dimanche, mars 20, 2016

L'ORISTEO RESSUSCITÉ

 
L’Oristeo

Dramma per musica de Francesco Cavalli (1602-1676)

Livret de Giovanni Faustini (1615-1651)

Création à Venise, teatro Sant’Aponal (1651)

Recréation mondiale

Mars en Baroque
Marseille Théâtre de La Criée
11 mars 2016

On ne reprendra pas ici tout ce qui s’est dit de Cavalli et de l’Oristeo que l’on trouve dans tous les dossiers de presse à l’occasion de sa magnifique résurrection dans le cadre de Mars en Baroque par le Concerto soave. Je me bornerai à apporter des éléments pour montrer que ce compositeur, presque né avec le siècle, à près de cinquante ans, avec un librettiste qui meurt l’année même d’une création qui en marque la moitié, est la synthèse géniale, pragmatique, de toute une effervescente réflexion esthétique théâtrale et musicale de 1600 jusque-là.




Comedia, commedia, « opéra »

Tout siècle qui commence s’éprouve comme neuf. De l’Astronomia nova de Képler aux Musiche nuove de Caccini (1600, 1601), des sciences aux arts, c’est l’enthousiasme de la nouveauté qui est la marque du Baroque, de tous ces créateurs que nous qualifions aujourd’hui anachroniquement de « baroques » et qui, tous, dans une guerre de « manifestes », se revendiquent de la nouveauté et se proclament hautement « modernes. » Dès les premières années du siècle, en Italie, en Espagne, on a réglé leur compte aux « Anciens », dans une « Querelle des Anciens et des Modernes » qui ne sera soldée, en France, qu’au tournant des XVIIe et XVIIIe.



Musique nouvelle

C’est la prétention à la nouveauté, à la primauté, à la paternité de l’invention de recitar cantando, qui expliquent la course de vitesse entre Peri et Caccini pour leurs respectives Euridice (1600), et tout le déferlement d’œuvres nouvelles en compétition d’originalité, de polémiques amplifiant la querelle entre la prima et la seconda prattica en Italie[1]. Des fondateurs de la Camerata de’ Bardi et Vincenzo Galilei, père du savant, qui théorise en 1581 le dialogue entre la musique ancienne et moderne (Della musica antica et della moderna ), en passant par Vincenzo Giustiniani partisan d’une musique actuelle (Discorso sopra la musica de suoi tempi, 1628), Pietro della Valle, qui en réclame la paternité en 1640, on entend jusqu'au milieu du siècle les échos de la querelle dont le traité de l’Espagnol Caramuel résonne encore et la résume dans son Ars musicæ (Vienne, 1646), qu’il publie en castillan à Rome (Arte nueva de música, 1669). Au milieu du XVIIe siècle de l’apogée de Cavalli, donc, la musique scénique, rappresentativa, s’est imposée partout en Europe sauf en France.

Mais en Italie même, vocalement, passé l’engouement de la nouveauté du recitar cantando, on commence à en dénoncer la monotonie, et Domenico Mazzocchi, dès 1626, dans sa préface à La catena d’Adone, explique qu’il a semé son œuvre de mezz’arie, de ‘moitié d’airs’, pour compenser l’ennui (tedio) du récitatif. La voie est ouverte pour la fluidité musicale de Cavalli, glissant insensiblement d’un récit arioso à un air concis qui refuse encore la clôture symétrique de l’aria à venir, son da capo se réduisant souvent au simple retour de deux vers, catalyseur exemplaire d’un demi-siècle de musique en Italie.



Comedia et livrets

Une Italie aux trois quarts espagnole. De la Sicile au Royaume de Naples confinant aux portes de Rome où l’Espagne fait encore les papes, en passant par le Milanais, avec Gênes et Florence comme satellites ou alliés, à l’exception de l’irréductible Venise, toute la péninsule subit la politique et l’empreinte culturelle de l’Espagne. Notamment de son nouveau théâtre, la comedia nueva, théorisé en 1609 par Lope de Vega et son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo, ‘Art nouveau de faire du théâtre pour notre temps’, adressé à l’Académie de Madrid. C’est le premier manifeste, dont se souviendra Hugo, du théâtre moderne : ici et maintenant, le Baroque, sans les nostalgies passéistes du classicisme figé dans l’imitation antique. Déjà annoncé par Giordano Bruno et son Candelaio : abandon de la règle artificielle des trois unités d’Aristote, de temps, de lieu et d’action. À quoi s’ajoute l’uniformité de style et de ton : tragédie et comédie séparées.

À l’inverse, au nom du naturel, de la vie, Lope mêle allègrement le tragique et le comique, celui-ci dévolu à des personnages populaires, doubles cocasses des maîtres, souvent les valets, traducteurs en langue simple des propos alambiqués des nobles héros : un théâtre intelligible pour toutes les classes sociales. L’action n’est plus unique mais sans qu’on puisse réduire à l’unicité son protéiforme théâtre, elle est souvent dédoublée avec deux intrigues parallèles, affectant en général deux couples, les deux jeunes premiers et les symétriques seconds, dans un quadrille aux chassés-croisés amoureux et quiproquos vaudevillesques. Faustini, le librettiste de Cavalli s’en fera une spécialité.

Foin des cinq actes pesants : on passera à trois actes, les deux entractes occupés par des délassements comiques musicaux, les entremeses (qui donneront plus tard, unifiés, l’opera buffa).

Adieu les sujets mythologiques chers aux grosses et chères machines du théâtre de cour[2]. Dans des cours modestes en plein air et jour (corral), justement se joue ce théâtre savant et populaire à la fois, dont les intrigues foisonnantes et palpitantes vont nourrir nombre de scenari de l’italienne Commedia dell’Arte, dont le Don Juan et sa statue parlante qui court l’Europe, ainsi que les mélodrames, le ‘théâtre mélodieux’, dont certains de Cavalli, comme son fameux Giasone, son  dramma per musica le plus représenté, qui s’inspire de La viuda valenciana et de La fuerza lastimosa du même Lope, ainsi que son célèbre Xerse, qui en reprend Lo cierto por lo dudoso[3].



Polymétrie

Il est vrai que Lope de Vega est une mine extraordinaire de sujets avec les mille-huit cents comedias qu’on lui prête (neuf cents sont documentées). Abondance qui s’explique par la technique d’écriture rapide qu’il a mise au point et formalisées dans son Arte nuevo. Il envoie aux orties l’unité de style aristotélicienne, préconise la polymétrie et un mètre de vers adapté aux situations : les récits (relatos), s’écriront en vers de romance, c’est-à-dire le mètre de la poésie populaire héritée du romancero, octosyllabes avec une simple rime assonante et uniforme aux vers pairs, et des parties plus élaborées, en rimes consonantes, parfois des formes closes, lyriques, comme les sonnets. Il est difficile de ne pas voir, dans ce « bilinguisme » métrique de la comedia en trois actes, et cette exigence de variété naturelle de tons, de mètres, comme un antécédent de celui du dramma per musica qu’imposera Venise contre le florentin, le faisant descendre du Parnasse et Permesse d’Orphée à la joyeuse kermesse polymorphe vénitienne.



Rhétorique des affects

On peut gager que les académies italiennes qui discutaient du nouveau théâtre espagnol, entre autres la vénitienne des Incogniti dont les membres (parmi lesquels Faustini et Ciccognini, librettistes de Cavalli) dédièrent nombre de poèmes à Lope, n’auront pas manqué de noter la première et rapide exposition, dans l’Arte nuevo, d’une théorie des affects et des moyens rhétoriques de les exprimer sur scène[4]. Pour la musique, l’ouvrage Musica poetica (1606) de Joachim Burmeister semble plus cryptique et lointain.



Plaire au plus grand nombre

Car ce qui caractérise Lope, chantre du théâtre public pour tous, c’est un pragmatisme mercantile que, face à ses détracteurs, il affiche sans honte avec une logique cynique :



         Si le peuple qui paye y trouve un agrément,

         Tout moyen pour lui plaire en devient pertinent.



Contrainte du théâtre commercial privé : plaire au public dont dépend sa survie, acte moderne de génie créateur autant qu’affairiste qui est aussi la marque de Cavalli comme le démontre abondamment Olivier Lexa dans sa biographie.



Changement de lieux

Quant à la polytopie, la multiplication anti-aristotélicienne des lieux de l’action, qui font rêver les spectateurs, encore théorisée par Lope, elle est formulée par Cervantes dans une de ses pièces, dans ces quelques vers de romance,

                           La comedia  est une carte

                           où à peine un doigt distant

                           tu verras et Londres et Rome

                           et Valladolid et Gant.

                           Peu importe au spectateur

                           que je passe en un instant

                           de l'Allemagne à l'Afrique

                           sans qu'il bouge pour autant,

                           car la pensée a des ailes

                           et il peut bien, un moment,

                           me suivre partout en rêve

                           ni égaré, ni fatigant.



L’Oristeo ressuscité
         L’œuvre

Des trente-trois opéras connus de Cavalli, sur les vingt-sept conservés, il est le seul de sa main, mais sans les soins d’un exemplaire soigneusement recopié dans l’atelier du compositeur, ce qui fait imaginer ceux de Jean-Marc Aymes pour en déchiffrer l’écriture, défricher le fatras, remplir les vides et assurer la réalisation musicale. Exemplaire travail à en juger par le résultat.

Entre 1651 et 1652, Cavalli et Faustini associés dans leur théâtre Sant'Aponal de Venise, la première salle lyrique de l'histoire fondée et dirigée par un librettiste et un compositeur, inaugurent avec L’Oristeo le premier des quatre chefs-d'œuvre de leur fructueuse association : La Rosinda, La Calisto et L'Eritrea, qui ont en facteur commun le mélange des genres musicaux et dramatiques. Le sujet, avec le quadrille de jeunes amants sans doute puisé dans la comedia espagnole, a la complication du roman baroque qui s’est forgé avec la redécouverte, à la Renaissance, de ce que l’on appelle le « roman grec » ou byzantin du IIe au IVe siècle de notre ère dont le modèle canonique est Théagène et Chariclée ou les Éthiopiques, d’Héliodore : aventures et mésaventures de deux jeunes amants qui sont séparés et subissent des épreuves à rebondissements multiples avant de convoler enfin en justes noces.

Drame et vaudeville

Ici, comme dans La Forza del destino de Verdi inspiré de la pièce espagnole de  A. S., Duque de Rivas, dans un malheureux combat nocturne, le roi Oristeo, le héros amoureux, tue accidentellement le père de sa promise, la princesse Diomeda et celle-ci, si elle ne s’enferme pas dans un couvent comme la verdienne Leonora, fait un vœu religieux de chasteté. Assez relatif puisqu’on la découvre au lever de rideau acceptant avec complaisance les hommages empressés du prince Trasimede, lui-même promis de la princesse Corinta déguisée sous le nom d’Albinda, tentant de récupérer son fiancé volage, elle-même convoitée par Oresde, un rustique maître jardinier qui lui conte lourdement fleurette, tandis que le roi Oristeo, sous le masque de Rosmino, sous-jardinier, essaie de reconquérir son ingrate beauté. Bref nous avons un schéma dramatique classique : A aime B qui aime C aimé de D, aimée de F, et une situation que l’on dirait vaudevillesque puisque tout ce monde se retrouve en même temps où il ne faudrait pas, dans un même lieu : la cour de Diomeda. Ce petit monde s’abandonne aux délices et poisons de la guéguerre d’amour, des dépits amoureux qui font bouger les lignes du quadrille, quand la vraie guerre fait irruption dans leur tendre univers : Corinta, est détrônée et poursuivie par un usurpateur ; Trasimede, vainement exhorté à l’action par Erminio, prosaïque et ironique soldat d’amour, risque de perdre son trône dans les mollesses de sa passion pour Diomeda et les deux sont poursuivis par l’adverse Nemeo, puis par Eriale, le fils vengeur d’Oristeo qui les croit meurtriers de son père disparu. A chacun, donc, son escorte d’assassin. Une sorte d’intermède mythologique des trois Grâces avec le cynique Intérêt, chantre de l’amour vénal, et du favorable Cupidon, opposera la gracieuse bienveillance des dieux à la fatalité qui séparait les couples, qui, masques déposés, réconciliés, convoleront en justes mais de justesse noces.

Réalisation et interprétation

Un couple, devant le rideau, amorce une explication, pas très explicite, de la complexe intrigue. On manquera ainsi de clés sur les nombreux personnages, dont deux déguisés, affublés d’un faux nom, et treize autres assumés par les mêmes six chanteurs ; sept autres rôles masculins sont interprétés par des soprani travesties, une Grâce est de sexe masculin, seul Oristeo, en genre et nombre, ne chante que sa part. On mettra cela sur l’étroite comptabilité économique du théâtre aujourd’hui et, gentiment, sur le compte de l’ambiguïté sexuelle baroque, mais la clarté n’y trouve pas le sien. Les maladresses et faux sens de la traduction des surtitres, donnant systématiquement les couples de héros comme mariés alors que toute l’intrigue repose sur leur désir effréné d’hymen, couronné à la fin, n’éclaireront guère notre lanterne.

Les lanternes, justement, au lever de rideau, posées sur le sol, captent et ravissent notre attention : sur fond ombreux de la vaste et profonde scène jonchée de roses, métonymie fleurie du jardin, elle soulignent de leur belle et sombre clarté, à jardin, une masse de musiciens, le chef, au clavecin et orgue, les cordes, et, avec le même effet caravagesque de luminisme/ténébrisme à cour, les vents, cornets à bouquin, flûtes à bec, un basson, une guitare baroque et un archiluth auquel le rai de lumière, qui caresse sa coque et sa hampe tel un mât gréé de ses cordes, au gré des mouvements de l’interprète, donne des allures de navire ancien prêt à prendre le large. Une rampe de cierges couronne les deux masses orchestrales qui n’en feront, féerique, qu’une seule en seconde partie. Le discret éclairage rasant arrache de l’ombre les corps et les visages avec une impression d’authenticité scénique baroque qui n’a pas oublié les leçons de notre ami Eugène Green, de son disciple Benjamin Lazar, dont se réclame le metteur en scène Olivier Lexa. Ces lumières (Alexandre Martre) sont déjà une belle réussite. Elles illuminent les lignes métalliques dorées d’un siège duo, parfait pour les amants qui se font face ou dos de dépit, une balançoire des nonchalances amoureuses ou des indécisions du cœur qui balance, une tonnelle, des chaises de jardin de même style. C’est léger et poétique.

Tout l’immense fond de scène est occupé, ouvert sur l’espace, en première partie, par la vidéo d’un jardin labyrinthe (amoureux) à l’italienne où passe un garde avec une hallebarde au milieu de statues antiques (Giardino Giusti de Vérone) et, en seconde, d’un horizon marin vu d’un promontoire (Castelo di Duino, Frioul). C’est d’une grande beauté, évoquant les grands tableaux baroques.

Les costumes, choisis par Julia Didier dans les atelier de l'Opéra de Marseille, jouent le jeu d’une époque sans trop d’époque, en général dans le goût du XVIe siècle, seul Oristeo à la fin, rendu à sa dignité royale est en vêtements du XVIIe siècle, les Grâces, Penia, ont de seyantes robes années 30-40, les jardiniers en tabliers et canotiers, armés de brouette et arrosoir, fantaisie de bon aloi.

Fort joyeusement, Olivier Lexa, ne sacrifie pas à la doxa de l’actio ou gestique baroque de ses prédécesseurs, en inventant une d’abord plaisante gestique qui tient de la gymnastique et des gestes et mouvements stylisés, saccadés, de la Commedia dell’Arte, bien en mesure, mais dont la répétition un peu trop mécanique, contrevenant à la souplesse de la musique variée, use vite la surprise. C’est le même défaut de l’excès répétitif de certaines trouvailles qui en neutralise l’effet : personnages se roulant par terre, grimpant sur des chaises, mimant ce que chante l’autre dans un faux duo.

Le déferlement de la guerre dans cette Cour d’Amour et les déguisements ne sont pas traités, épaississent une confuse action pourtant d’une grande géométrie de relations. L’intérêt, le piquant théâtral d’un déguisement est que le spectateur est en surplomb de l’action et connaît ce que les personnages ignorent. À part Oristeo (Rosmin), dont le travestissement était annoncé dans le prologue parlé, les autres personnages, inconnus, non définis, semblent surgir d’on ne sait où ni pourquoi.

Olivia Lexa, annonce d’entrée, dans le programme, une mise en scène « résolument ironique et comique de l’œuvre ». Il ajoute : « Les lamenti de Cavalli ne sont pas toujours écrits pour nous faire pleurer » (ce qui suppose que certains le sont), estimant même, arbitrairement, qu’ils sont « pensés pour nous faire rire », sans qu’il apporte ni argumentation ni preuve. Conviction subjective démentie par leur musique émouvante si ce n’est bouleversante, dont les imprécations des héroïnes trahies. L’invraisemblance des situations n’empêche pas la vérité des sentiments, l’irréalité des actions, la réalité de la douleur, comme dans Cosí fan tutte. Ainsi, dans l’uniformité comique, les saillies ne font plus justement saillie sans effet de rupture. La dérision générale donne une unité de ton aristotélicienne à une œuvre qui ne l’est pas, efface le mélange de drame et de comédie, de ce dramma giocoso, ‘drame joyeux’ que, par un anachronisme, le metteur en scène prétend paradoxalement qu’elle préfigure.

Bref, si l’on renonce au sens d’une pièce qui n’est malgré tout pas insensée dans ses conventions pour s’abandonner à la seule beauté des images, à la sensualité de cette musique, le bonheur est parfait.

Bonheur du raffinement de la réalisation de Jean-Marc Aymes, de ses brefs interludes orchestraux, à la souplesse de son soutien aux chanteurs, de ses appels de vents pour des passages martiaux qui seuls, sinon la mise en scène, colorent les passages guerriers. On goûte voluptueusement ce flot continu, sinon de simple favellare in armonia, de recitar col canto à basse continue, mais de récit obligé, déjà plus accompagné instrumentalement, qui tourne insensiblement, sans la stratification du da capo postérieur, à l’aria, toujours brève, qui ne pèse ni ne pose mais s’impose par un bonheur mélodique séducteur et accrocheur. Réminiscences montéverdiennes, couleur d’époque, ou main de la femme de Cavalli dans la copie de L’incoronazione di Poppea ?, on savoure des formules connues comme la jubilante « Speranza, speranza » de Corinta, un jeu d’échos intertextuels qui ravissent le mélomane averti.

 Tous les interprètes sans exception dominent ce style baroque : vibrato contrôlé, maîtrise des gruppi, du trillo encore caccinien, trille martelé sur une seule note comme cadence, ponctuation finale des phrases, aisance dans les vocalises qui ourlent les mots-clé. L’ambitus vocal de cette période de l’histoire lyrique est encore raisonnable, ne vise pas à la prouesse de la tessiture et c’est pratiquement en voix « naturelle » que chantent les personnages, sauf quand l’expressivité dramatique l’exige pour les deux héroïnes, Diomeda, ductile soprano, joliment interprétée par Aurora Tirotta (qui sera aussi un Amour frais et fripon), déchirée en imprécations hystérisées par le metteur en scène, et la Corinta de la mezzo Lucie Roche (qui incarne aussi en belles formes Pénia, déesse de la pauvreté mais aussi mère de l’Amour, donc pratiquement Vénus), dont le désespoir amoureux la porte à l’extrême des aigus de son timbre chaud et voluptueux. Elles sont dotées d’airs d’une grande beauté musicale, vocale et dramatique. Successivement Erminio, Nemeo, deux mâles soldats en léger soprano d’humour, Maïlys de Villoutreys retrouve sexe et glamour dans une Grâce. Même miracle théâtral du travestissement défroqué pour Lise Viricel, gracieuse Grâce et vindicatif Euralio. Pour faire et parfaire le trio des Grâces, inattendu, dans sa robe moulante à plongeant décolleté, Pascal Bertin, contre-ténor, sinon en contre-emploi (certains rôles comiques de vieille femme étaient dévolus à des hommes), se taille, sinon de guêpe, un beau succès comique, tout comme en Oresde, jardinier libidineux, qui ne lâche pas Albinda (Corinta), mais lâche lâchement son maître à l’heure du danger. Celui-ci, le ténor Zachary Wilder, prête au roi Trasimede la beauté de son timbre lumineux, tout logiquement d’argent pour incarner L'Interesse, ‘l’Intérêt’ qui vante l’amour contre or sonnant et trébuchant. Ne trébuche pas non plus malgré les chausse-trappes de la mise en scène qui fait jucher les chanteurs sur des chaises branlantes, mais voix d’or bien sonnante, le baryton Romain Dayez, stature imposante qui s’impose en faux jardiner mais vraiment royal Oristeo.

Et tous ces interprètes, jeunes, sont sur scène, vocalement et théâtralement, comme chez eux.



Surtitres plaisants

Une réussite donc, un spectacle qui devrait tourner. Avec la précaution de corriger les surprises de l’amour et de l’histoire, pour de bon comiques, des surtitres : « tu blanchis » pour « tu pâlis », une fois « Zeus », une autre « Jupiter », tous ces « époux », « épouse » qui brouillent les cartes de ces fiancés, de ces promis aspirant au mariage, devenus de la sorte tous adultères, qui font de Diomeda une aspirante bigame puisque, malgré le vœu de la Grâce I «qu’elle redevienne l’épouse de l’amoureux Oristée » qu’elle repousse, elle cherche à le devenir de Trasimede. Quant au langage galant, précieux, européen, de l’amour, il offre aussi ses involontaires cocasseries : on avouera que, au climax de ses imprécations douloureuses, si Diomede s’estimant dédaignée reproche à l’infidèle Trasimede « Tu brûles pour un autre flambeau » (« ardi per altra face »), cette princesse a bien sujet de se plaindre de se voir préférer un lampadaire d’époque et que le roi objet de ses fureurs fait mieux que le Xerxès  de Cavalli amoureux d’un platane, alors que le malheureux, dans l’original, est accusé, dans la langue de Molière, de « brûler d’une autre flamme. »


L’Oristeo de Francesco Cavalli

Marseille, la Criée,

11 et 13 mars,

Coproduction avec le Venetian Centre for Baroque Music et l'Institut Culturel italien de Marseille ; coréalisation avec La Criée ; en partenariat avec l'Opéra municipal de Marseille.

 L’Oristeo a été diffusé sur France-Musique le 19 mars à 19h08 au cours d’une soirée consacrée au Concerto soave de Jean-Marc Aymes et María Cristina Kiehr.



Direction musicale : Jean-Marc Aymes

Mise en scène : Olivier Lexa

Assistant à la mise en scène : Simon Allatt

Lumière : Alexandre Martre

Costumes : Julia Didier

fournis par l'Opéra de Marseille

Régie générale : Romain Rivalan

Assistant régie : Nicolas Wattine
.

Technicien vidéo : Michele Piovesan

Distribution :

Oristeo : Romain Dayez

Diomeda, Amore : Aurora Tirotta

Erminio, Nemeo, Una Grazia : Maïlys de Villoutreys

Corinta, Penia : Lucie Roche

Oresde, Una Grazia : Pascal Bertin

Trasimede, L'InteresseZachary Wilder

Euralio, Una Grazia : Lise Viricel

Concerto Soave - Jean-Marc Aymes

Marco Piantoni, Anaëlle Blanc-Verdin, violons

Cécile Vérolles, violoncelle

Pieter Theuns, archiluth

Tiago Simas Freire, Sarah Dubus, cornets à bouquin/flûtes à bec

Anaïs Ramage, basson

Mathieu Valfré, clavecin

Elena Spotti, harpe

Jean-Marc Aymes, orgue, clavecin et direction


Photos : François Guery :
1. En costumes d'époque, Concerto soave ;
2. Sur fond de jardin labyrinthe, le dépit amoureux : Trasimede et Diomeda (
Wilder et Tirotta);
3. Jardin d'amour : au centree, Penia (Roche);
4. Les roses et les épines de l'amour  : Diomeda desespérée (Tirotta);
5. Intervention de l'Amour (Tirotta travestie) ;
6. Penia et les Grâces…éclairées de pénombre.



[1] Je renvoie à mes livres D’Un Temps d’incertitude, Deuxième Partie, II. Nouveau, moderne (1), credo Baroque ; II Nouveau, moderne (2) : manifestes de  la nouveauté, Sulliver, 2008, p. 151-170 et Figurations de l’infini. L’espace baroque européen, Deuxième Partie, La musique conquise sur le ciel, Sous le signe d’Orphée, le Baroque, le Seuil, 1999, p.254-272, Grand Prix de la Prose 2000.
[2] Lope de Vega est le premier librettiste d’un opéra, à sujet mythologique entièrement « chanté à l’italienne » mais en espagnol, La Selva sin amor (1626), musique perdue de Piccinini et Monnani, dont il reste le texte et l’émerveillement de Lope sur les machines et les effets scéniques de Cosimo Lotti.
[3] Cf Olivier Lexa, Francesco Cavalli, Actes Sud, 2014, p.94, 131.
[4] Cf B. Pelegrín, D’Un Temps d’incertitude, op.cit., Première Partie, VII. L’empire des passions, p. 95-116, Rhétorique scénique des passions (p. 107).

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