vendredi, juillet 28, 2017

DANS LE TEMPLE DE L’OPÉRA, LE FANTÔME


LE FANTÔME DE L’OPÉRA,

CINÉ-CONCERT



Film de Rupert Julian (1925)

Musique improvisée au piano par

Jean-François Zygel



Théâtre antique d’Orange,

25 juillet 2017



         Le fantôme, on l’imaginait sur le linceul de l’écran blanc ; on envisageait le pire pour le spectre sans visage avec la violence du vent, risquant d’arracher toile et masque. Le film muet, mais si parlant en images expressionnistes éclairées de quelques panneaux écrits, relevées par la musique constamment éloquente et expressive de Jean-François Zygel, fit sensation, forte impression en cette nuit ventée d’un mistral qui ajoutait son froid à l’effroi et frissons de l’affaire. Le film légendaire fut projeté à même le Mur mythique du théâtre antique, éphémère de l’image sur la pérennité de la pierre : la pierre cassant quelques figures d’angle, absorbant les autres tel un buvard, indéfinissait le fini des images, les gommait doucement, les estompait dans un sfumato, un flou onirique, poétique, entre rêve et veille pour cauchemar palpitant de conte à faire peur pour grands enfants.

         Lieu faste, l'Opéra de Paris, la Palais Garnier, devient néfaste : événements mystérieux, ombre inquiétante rôdant dans les labyrinthiques couloirs comme une âme en peine, un machiniste pendu, le grand lustre de cristal s'effondre sous l’aigu cristallin d’une cantatrice. La double direction reçoit des menaces, subit un chantage signé d’un "Fantôme de l'Opéra" exigeant : l’octroi particulier d’une loge, le renvoi de la diva officielle du Faust de Gounod et son remplacement par une débutante, Christine. Cette dernière devient première, prima donna, triomphe dans le rôle obtenu à l’arraché et confesse à son amoureux, Raoul de Chagny, que, la nuit, une voix mélodieuse l’appelle et guide son chant : c’est Erik, un être au visage marqué et masqué pour ne point épouvanter. Facteur de son succès, il contraint la jeune femme à renoncer à son amour si elle veut continuer à régner par son chant à l’opéra : passage de l’autre côté du miroir.  Amoureux passionné de la belle, comme Pluton, dieu des Enfers enlève Proserpine et la fait reine de son royaume, il se saisit de la jeune cantatrice, l’entraîne et l’emprisonne dans les sombres, profondes et somptueuses demeures souterraines de l’Opéra de Paris où il règne et compose de la musique. Après de palpitantes péripéties, beau héros vainqueur, le vicomte amoureux arrachera Christine au malheureux héros de la terreur.


L’étoffe des rêves —ou cauchemars
         Ce qui me frappe dans cette histoire d’amour fou, c’est son riche tissage de l’imaginaire, de fils pratiquement lyriques. En effet, très étoffé de légendes et mythes que ce roman feuilleton de Gaston Leroux paru en livre 1910 dont est issu et tissé le film : le Faust de Gounod qui y est représenté et tient lieu de lien continu, contient la claire désignation du pacte avec le Diable contre le succès sur terre, passé ici par l’héroïne, cantatrice débutante, avec le monstre musicien qui en fera une diva en écartant la rivale et en faisant chanter, peu lyriquement, les deux directeurs de l’Opéra de Paris récalcitrants. Les rapports ambigus de La Belle et la Bête, c’est la relation amoureuse du « vers de terre amoureux d’une étoile » qu’il va faire naître ici ; la tentation de la jeune femme aspirant à découvrir l’identité, le visage du fantôme amoureux malgré l’interdit, tient de celle des héroïnes punies de leur curiosité, la femme de Barbe-Bleue qui l’échappe belle ou Elsa qui perd Löhengrin en posant la question interdite. Je ne peux m’empêcher de penser que la sorte de mort terrestre de Christine passant de l’autre côté du miroir pour suivre un fascinant dieu de la mort, puis rachetée et ramenée sous les étoiles sur le toit de l’Opéra Garnier par le héros sauveur, relève du mythe d’Orphée arrachant Eurydice aux sombres enfers où ne manque même pas la sorte de Styx du lac souterrain, glauque image aussi de l’inconscient attrait de la bourgeoise héroïne pour les abysses tortueux de l’âme. La touchante idée, le mélodrame, drame mélodieux, c’est celle de la malédiction frappant le héros malheureux pour on ne sait quel crime : sa rédemption ne peut venir que de l’amour d’une femme, autre Senta se sacrifiant pour le Hollandais volant amoureux du fameux Vaisseau fantôme. Elle lui sera cruellement refusée par une femme trahissant son amour.
         Enfin, il y a tous les fantasmes, la fausse fantasmagorie née d’un Opéra Garnier encore tout récent, supposé bâti sur des lieux inavouables, fonds ou bas-fonds ou basses fosses, avec son occulte lac souterrain, ses cryptes mystérieuses et salles sans nombre de l’ombre, ses inquiétants magasins de décors et costumes étranges, son lustre gigantesque de huit mètres et de près de huit tonnes, couronne ou épée de Damoclès supposée tombée sur un public frivole : concrétisé en un insaisissable fantôme, moins génie du mal que mélomane amoureux et professeur de chant à travers des murs qui ont des oreilles. 


Le film
         Première version cinématographique, très fidèle au roman de Leroux, The Phantom of the Opera (1925) est d’une séduisante beauté plastique. À part quelques scènes nocturnes tournées in situ devant Notre-Dame de Paris et le long des quais de la Seine, d’une nébulosité onirique, le Palais Garnier, la salle et autres lieux, sont remarquablement, fidèlement, luxueusement reconstruits. La « colorisation » du blanc et noir originel de cette "version reconstituée » est une réussite : sépia, bistre, complète couleur pour la somptueuse scène du Bal masqué, cape rouge du Fantôme volant au vent de la nuit noire et d’un magnifique effet plastique, ou la traîne de Christine lors de son rapt sur le cheval, ou flottant de la barque sur cet Achéron souterrain.

On peut parler de traitement musical des images : les personnages se meuvent choralement en rythme dans une harmonieuse cadence, tel le machiniste et le bouquet des danseuses autour de lui, les gestes semblent souvent mesurés on dirait au métronome, la masse des foules a des mouvements chorégraphiques d’une grande beauté. La course poursuite aux flambeaux dans les rues de Paris par la meute courant derrière le Fantôme a la grandeur épique que l’on va trouver dans Octobre (1928) d’Eisenstein dans le peuple se lançant à l’assaut du Palais d’hiver de Saint-Petersbourg. L’actrice, la ravissante Mary Philbin, a un jeu très moderne, sans l’outrance expressionniste du muet. C’est un cinéma prêt à parler avec naturel, mais dont le silence laisse tout un champ possible à la musique.

La musique
         Jean-François Zygel n’est pas Le Fantôme de l’Opéra, ni son squelette en chair et en os : c’est ce sympathique farfadet facétieux que l’on aime, et nous ne volerons pas au secours inutile de sa Victoire de la Musique en déclinant tous ses titres aussi nombreux que les plumes des ailes et que le public connaît bien : de La Boîte à musique aux Clefs de l’orchestre de la télé à la radio et La Preuve par Z de France Inter. Ce Z de Zorro ou gentil zozo n’avance pas masqué : c’est un pédagogue-né qui, comme en s’amusant, livre tant de clés pour la musique au plus grand nombre qu’on en oublierait sa pédagogie plus pointue sur l’improvisation au Conservatoire de Paris, et sa singulière carrière de pianiste et de compositeur.  Tous ces titres, ces qualités, étaient unies ici pour cette première d’un Ciné-concert renouant avec les origines musicales du cinéma, pensé autrefois comme un grand opéra et auquel sacrifièrent de grands compositeurs ravis.

         Le piano, immense oiseau noir posé sur la scène, l’aile déployée pour prendre son envol. Il est remarquablement sonorisé pour remplir en harmonieuse proportion, qui semble naturelle, l’espace immense et les images gigantesques. Assis à son poste face à l’écran, sans partition, le regard sur les images, plongeant dans l’écran ou s’en détachant après les avoir vues, bues, pour délivrer l’œuvre qui naît de ses doigts et ses yeux, Zygel ménage quelques brèves pauses de silence comme une articulation ou cadre préalablement conçu pour cette musique vive, jaillissante, captivante mais difficile à capter pour le critique dans la tension et l’attention partagées entre l’image et le son.
         Il faudrait la réentendre pour lui rendre justice, encore qu’improvisée, comme dans la musique aléatoire, on ne se baigne pas deux fois dans le même flot qui coule en continu dans le déroulé du film. On n’en peut tirer que des sensations, forcément plus impressionnistes qu’impressionnantes.

         On aime le jeu de pas de plus en plus inquiétants qui marquent, scandent, précipitent la montée de l’angoisse : on ne croit pas aux fantômes, mais on en a peur. Et l’on veut avoir peur. La musique ironise les deux directeurs barbichus chenus, aussi ridicules que leurs émules barbus d’aujourd’hui, elle monte sur pointes avec les ballerines papillonnantes, virevolte avec leur envol de colombes effarouchées, grâces légères, primesautières, qui rendent plus lourdes et sourdes les atmosphères du drame poussé au paroxysme de l’horreur du cri muet, comme dans un cauchemar. Marguerite de Faust est éclairée par une brève citation de l’air final « Anges purs, anges, radieux » vite varié en ascension avec celle de l’angélique élévation artificielle de la chanteuse qui contrastera avec l’enlèvement de l’héroïne vers les profondeurs. L’évocation de l’air des bijoux ne manque pas, avec des ornements qu’on croirait issus de la bouche de la chanteuse muette, et la ballade du roi de Thulé, suggérée, accrédite la scène lyrique mais pour peindre d’autres paysages. On sent des souvenirs de Chostakovith dans les scènes de chasse du peuple contre le Fantôme dans la ville nocturne. La coïncidence ou non du prénom Erik du personnage maudit vaut de belles évocations de Satie, auquel un bis rendra un hommage ému. Bref, toute l’érudition de Zygel, toute la richesse de sa culture musicale entre au service d’une musique des plus personnelles et expressives pour rendre hommage à ce beau film.
Le musicien préparant, anticipant habilement les séquences, les ambiances, les appelant de son jeu, on a le sentiment que ce sont les images qui collent à sa musique et non sa musique qui s’ajuste à elles. Un bel exploit.

LE FANTÔME DE L’OPÉRA,

CINÉ-CONCERT
Film de Rupert Julian (1925)
Musique improvisée au piano par
Jean-François Zygel
Chorégies d‘Orange, 25 juillet 2017

The Phantom of the Opera
Distribution :

Lon Chaney : Erik, le Fantôme de l'Opéra
Mary Philbin : Christine Daaé
Norman Kerry : Vicomte Raoul de Chagny
Gibson Gowland : Simon Buquet
John St. Polis : Comte Philippe de Chagny
Snitz Edwards : Florine Papillon
Mary Fabian : Carlotta
Virginia Pearson : la mère de Carlotta



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