samedi, octobre 08, 2016

VÉRISME ET VÉRITÉ


LE VÉRISME : VÉRITÉ DE THÉÂTRE
CAVALLERIA RUSTICANA
Livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci
d’après la nouvelle de Giovanni Verga
Musique de Pietro Mascagni
(Rome, 1892)

PAGLIACCI
Livret et musique de Ruggero Leoncavallo
(Milan, 1892)
Toulon, 4 octobre 2016

Les œuvres : le vérisme
         La tradition a justement lié ces deux opéras courts, le premier, Cavalleria rusticana (‘Chevalerie paysanne’) de Mascagni (1863-1945), un acte, sonnant en 1890 l’entrée fracassante du naturalisme dans l’opéra, le « vérisme » ; le second, deux actes, 1892, Pagliacci (‘Paillasse’) confirmant le succès de cette veine et offrant, avec le personnage emblématique du Prologue, l’esthétique du courant vériste : « personnages de chair et de sang, vraies larmes », pétition de réalisme, de vérité. Démentie, naturellement, par l’impossible vérisme de l’opéra avec des personnages qui chantent (et en vers souvent !), aucun art d’ailleurs ne pouvant être réaliste, naturaliste ou vériste dans une vérité autre qu’une stylisation artistique du réel : donc, une esthétique de convention qu’il est ridicule d’opposer à d’autres courants, baroque ou romantique. Par ailleurs, ce fameux Prologue théâtralise tellement la vérité qu’il fait du vérisme ce qu’il est vraiment : du théâtre. Le Prologue conclut sa présentation par ‘Commençons !’ et le héros meurtrier donnera la conclusion de l’œuvre : ‘La comédie est finie !
Si l’on abandonne les théories abstraites pour le constat des créations pratiques, le vérisme, il est vrai, abandonne dieux, demi-dieux, héros historiques ou nobles, au profit de personnages apparemment plus communs, si leur drame ne les élevait au-dessus d’une condition ordinaire. Il semble donc mieux défini par le choix de ses sujets, qu’on se gardera de qualifier abusivement de quotidiens, car le fait divers, le crime passionnel ne sont heureusement pas journaliers. Il est surtout caractérisé par sa vocalité qui rompt avec la tradition belcantiste romantique du chant orné (hors cela, La traviata serait vériste par son sujet), au profit d’une expression vocale plus brute et passionnelle, dans des tessitures plus centrales le plus souvent et un orchestre nourri qui a retenu les leçons de Wagner.
         Inspirée d’une nouvelle puis d’une pièce de l’écrivain, dandy sicilien, Giovanni Verga, cette « Chevalerie paysanne », finit par le duel d’honneur, lourd héritage espagnol de la Sicile, qui oppose un époux bafoué, Alfio, à Turiddu, jeune séducteur de sa femme, Lola, lequel a déjà séduit et abandonné Santuzza, qui, désespérée de son rejet, en informe l’époux : larmes et sang, mais aussi toute la pesanteur d’une société ligotée par les préjugés de classe et religieux : la mort a lieu lors de la fête de Pâques, de la Résurrection. L’opéra gomme la dimension sociale de la nouvelle de Verga : Turiddu, pauvre, revenant de l’armée, trouve sa fiancée Lola mariée à un riche : il refera sa conquête pour se venger du possédant et séduira aussi Santuzza, la plus riche héritière du village. Cette dernière, excommuniée pour cet amour hors mariage, se sent maudite et maudit aussi son amant (« A te la mala Pasqua ! » ‘Mauvaise Pâque à toi !’), malédiction qui ne tarde pas à se réaliser le même jour qui verra la mort de l’infidèle au crépuscule. Tragédie vériste, économe en moyens, qui répond donc à l’exigence dramatique classique :

         « Qu’en un jour, qu’en un lieu, un seul fait accompli
         Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. »
         L’action progresse par l’intensification des sentiments de Santa : demande de secours à la mère de l’infidèle, vaine demande d’amour à ce dernier,  reproches à l’épouse adultère, et enfin terrible aveu au terrifiant époux bafoué.
         Tout en décalquant ce modèle, mélangeant scènes de genre, chorales, et affrontement d’abord potentiel des personnes dans la réalité de la vie, puis réelle confrontation des personnages dans l’irréalité de la scène, dans un mélange de la vie et du théâtre, l’une débordant l’autre, le plus musicalement subtil Pagliacci de Leoncavallo (1858-1919), présente une pauvre troupe de comédiens ambulants de la Commedia dell’arte, dont le chef, qui joue le Paillasse, le clown, le comique souffre-douleur traditionnel, est avisé de son infortune par Tonio, bossu dépité du rejet de ses avances par la jolie et légère épouse du premier : c’est Quasimodo dont l’amour se tournerait en haine contre l’objet interdit de ses désirs, ici, c’est Paillasse contre sa frivole Colombine.
         Dans le second acte, miroir apparemment festif du premier, pendant la représentation, voyant répétée par le jeu théâtral sa situation de cocu, gagné par la réalité, de la situation fictive, alors qu'il prétendait auparavant que « le théâtre et la vie ne sont pas la même chose », le clown lassé de faire rire à ses dépens conjugaux, poignarde sa femme en pleine scène et l’amant accouru à son secours. Le Prologue annonçait le début du jeu, Paillasse conclut le meurtre par : « La comédie est finie ! »
C’est pendant la fête de l’Assomption, de la montée en gloire de la Mère Vierge au ciel : encore la religion d’amour qui, dans le sang de la religion païenne de l’honneur, finit tragiquement pour la femme adultère, non pardonnée, non lapidée, mais poignardée.

         Deux drames excessifs de la jalousie qui rappellent celui de Carmen, le premier à l’inverse, puisque c’est l’homme volage, vainement supplié par l’amante, Don José féminin, qui meurt ; le second, plutôt la nouvelle de Mérimée où García le Borgne, le mari de Carmen, au lieu d’être assassiné par José, tuerait lui-même les amants. On le remarquera : le XIX e siècle crée le joyeux vaudeville bourgeois et le cocu roi, mais manifeste le goût du crime passionnel chez les gens du peuple : à chaque classe sa solution de l’adultère. Mais la religion sociale de l’honneur, qui contredit la religion du pardon des offenses, autrefois privilège exclusif de la noblesse (sauf en Espagne), est devenu apanage du peuple, de sa « Chevalerie rustique » ou paysanne, bref, populaire.

Cavalleria rusticana
          À l’évidence, la mise en scène de Paul-Emile Fourny absent, réalisée scrupuleusement par Sylvie Laligne, a voulu fuir tout réalisme, tout vérisme de ces œuvres qui en sont l’emblème. Un amoncellement de rocs, vagues pétrifiées de quelque cataclysme ou éruption volcanique (rendant difficile, hasardeuse et peut-être dangereuse l’évolution des chanteurs) peut symboliser sans doute un chaos, sinon originel, des passions. Une forme abandonnée : ce sera Santuzza, déjà marginalisée, rejetée, objet de rebut, dramatiquement solitaire. De manière irréaliste dans ce décor symbolique, elle-même tire du sol et les y rangera quelques toiles transparentes, outrancièrement peintes de pierres, devenant murs, puis église, avec au moins une belle rosace qui, en transparence, de sa lumière, fera un beau cercle sur le sol. Mais ces tulles légers , même alourdis des pierres peintes, figurent mal la pesanteur de l’Église qui écrase la pauvre Santa (au prénom ironiquement pieux), excommuniée et n’osant pénétrer dans l’église. Un tabouret apporté et enlevé par Mamma Lucia sera le seul objet de cette mise en scène si minimaliste qu’elle en paraît absente.
         On comprend que le metteur en scène a voulu évacuer, avec le réalisme, toute couleur locale, mais, justement, les couleurs pastel des costumes des hommes, celui des femmes, disons plutôt des blouses sans apprêt ni grâce, avec, sur les cheveux, ces fichus blancs qui leur fichent une tête de nonnes ou de rescapées d’un camp de concentration, en ce jour solennel du dimanche de Pâques, les bras chargés on ne sait si de gerbes de blé ou de verges, cette maigre procession d’enfants portant une maigrelette statue de la Vierge, nous éloigne tellement de la fastueuse Sicile festive qu’on se demande si, à tant le décontextualiser le metteur en scène n’en dénature pas le texte vidé de sa lourde substance idéologique, sociologique, historique qui justifie la tragédie anachronique de l’honneur paysan : un drame caldéronien du Siècle d’Or imposé par plusieurs siècles de présence espagnole sur l’île et qui ne serait, en France, à la même époque, qu’un amusant vaudeville.
         Les lumières de Patrick Méeüs, comme toujours, sont belles, mais on peut se demander aussi quelle est la raison qui fait de la messe printanière et solaire du dimanche de Pâques, de la Résurrection, une nocturne messe de minuit avec procession de paroissiens portant des lumignons… On reste perplexe de ces partis pris guère explicites.
       Étagés sur ces dénivelés rocheux, les chœurs, remarquablement préparés, font des groupes plastique de bel effet, mais les déplacements de Santa, présente depuis le début de l’ouverture, sont un peu erratiques, comme si elle était livrée à elle-même. Fort heureusement, la musique, la direction implacablement précise de Giuliano Carella qui ne lâche pas ses chanteurs des yeux, mouvant, émouvant l’orchestre des orages passionnels et l’apaisant des moments rêveurs et désolés de l’interlude, est une charpente extraordinaire qui porte le drame et les chanteurs, aussi exceptionnels, à des sommets tragiques.  
À la jolie et frivole, Lola, fiancés d’abord infidèle à Turiddu parti à l’armée, puis, à son retour, à son époux Alfio, Anna Kasyan prête un charme pulpeux et une voix légère, fruitée, sensuelle. Il suffit de quelques brèves scènes et mesures de la rondeur nocturne ici de sa voix, à Marie-Ange Todorovitch, de deuil vêtue, pour faire de Mamma Lucia un archétype d’avance tragique de la Mère méditerranéenne, matriarche et Mater dolorosa, d’abord distante puis fémininement solidaire avec la réprouvée Santuzza, tendre avec le fils, pleine de prémonitions inquiètes et, accablée par la fatalité, endossant en silence le rôle maternel pour la malheureuse commise à ses soins, comme un testament, par Turiddu mort en duel.
Le baryton Carlos Almaguer entre comme chez lui dans le rôle du charretier rude mais pointilleux sur le point d’honneur, Alfio, faisant claquer des aigus insolents, larges, brillants, pleins et virils, tranchants comme des couteaux. Il est vraiment le redoutable et impitoyable époux auquel va se heurter pour son malheur l’imprudent Turiddu. Celui-ci, vêtu d’une vareuse militaire, est pourtant le colossal Lorenzo Decaro, dont la voix ne semble pas, de prime abord, répondre au physique, mais qui en joue avec beaucoup de subtilité tout en entrant dans le moule vériste de crédible et émouvante façon. 

Présente du début à la fin, Santa (‘Sainte, de son nom), la pauvre Santuzza, excommuniée pour le simple péché de chair, qui se sent damnée et condamnée, interdite d’église dans cette religion du pardon dévoyée impitoyablement par les hommes, n’osant entrer chez la mère de son amant oublieux, incarne le cruel paradoxe de ce culte méditerranéen de la mère redevenue image de la Vierge,  comme revirginisée par la maternité, qui donne même sa bénédiction au fils, mais elle, sans mariage ni filiation, en restera reléguée pour toujours. Somptueuse voix de soprano dramatique, ample, large, facile dans les aigus, colorée dans les graves, Deniz Yetim incarne avec vraisemblance les déchirements de la femme séduite, abandonnée —ou qui le croit dans sa folle et jalouse passion— par Tiriddu qui, pourtant tente de l’apaiser, exprime ses regrets à l’époux avant le duel et la commet aux soins de sa mère. La fin de son air « Voi lo sapete, o mamma… », amène en un crescendo terrible, le paroxysme de la jalousie qui en deviendra meurtrière : « Lola et Turiddu s’amanno… e io piango », ‘Lola et Turiddu s’aiment…et je pleure. » C’est la musique, certes, c’est l’orchestre de Carella, bien sûr, mais c’est cette voix dont la chair déchirée arrive à nous et nous bouleverse.

Pagliacci


Le décor unique, on le retrouve et semble rétrospectivement, expliquer le premier : cet amas rocheux est devenu, parsemé de taches de couleurs de vêtements jetés, l’immonde décharge urbaine d’un monde sans urbanité où des êtres, rebut de la société, loqueteux, souffreteux, souillés, fouillent inlassablement pour en extraire de quoi subsister : univers de migrants ? Mais triste couleur locale, marges innommables des villes de notre temps. C’est saisissant, guère réjouissant malgré la joie affectée, surlignée, de la troupe de comédiens ambulants, autre ambulance de la misère humaine, qui vient pour divertir ce peuple, même pas lumpen proletariat, par la Commedia del Arte et ses archétypes cent fois repris : Paillasse, le mari cocu aux yeux de tous par la jolie épouse légère, Colombine, qui fricote avec Arlequin. Version théâtre, rire assuré. Version vie, rien de rassurant, c’est le drame, larmes et sang de l’adultère.

Le personnage du Prologue, comme un Monsieur Loyal de cirque, présente dans une sorte de grand récit, récitatif accompagné à l’orchestre, le manifeste de l’opéra vériste. C’est un morceau d’anthologie d’une grande beauté musicale que Carlos Almaguer, à son meilleur, détaille avec l’amertume requise mais une grande splendeur vocale, en détaillant intelligemment les phrases. Il sera aussi, avec beaucoup de vérité, le tordu, le tortueux Tonio, ver de terre amoureux d’une étoile, à l’échelle dérisoire de cette misérable troupe, le vindicatif délateur de l’adultère, Iago de petite dimension mais de résultat sanglant égal. En Beppe et Arlecchino frissonnant, tremblant comme l’épouvantail du Magicien d’Oz dont il semble porter le chapeau, le ténor Giuseppe Tommaso déploie une séduisante voix dans la sérénade. À l’autre ténor, Silvio, l’amant de Nedda, et victime comme elle de la jalousie de l’époux, Charles Rice prête une belle silhouette et beaucoup de charme. 

Objet du délit, délices interdites, Nedda, c’est encore Anna Kasyan : sa voix frissonnante, charnue, fait passer la crainte de son brutal époux et, avec comme des battements d’ailes, l’émerveillement du vol des oiseaux libres : c’est un ravissement, une Colombine joueuse, joyeuse, léger moineau ivre d’un autre destin, rattrapée par le drame terrestre, rocheux. La jolie idée, c'est de faire des personnages sur le tréteau des marionnettes à la sicilienne, manipulées par des ficelles, d'abord dans la parade, puis effective dans le jeu qui devient dangereux à devenir vrai : c'est aussi une intelligente mise en abîme du théâtre dans le théâtre, qui souligne l'idée de génie de Leoncavallo, avec même les phrases de la vie réentendues et réinterprétées en vrai par le mari berné sur scène et en coulisses.



En Canio/Paillasse, Badri Maisuradze, impose une stature impressionnante, massive, qui justifie, à vue d’œil, la crainte avouée de l’épouse. La voix est puissante peut-être trop uniforme dans l’émission en force. Cependant avec son air célèbre, « Ridi, Pagliaccio… », ‘Ris, ris Paillasse’, il nous tire, sinon des sanglots, des larmes : effet effusif du vérisme bien chanté et admirablement dirigé ici avec toutes les variations de  genres, clins d'œil baroques primesautiers, de couleurs, de tons, de tonalités de cette musique si nuancée. Encore une fois, beaux chœur et maîtrise. 
On regrettera, comme une grande perte, la disparition des livrets, toujours si finement documentés et agréablement présentés, de l'Opéra de Toulon. Un mécène ne pourrait-il sponsoriser cette utile introduction aux œuvres pour les spectateurs non spécialistes?

Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène : Paul-Emile Fourny, réalisée par Sylvie Laligne. Décors : Benito Leonori. Costumes : Giovanna Fiorentini. Lumières : Patrick Méeüs, assisté de Brice Bouviala.

CAVALLERIA RUSTICANA
Santuzza : Deniz Yetim ;Mamma Lucia Marie-Ange Todorovitch ; Lola : Anna Kasyan.
Turridu :  Lorenzo Decaro ; Alfio : Carlos Almaguer.

PAGLIACCI
Dramma en deux actes de Ruggiero Leoncavallo
Nedda (Colombina) : Anna Kasyan.
Canio (Pagliaccio) : Badri Maisuradze ; Tonio (Taddeo) : Carlos Almaguer ; Silvio : Charles Rice ; Beppe (Arlecchino) : Giuseppe Tommaso.
Orchestre, chœur et maîtrise de l’Opéra de Toulon
Coproduction Opéra de Toulon, Opéra-Théâtre-Metz-Métropole.

Un incident technique à Paris ayant rendu impossible ta transmission en direct de la première du 4 octobre sur Radio Classique, c’est en différé le 5 qu’aura lieu la diffusion de ces deux opéras.

Photos : © Frédéric Stéphan :
Cavalleria rusticana
1. D'avance image de l'humaine douleur, la Mère ( Todorovitch) ;
2.  dans sa solitude, Santa, marginalisée (Yetim) ;
3. Affrontement des amants (Yetim, Decaro );
4. L'aveu à l'époux trahi (Almaguer, Yetim) ;
5. Proche duel au crépuscule (Almaguer, Decaro et témoins).

Pagliacci
1. Décharge humaine et vain divertissement (Maisuradze, Kasyan, Tommaso) ;
2. Colombine et Arlequin (Kasyan, Tommaso) ;
3. Le théâtre ;
4. La vengeance de l'époux ( (Maisuradze, Kasyan).



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