lundi, mars 28, 2016

FILLES FLEURS ET FEMMES FRUITS


Madame Chrysanthème

Opéra en quatre actes, un prologue et un épilogue

d’André Messager

Livret de Georges Hartmann et Alexandre André

d’après le roman éponyme de Pierre Loti
Création à Paris, Théâtre de la Renaissance, le 21 janvier 1893

Première représentation à l'Opéra de Marseille
23 mars 2016
Version concertante

Le joli temps des colonies…

      Bien loti le Loti, en femmes : une dans chaque port. Chaud lapin, ce marin qui, de ses succès féminins (faciles) ramène en métropole des succès de librairie qui font rêver d’érotisme exotique lointain ses compatriotes au foyer.

      De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud (1850-1923), sous son nom d’écrivain, Pierre Loti (celui d’une fleur de Tahiti) cet officier de marine français, dans ses romans d’inspiration autobiographique, narre complaisamment ses pittoresques amours : dans le premier, paru anonymement, qui affecte en partie la forme de journal intime, Aziyadé (1879), c’est son aventure (bien improbable) avec une odalisque du harem d’un dignitaire ottoman : elle mourra de son abandon, l’amant aussi ; il qualifie cette liaison d’ « amourette à la turque ». Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), raconte déjà un mariage, à Tahiti, avec une indigène, et il en sera tiré le livret de l’opéra de jeunesse de Reynaldo Hahn, L'Île du rêve, créé en 1898 à l’Opéra-Comique, après avoir aussi coloré Lakmé  (1883) de Léo Delibes. Le 9 juillet 1885, dès son arrivée pour une escale à Nagasaki, Loti épouse par contrat d’un mois renouvelable, une jeune Japonaise de dix-huit ans, Kiku-San (Madame Chrysanthème). Les amours de la contemporaine Carmen (1875) lyrique « ne durent pas trois mois » ; celles de Loti, bien moins : il quitte son épouse japonaise le 12 août et en fait le roman de ce nom en 1887, mis en musique par Messager en 1893.

      Pierre Loti, qui eut des funérailles nationales dans un pays qui se reconnaissait en lui, était arrivé au bon endroit au bon moment. Alors qu’en 1892, l’Espagne, le plus grand empire d’Europe pendant plusieurs siècles, perd, avec Cuba, Porto-Rico et les Philippines, les derniers vestiges de ses colonies, avec certaines nations de l’Europe, la France se taille un empire colonial : en 1883 prise de Hanoï, expédition au Tonkin, protectorat imposé à l’Annam, occupation de Madagascar. Puis annexion de Tahiti. Dix ans après, alors qu’on bricole les statuts de l’Algérie conquise, c’est le Soudan, le Cambodge arraché au Siam, le Laos… Loti, qui sillonne les mers du sud, représentant de la marine de guerre française, incarne dans ses œuvres un amour gaulois exporté qu’il importe paré des couleurs exotiques à la Gauguin, autre pourvoyeur contemporain d’images sensuelles de Vénus complaisantes des îles. C’est, sinon encore le tourisme, le colonialisme sexuel en tout bien tout honneur: la France fait l’amour, pas la guerre. Mais guerre d’amour tout de même, à en juger par les dégâts.



Madame Chrysanthème

       Avec la conjonction de Lakmé à Avignon, de Butterfly qui y trouve une source, c’est une magnifique idée de Maurice Xiberras que de nous proposer ce regard sur une œuvre oubliée, inédite à Marseille, imbue avec une insouciante inconscience de la même idéologie impérialiste occidentale, franchouillarde ici, et nourrie de la même veine orientaliste de Félicien David.


     On regrettera l’absence de surtitres pour capter, malgré la générale bonne diction française des interprètes, les finesses d’un texte jusqu’ici inouï, dont le peu qu’on comprend n’est pas sans intérêt, bien que le découpage du livret, sans doute trop fidèle à l’original littéraire narratif, statique, passant mal la nécessaire concision et dynamique dramatiques requises par la mise en musique qui en allonge forcément le tempo, explique sinon justifie son échec. Avec de longs passages parlés, c’est bien une œuvre d’Opéra-Comique, de demi-caractère, sans caractère dramatique justement. Il n’y a pas ici la nécessaire tension scénique du théâtre : exposition, nœud, péripéties et catastrophe ou dénouement. C’est une plane succession de morceaux de genre, un Prologue breton ému qui aura le pendant d’une fête japonaise ironisée, une séparation plus qu’une rupture ou un divorce matrimonial sans drame autre qu’une scène de petite jalousie plus proche du vaudeville que d’Othello, et un sage Épilogue de retour au bercail breton, avec, pour conclusion de la parenthèse orientale, une philosophie petitement masculine qui reprend, à la fin, le credo du début sur l’universelle similarité des femmes.



Des bourgeois épouseurs

       Mais héros étranges de banalité face à la même pas inquiétante étrangeté de cette terre et population étrangères. Ils n’ont pas rompu les amarres de leur Bretagne originelle du Prologue, retrouvée à l’Épilogue en un cercle narratif et musical, et cette nostalgie semble les rendre imperméables humainement à leur nouvel environnement humain des antipodes. D’entrée, donc, comme une donnée fondamentale bien machiste, « Les femmes sont partout les femmes », ritournelle digne d’Offenbach, reprise à la fin. Axiome confortable de la supériorité masculine posé ou imposé sur la diversité du réel, qui les rend incapables, peut-être à l’exception d’Yves, géniteur devant l’éternel et regrettant femme et enfants de sa Bretagne, de cultiver les fleurs de la différence, malgré les apparences de les cueillir.

      Car cette fine fleur de la marine française, quatre officiers sans doute (interprétés par deux chanteurs) et un Amiral évoqué, à peine posé le pied sur cet archipel des hommes comme disait Roland Barthes, ne semblent avoir de cesse que d’avoir choisi, sur le catalogue d’une solide agence matrimoniale, une femme, une épouse au nom de fleur ou de fruit : Chrysanthème, Jonquille, Campanule, Prune, Fraise… 


      Tant qu’à effeuiller la marguerite, on pourrait penser qu’on peut en varier les pétales, adorer autant la rose qu’honorer d’autres fleurs. Mais non : même si ce répertoire botanique de filles-fleurs ou femmes-fruits, qu’offre à la consommation ou dégustation la maison de Monsieur Kangourou, pourrait être celui d’un bordel, justement, ces messieurs bien, au lieu de butiner de fleur en fleur, semblent ne vouloir que se fixer sur une seule, et par mariage, même par contrat renouvelable. Mariage, institution. Loin d’être des aventuriers du sexe ou des « épouseurs à toutes mains » comme Don Juan qui ne prodigue la sienne que pour passer de femme en femme, ces bons bourgeois transposent ici les normes de là-bas, cherchant femme, même a minima, mais avec la stabilité, la sécurité que leur garantit l’agence officielle.

      Alors que les héros français, si l’on a bien compris, demeurent en ces terres lointaines bien plus qu’une saison (un an, deux ans ?) on ne voit pas que les fruits passent les promesses des fleurs : pas d’accident, pas de conséquence filiale à ces mariages sans procréation, comme avec des fleurs stériles. Et, autant qu’on en juge, aucune empathie, guère de sympathie envers ce peuple et ses coutumes, jugées, comme la cuisine locale, avec une condescendance amusée, évoqué plus tard sans nostalgie.



Archipel musical

     C’est donc sans émotion dramatique que l’on assiste à cette version concert, dont le mérite est, par ailleurs d’intensifier notre attention à la musique. Nous la découvrons non comme un vaste continent perdu mais, oui, comme un savant archipel d’îles musicales aux accents reconnaissables de son temps, même wagnériens, mais profondément personnels, puissants, tendres. Le chef Victorien Vanoosten, qui s’est longuement plongé dans la partition oubliée, sans références externes comparatives, nous y fait naviguer d’une baguette sûre, soulevant la houle ou apaisant la tempête d’un orchestre très nourri, enveloppant de vagues ou d’écume les chanteurs sans jamais les noyer.

     Il faut dire que la distribution c’est un équipage d’une rare solidité et homogénéité, même dans un rôle des plus brefs pour la soprano Virginy Fenu, Madame Jonquille. On retrouve avec grand plaisir, Sandrine Eyglier, Oyouki, Madame Campanule, candidate rebutée au mariage avec Yves, l’imperturbable mari fidèle à sa femme bretonne, dans un très beau duo avec l’héroïne et un air de genre, poétique et aérien sur « la colombe » plein de charme. Madame Prune délurée et madame Fraise pleine d’allure, Lucie Roche déploie le velours de son mezzo comme toutes les ressources de la coquetterie, toute piquant et douceur, pour assouvir avec humour son goût féminin d’exotisme masculin européen, quitte à tromper son Sucre de mari, un Xin Wang, peut-être trop doucement sucré, presque couleur locale, mais cantonné aux coulisses bretonnes des Prologue et Épilogue.

     Entrepreneur matrimonial cynique, dynamique et joyeux, Rodolphe Briand, grand comédien et excellent chanteur, se taille un légitime succès en Monsieur Kangourou et un Charles indéfini, tirant cette œuvre vers son caractère plus comique qu’opéra dramatique. Dans des rôles doubles qu’on a du mal à discerner, Yves et René, le premier ami, le second (peut-être frère) du héros, le Yann Toussaint incarne de sa magnifique voix noble de baryton, égale sur tout son registre, le seul personnage nuancé de l’œuvre, sensible autant que viril, muré dans sa fidélité à l’épouse lointaine, digne et un peu distant mais témoin lucide du spectacle guère reluisant de son supérieur Lieutenant. Celui-ci, chantant sinon incarnant deux personnages, Raoul indéfini, et Pierre, on n’ose dire le héros, mais la figure centrale de la pièce, c’est le ténor Jean-Pierre Furlan, arrogante voix, vaillante, héroïque pour un rôle qui ne l’est guère, surmontant toutes les difficultés dont est semée sa partie. Madame Chrysanthème, Annick Massis mérite encore une fois des fleurs, tous les bouquets : sans singer les petites filles, elle joue d’une voix éternellement jeune, onctueuse, aisée, ce personnage touchant, doté des grâces d’une partition fleurie, exquise, sans mièvrerie, un gazouillis d’ornements comme dans l’air de « la cigale » : un régal.

     Des chœurs grandioses et nombreux (Emmanuel Trenque) servent brillamment cette musique, malheureusement desservie par un livret falot.

Madame Chrysanthème
d’André Messager
Opéra de Marseille
23 mars 2016
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Victorien Vanoosten.
Distribution :
Madame Chrysanthème : Annick MASSIS ; 
Madame Prune / Madame Fraise : Lucie ROCHE ; 
Oyouki / Madame Campanule :  Sandrine EYGLIER
 ; Madame Jonquille : Virginie FENU. Pierre / Raoul :  Jean-Pierre FURLAN
 ; Monsieur Kangourou / Charles : Rodolphe BRIAND
 ; Yves / René :  Yann TOUSSAINT ; 
Monsieur Sucre / Un gabier :Xin WANG.
Photos Christian Dresse :
1. Annick Massis ;
2. Jean-Pierre Furlan ;
3. Yann Toussaint ; Virginue Fenu, Lucie Roche ;
4. Sandrine Églier, Annick Massis ;
5.Xin Wang  Rodolphe Briand, Yann Toussaint.

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