dont pourtant on voit encore les ruines, ruinant la santé de
damnés de la terre, les immigrants italiens, les babis méprisés mais usés
jusqu’à la corde…
On franchit avec la
tendresse de l’auteur la porte de la rédaction du journal Le Petit Provençal où officie le héros, on découvre les techniques
modernes d’alors (tube, composition…), le poète salarié pour des vers
journaliers de mirliton. On sent l’amour et l’humour, parfois la distance
critique de Contrucci, journaliste du Provençal,
vingt ans correspondant du Monde, envers les
compromissions, les contraintes politiques, les admirations forcées pour un
génie local, Edmond Rostand, dont on sait par cœur des tirades du génial Cyrano, tout en s’accablant, sans
cocorico triomphant, des rodomontades emplumées de Chantecler. Un monde d’hier rendu sensible aujourd’hui, avec une sensible attention aux humbles, aux oubliés du progrès triomphant.
Livre après livre, dans
ses Nouveaux mystères de Marseille,
Jean Contrucci, a bâti une fresque marseillaise avec ses frasques, souvent ses frusques,
ses vêtements souvent minutieusement décrits, ses façons de parler :
provençal, patois local pratiquement perdu. C’est tout un monde qui est
ressuscité, avec lucidité (ordures par la fenêtre…), sympathie, toujours sans
préjudice du rythme de l’enquête. On s’étonne, on s’indigne qu’aucune thèse, qu’aucune étude universitaire de la voisine
université, avec pourtant un
séminaire sur le roman policier dans l’aire romane, ne se soit encore penché
sur la mine de ces livres.
Saga familiale aussi avec la famille du Commissaire à la femme cuisinière, et celle de son neveu, élevé comme son fils, le jeune
journaliste et sa digne et subtile épouse, leurs enfants, faux jumeaux, l’un adopté. :
tendresse entre l’oncle Baruteau, bourru faussement, et son neveu Raoul Signoret, blagueur mais respectueux, qui
d’ailleurs le vouvoie, le voussoie. Tendresse aussi pour le vieux
poète déclamateur salarié du journal. Ils sont tous attentifs à
la misère d’autrui (le clochard, le petit berger italien), charitables. C'est le contrepoint humain aux crimes inhumains, à
la dureté sociale du temps.Vous manifestez toujours de la sympathie, de la tendresse
même pour le petit peuple des quartiers de Marseille, les ouvriers.
Les premières pages nous montrent le Commissaire Baruteau dans son bureau de l’Évêché en proie à la nostalgie et l’amertume de la retraite qui approche en cette année de 1910. Même si son neveu ne l’imagine pas inactif (rêvant d’une agence de détective pour lui), est-ce l’annonce pour les lecteurs d’une proche éclipse du personnage, d’une fin de ses enquêtes ? On ne souhaite pas de perdre une telle compagnie, mais un auteur a bien le droit, après lui avoir donné vie, de signer l’arrêt, même de mort, de ses personnages.
Nouveaux mystères de Marseille, Jean Contrucci,
Treizième tome : La Nuit des blouses
grises, éditions Lattès, septembre 2018, 335 pages. Signalons que chaque tome, en couverture, a une belle affiche d'époque, choisie par l'auteur.
De nombreux prix ont
couronné les ouvrages de Jean Contrucci, qu’on peut trouver aussi en livre de poche.
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