mercredi, février 28, 2018

LES VIES PARISIENNES DE NADINE


LA VIE PARISIENNE (1866)

Opéra-bouffe,

Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy,

Musique de Jacques Offenbach

NOUVELLE PRODUCTION
Odéon Marseille
24 février  


On avait aimé, en 2011, la production avignonnaise de La Vie parisienne de Nadine Duffaut, qui tournant, comme « tourne, tourne, tourne » la tourbillonnante ritournelle finale de l’œuvre, semblait toujours neuve dans sa reprise marseillaise, sans une ride mais non sans rires, au contraire, affinée et raffinée, dans ses tons de gris clair très Art Nouveau 1900, élégante jusqu’au bout des ongles de Métella. Pour l’Odéon, une scène qu’elle connaît bien puisqu’elle y a monté en 2015, pour enfants, avec des enfants, en un temps record, un remarquable Douce et Barbe-Bleue (conte musical en forme d’opéra, livret de Christian Eymery, musique d’Isabelle Aboulker, d’après Charles Perrault), avec des contraintes encore de temps et de lieu (voir ce blog 26 décembre 2015), et sûrement de moyens, elle nous délivre une autre Vie parisienne pétillante de vie, mais sans se répéter autrement que par l’exploit de la réussite trépidante, sans ce temps mort qui est le tort de faire un sort aux passages parlés, si faibles, de tant d’opérettes qui en finissent la trame trouée de lourdes parenthèses verbeuses. La rapidité du traitement de ces textes, sans nuire à leur nécessité dramatique qui explique et fait avancer l’action comme des récitatifs, laisse vite alors la juste place méritée par les airs, les ensembles, dans une continuité musicale plus alerte. Et il est vrai qu’une solide mais légère et agile troupe de chanteurs comédiens, bien dirigés, les expédient rapidement pour s’adonner, se donner plus pleinement au chant. Dont on appréciera l’apparente facilité en soulignant la difficulté de passer de l’émission parlée à la chantée.


 L’œuvre

         Sinon le siècle, le Second Empire, honni par Hugo, avait deux ans, « Napoléon [le Petit ne] perçait [pas] sous Bonaparte » mais Métella avait déjà  percé dans une pièce, suivie du Brésilien, l’année suivante sous la plume légère des deux futurs librettistes de cette Vie parisienne qui recyclait avec bonheur des pièces des deux compères librettistes : les personnages, connus du public d’alors, vivaient ainsi de nouvelles aventures joyeuses et nous sont devenus familiers depuis, folklorisés dans le patrimoine populaire, sorte d’amis qu’on aime venir retrouver, même venus d’une époque lointaine où le monde et demi-monde était ce qu’on appela ensuite la Café society, un peu la Jet set d’aujourd’hui aux voyages et argent faciles : des fortunés.

    À notre actualité de #meetoo et autres justes revendications ou révoltes féminines, pas forcément féministes, de criminilisation hypocritement puritaine de la prostitution, supposée libre dans l’offre mais pénalisée dans la demande, il est plaisant de comparer le libertinage tarifaire officiel de cette époque-là, il est vrai déguisé de courtoisie et de bonnes manières, on le voit avec Métella, baisemain pour la baise. Ce XIXe siècle misogyne aimait et réprouvait les prostituées de haut ou bas étage, hétaïres, courtisanes, cocottes ou cocodettes, vouées au cocuage matrimonial d’époux en manque, nécessaire pendant pour pendards luxurieux au luxe moral de la chasteté forcée ou forcenée des épouses et des petites filles modèles, interdites de plaisir par la morale et religion. Bien que les demi-mondaines tarifées fussent souvent en concurrence avec les femmes du monde du Faubourg gratuites — relativement— comme le souligneront cyniques, ou désabusés, les deux galants héros, et pas moins dangereuses les unes que les autres, pour la santé… Mal du siècle : autant que la phtisie, la syphilis, transmise par les femmes, anonymes,  mais dont on ne parle que pour les hommes, et encore les célèbres, Schubert, Baudelaire, Flaubert, Feydeau, Gauguin, Maupassant, Nietzsche, Toulouse-Lautrec…

         Second Empire mais Argent premier, règne des hommes infidèles, subissant en apparence la loi de l’infidèle— ou justicière— Métella, dont les richards émoustillés d’un même monde, international, se passent l’adresse comme d’un bon coup, triomphante femme tirée à quatre épingles qui tire la sienne du jeu en faisant la reconquête de l’un de ses amants, Raoul de Gardefeu sinon du sidéré sérail masculin complet.
Il n’en reste pas moins que, derrière le rythme pétaradant et la mousse pétillante de la musique d’Offenbach et du livret de Meilhac et Halévy, c’est la satire joyeuse mais féroce de toute une société matérialiste, à satiété avide de nourritures terrestres (dîners toujours prêts, fêtes toujours apprêtées), une société repue qui en veut cyniquement pour son argent comme le Brésilien (« J’en aurai pour mon argent, je vous le jure ! ») ou le Baron suédois qui veut effrontément et grassement « s’en fourrer jusque-là ! », les femmes étant au menu, apéritif, plat de résistance ou dessert. Même si l’échec des berneurs bernés fait partie de la tradition bouffe sinon de la bouffe, la partie de dupes faisant partie du jeu aux dés pipés pour le Baron ou bourgeois gentilhomme : le snobisme est un strabisme qui fait prendre le demi-monde louche pour le grand monde à lorgnon, et tel est pris qui croyait avoir une bonne prise ; la chair est forcément chère et c’est sur l’autel du plumard qu’est fatalement plumé le pigeon. Mais, pleins aux as, ils s’en remettront. Ici, c’est le couple exotique, suédois, du Baron et Baronne de Gondremarck, venus passer du bon temps à Paris, chacun espérant tromper l’autre, qui sera abusé à son tour par un faux et facétieux cicérone, attrapé finalement lui-même comme un renard qu’une poule aurait pris.


Réalisation et interprétation
         Les costumes de la Maison Grout, comme toujours, son fastueux. Il faut rappeler que, pour doper économiquement la France, le Second Empire, sous l’impulsion de l’Impératrice Eugénie, fomenta une luxueuse industrie de la mode, imposant aux privilégiées invitées aux somptueuses fêtes de Compiègne ou Saint-Cloud, de changer de toilette plusieurs fois par jour. Les dames, mêmes cocottes cancannantes, n’ont plus de froufroutantes et affriolantes, suffocantes crinolines à grand renfort de baleines, de carcasses : libérées du carcan du corset, elles portent les robes souples à volants légers, sensuellement moulante pour l’une, un un ensemble élégant de Poiret comme Métella avant sa flamboyante robe finale. Les deux joyeux lurons, Bobinet et Gardefeu, arborent des gilets lit de vin assortis l’un à son chapeau, l’autre chapeau jouant avec les carreaux verts de sa veste.  

À juger par ces costumes, Nadine Duffaut, dans cette nouvelle mise en scène, déplace encore l’époque de   l‘œuvre de1866, apogée festif du Second Empire, à 1900, bref, après le désastre de 1870, après l’hécatombe de la Commune de 71 et avant le cataclysme de 1914. C’est donc une parenthèse historique heureuse, en pleine « Belle époque », en plein cœur du « Gai Paris », l’acmé sans doute du rayonnement universel de la capitale qu’on vient visiter « en masse » du monde entier : en témoignent le couple suédois, le Brésilien et d’autres voyageurs dans cette gare vaporeuse de fumée d’une belle locomotive, d’abord occupée par la foule des ouvriers et employés du rail. Moteur de l’action mais réalité historique : le Second Empire avait vu le tissage de toute la France par le réseau ferré ; les Grands Boulevards de Paris tracés par Haussmann, larges pour éviter les barricades comme en 1848, étaient aussi de grands axes reliant rapidement les grandes gares. Comme celle-ci, de l’ouest, vers Deauville, Trouville, autres lieux significatifs du jeu, du plaisir pour les riches, comme le deviendra Biarritz.

         La locomotive est une ingénieuse pièce de décor (Loran Martinel et Roland Coutareau), s’ouvrant par le milieu à vue, transformée en pièces ou salons des appartements respectifs de Gardefeu (avec chambre à cornes, hure de cerf pour le Baron) et Bobinet, grâce à de simples panneaux, ou en bar restaurant avec bouteilles.
         Mais, sorte de signature chez de Nadine Duffaut, si elle joue le jeu du burlesque chez ces richissimes bourgeois ou aristos, elle n’en oublie pas l’envers du décor de cette société replète et prospère : elle donne à voir, comme en contrepoint, derrière eux avant de passer un moment devant eux, les domestiques. Dans cette sorte de saturnales, fête romaine ou, pour un jour, les esclaves prenaient la place des maîtres, ils occuperont enfin le devant de la scène. En sorte que le travestissement bouffe des domestiques, le temps d’une soirée de dupes, est une sorte de compensation, de vengeance sociale mais qui en fait autant de Cendrillons vite renvoyées à leur condition première après avoir goûté, comme par effraction, les plaisirs et mets des patrons qu’ils auront singés.

Rythme scénique et rythme musical ne se courent pas l’un après l’autre mais marchent au même pas d’une joyeuse alacrité faisant se succéder ces rythmes entraînants de danses à 3/4 et 3/8, valses et tempos hispaniques au goût de l’Impératrice espagnole, battus tambour battant par Emmanuel Trenque, chef de chœur de l’Opéra, qui dirige ici l’Orchestre du théâtre de l’Odéon. Attaché à ce théâtre, le Chœur Phocéen, où l’on reconnaît par ailleurs d’excellents solistes, bien entraîné par Rémy Littolff, ne traîne pas dans sa vive présence scénique. Les six danseurs du Ballet de l’Opéra Grand Avignon, mis en danse par Éric Bélaud, apportent leur note, animant le bal du Brésilien d’acrobatiques chorégraphies cancanesques.

Tous les personnages sont incarnés joyeusement, même les plus éphémères par des familiers de cette scène ou de vieux routards du spectacle, tel le Gontran passager Michel Delfaud. On le sait, qu’il soit Alphonse ou Joseph, Antoine Bonelli n’a qu’à paraître et même avant ses quelques paroles d’un rôle parlé, les applaudissements de joie éclatent pour saluer sa ronde faconde présence. Sans être « Prosper, hop-là boum ! », Jacques Lemaire,  bien chéri de ces dames sur canapé, campe un valet stylé et stylisé, presque hystérisé dans ses aigus. On trouve avec étonnement et plaisir la basse Antoine Garcin en Alfred et Urbain domestique. Bonne surprise, Éric Huchet, est Frick, solide bottier au savoureux accent germanique mais, en Brésilien, on a le plaisir, malgré la vélocité du morceau, de comprendre toutes les paroles de son air fameux qui est, à son échelle, un allègre « Fin ch ‘an dal vino… » à la fois follement abusé et désabusé, amusé. Comme la plupart des personnages jouant ensuite un autre rôle travesti, il est un inénarrable Major de table gardant son tablier en cuir de bottier sous le grotesque déguisement à brandebourgs. En Baron de Gondremarck, Olivier Grand, affublé des fourrures d’un manteau et chapeau chapka à la mode nordique, déploie une large et puissante voix de baryton à la mesure de ses puissants appétits de plaisir et on le sent capable de dévorer la vie, surtout parisienne, par les deux bouts.

      Également barbés mais au poil, dégaine d’élégants godelureaux, gamins gredins grandis trop vite, s’entendant comme larrons en foire malgré une rivalité amoureuse vite surmontée, presque pareillement vêtus et même prestance, Rémy Mathieu et Samy Camps, voix plus claire le premier, un peu plus grave le second, incarnent avec un panache et charme égal les jeunes débauchés de bonne famille dont parlera Métella dans son air « À minuit commence la fête… », croquant allègrement la vie et sans doute leur héritage ou même la dot de leur sœur. Seule la bobine de Bobinet, nez chaussé de lunettes, semble les distinguer et leur connivence fait merveille.
     Pour les dames, on est aussi gâtés :  trois nièces à croquer, et craquer dans leurs robes d’emprunt trop serrées, Priscilla Beyrand, Lorrie Garcia, et Nelly Bois. Soubrette acidulée, la piquante Pauline de Carole Clin agace un peu les dents comme un fruit frais. Tout sourire et charme pour sa sombre voix mûre, Cécile Galois, joue joyeusement une crédible et juvénile Baronne.  Laurence Janot, par son physique racé et sa voix raffinée, son élégance, est une Métella aristocratique comme la Païva, courtisane, bigame, marquise, maîtresse aussi de l’Empereur. Il faut voir avec quelle désinvolture primesautière et hautaine, au bras de son dernier amant, elle feint de ne pas reconnaître les deux jeunes anciens : « Connais pas, connais pas… » Avec son port de reine et ses robes somptueuses, elle incarne bien la courtisane de haut vol de l’époque. Mais, passant de gantière à veuve et de veuve à séductrice lors du repas, dans la rapidité de cette version, Amélie Robins, enchaîne les airs comme un collier de perles de sa lumineuse voix, défendant son métier, évoquant le fétichisme du gant des beaux messieurs vieux verts à la retraite, le froufrou des robes et bruit des talons des trottins parisiennes, avec des cadences sur des aigus superbes. Mais il faut la voir d’abord, courroucée, arrogante et agressive gantière étrangleuse du malheureux bottier osant la défier, et avec l’accent alsacien contre l’accent allemand ! 
         Le plaisant ou drame de l’affaire, c’est qu’avec la Guerre de 70, la France perdait l’Alsace et la Lorraine, revendiquées par l’Allemagne comme anciennes terres d’Empire germaniques. Si, après la Guerre de 14/18 la France récupéra ces provinces dont les Alliés, les estimant allemandes, lui refusaient la dévolution, ce ne fut que grâce à l’Impératrice espagnole Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, Empereur déchu : régente, elle avait supplié Guillaume II de ne pas les annexer et celui-ci lui avait répondu par une lettre qu’il ne les revendiquait pas comme allemandes, mais qu’il les annexait simplement comme « un glacis protecteur » contre son dangereux voisin. Cette lettre, remise par l’ex-Impératrice à la France républicaine en 1918, inclina les Alliés réticents à rendre les deux provinces à la France.  

La vie parisienne
de Jacques Offenbach
Marseille, Odéon,  24 et 25 février

Direction musicale : Emmanuel TRENQUE 
Mise en scène : Nadine DUFFAUT 
Assistant mise en scène : Sébastien OLIVEROS
Chorégraphie :  Éric BELAUD 
Décors : Loran MARTINEL et Roland COUTAREAU/.Costumes : Maison GROUT
Distribution :
Gabrielle : Amélie ROBINS 
Métella :  Laurence JANOT 
La Baronne de Gondremarck :Cécile GALOIS 
Pauline : Carole CLIN 
Les trois nièces : Priscilla BEYRAND, Lorrie GARCIA et Nelly BOIS 

Le Baron de Gondremarck : Olivier GRAND 
Bobinet : Rémy MATHIEU 
Raoul de Gardefeu : Samy CAMPS 
Frick / le Brésilien :  Eric HUCHET 
Prosper :Jacques LEMAIRE 
Alfred / Urbain Antoine GARCIN 
Alphonse / Joseph :Antoine BONELLI 
Gontran : Michel DELFAUD.
Orchestre de l’Odéon :  
Cécile JEANNENEY, Chantal RODIER, Yanmin KASER, Alexia RICHE-GUILHAUMON, Isabelle RIEU, Cathy BENOIST, Christine AUDIBERT, Nicolas PATRIS de BREUIL, Franck BARRÉ, Yannick CALLIER, Pierre NENTWIG, Sylvain PECOT, Soizic PATRIS de BREUIL, Mireille LOMBARD, Patrick SEGARD, Marc BOYER, Luc VALCKENAERE, Thierry AMIOT, Gérard OCCELLO, Yvelise GIRARD, Alexandre RÉGIS
Chœur Phocéen :
Saïda BOUACHRAOUI, Nadine D’ANGELO, Sabrina KILOULI, Davina KINT, Servane LOMBARD, Alexia MBASSE, Anne-Gaëlle PEYRO, Marion RYBAKA, Adrian AUTARD, Pierre-Olivier BERNARD, Laurent BŒUF, Angelo CITINITRI, Jacques FRESCHEL, Emmanuel GÉA, Damien RAUCH, Meng ZHANG
Chef de Chœur :  Rémy LITTOLFF
Danseurs :
Maud BOISSIÈRE, Noémie FERNANDES, Camille MERMET-LYAUDOZ, Anthony BEIGNARD, Sylvain BOUVIER, Alexis TRAISSAC
Photos : ©Christian Dresse :
1. Train ;
2. Les deux comparses, Gardefeu, Bobinet (Camps; Mathieu)
3.  Gontran, Métella entre Bobinet et Gardefeu ( Delfaud, Janot, Mathieu, Camps) ;
4. Baronne, Baron, Gardefeu (Galois, Grand, Camps) ;
5. Brésilien bien entouré (Huchet) ;
6. Altière gantière et bottier (Robins, Huchet) ;
7. Lettre à Métella (Janot, Camps) ;
8. Urbain et Prosper (Garcin, Lemaire) ;
9. Soubrette et valet (Clin, Garcin) ;
10. Trois cousins coquines sur Prosper (Beyrand, Garcia, Bois sur Lemaire) ;
11. Cancan.


 

 

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