lundi, octobre 12, 2015

MANON


MANON (1884)
Opéra en cinq actes.
Musique de Jules Massenet
Livret de H. Meilhac et P. Gilles d'après le roman de l'abbé Prévost.
Coproduction Opéra de Marseille / Angers-Nantes opéra
Opéra de Marseille, 7 octobre 2015.

L’œuvre
    Même si le chef-d’œuvre de Prévost est pour moi cette Histoire d’une grecque moderne, une anti-Manon qui passe d’un sérail aux salons parisiens par sa vertu ou habileté à séduire un diplomate français à Istanbul, par la grâce de sa brièveté, de sa facilité, et celle de sa frivole et perverse héroïne, Manon remporte tous les suffrages et les cœurs.
    L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est si forte qu’on oublie que ce récit n’est qu’un bref épisode des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité de l’Abbé Prévost qui commencent non au XVIIIe siècle, mais exactement en 1659, au Traité des Pyrénées, qui consacrant la défaite de l’Espagne, fait de la région de Perpignan une région française et du narrateur, désormais, un sujet du roi de France.
    Cette « délicieuse catin » selon Diderot s’empare même seule du titre, Manon Lescaut, et après d’autres opéras, dont celui d’Auber (il n’en reste que la scène du « rire »), avec Massenet en 1884, devient tout simplement Manon au succès toujours jeune.
   Ce livre qui fit scandale, condamné et brûlé pour son immoralisme tranquille, né de la frivole et libertine Régence semble issu de notre époque, avide de consommation, de plaisir, individualiste, hédoniste et pressé : deux jeunes gens se rencontrent, s’aiment, veulent tout et tout de suite, guère regardants sur les moyens. Manon que l’on amène au couvent car elle « aime trop le plaisir », n’a guère de peine à détourner le jeune Chevalier des Grieux. On oublie ou ignore que le futur Chevalier est promis à l’Ordre de Malte, qui exigeait la chasteté de ses troupes, Prévost avait écrit un autre roman, La jeunesse du Commandeur  très explicite là-dessus. Le garçon enlève Manon ou, plutôt, se fait enlever par elle, la fille, très habile, feignant de se laisse enlever dans le carrosse qui arrive par elle seule connu. Ils filent vers Paris, rêve de Manon, n’écoutant que leur désir immédiat. Les deux tourtereaux vivront une rente de situation puis, en sous main, des charmes, auprès de riches rentiers, de Manon, qui n’hésitera pas à sacrifier son amour à son plaisir en laissant enlever des Grieux par sa famille. Puis, le jeune homme reconquis par la belle, arraché à l’Église, deviendra même un ambigu gigolo.     La fugue adolescente de départ finit en fuite tragique, scellant le destin de l’héroïne légère qui trouvait « amusant de s’amuser toute une vie », rêvait de mourir « dans un éclat de rire » et mourra déportée en Louisiane, suivie par des Grieux, dans un désert.
   
Le livret de l’opéra, adoucit la belle, innocente Manon de l’enlèvement de son aimé, fait de Lescaut son cousin et non son frère entremetteur, gomme la complaisance de des Grieux qui ferme les yeux dans le roman sur l’inconduite rentable de sa dulcinée, qui n’hésite pas à tricher au jeu, à tuer par jalousie. Même édulcoré par le moralisme bourgeois du XIXe siècle, l’opéra demeure d’une grande force : celle d’un plaisir qui renverse toutes les valeurs, morale, famille, honneur, classes sociales, celle de la passion plus forte que les barrières et la répression sociale.

La réalisation
    Ancienne Directrice de l’Opéra de Marseille, Renée Auphan qui y débuta il y a près d’un demi-siècle comme assistante dans cette même œuvre, en 2008, avec déjà la complicité d’Yves Coudray, avait quitté ses fonctions, mettant en scène l’œuvre de ses débuts. On reconnaît sa patte à cet art luxueux de donner beaucoup avec une grande économie de moyens, son travail minutieux sur le jeu des acteurs chanteurs, leur gestuelle, marche et démarche, et l’on retrouve l’inventivité de Coudray, qui signe avec elle la mise en scène, qu’on a déjà vu faire beaucoup avec des riens, belle association. 
   
On apprécie encore, affinée et raffinée, la musique visuelle des mouvements à la fois individuels et collectifs des personnages, des ensembles. Économie obligée, signe des temps, sous leur signature, cela fait d’un presque rien du premier tableau, un bel effet d’espace avec la scénographie et les décors épurés de Jacques Gabel : deux discrètes enfilades de portiques encadrent un fond nébuleux de ciels gris faisant vibrer délicatement les soyeuses teintes pastels des costumes Watteau ou Fragonard (Katia Duflot) des cocottes coquettes cocottantes et caquetantes, leur mignon chapeau de côté, prêtes à se laisser embarquer pour Cythère pour le plaisir du vin et du repas, de la fête galante offerte par de riches libertins : monde du plaisir des puissants sacrifiant les instruments de leur jouissance, les femmes, à leur luxe et luxure : en fond, une chaîne de femmes déportées rappelant, comme dans le début du roman, le sort réservé aux tristes filles de joie, et quelques religieuses, comme en passant, disent aussi le destin des filles de famille tentées par le plaisir : un raccourci du sort de Manon, promise au couvent, mais destinée tragiquement à la déportation en Louisiane. En quelques images discrètes de fond de scène, « c’est là l’histoire de Manon, de Manon Lescaut ». Elle arrive pour son couvent, grise chrysalide de Greuze, qui sera métamorphosée en radieux papillon, brûlé au feu de ce plaisir, peut-être ce ruban rouge ramassé entre ses doigts.
    Même sobriété à l’acte II, largement occupé par le lit dans un désordre à la Fragonard, lien et lieu puissant du couple. L’épure de maquette du trois, le Cours-la-Reine, des arbres découpés griffonnés d’un crayon rapide, met en valeur les attitudes et le ballet, les costumes, un victorieux Brétigny littéralement cousu d’or donnant le bras à une triomphante Manon bois de rose, mais cette balançoire innocente fleurie pour une petite fille est sans doute un clin d’œil égayé aux Hasards heureux de l’escarpolette égrillards de Fragonard, ou la fleur fanée de Manon, attendrie par ce bouton de rose enfantin bientôt cueilli par les libertins fort aimables mais sans scrupules qui en guettent l’éclosion : petit garçon et fillette, à la future et suggestive grisaille de la « Cruche brisée » de Greuze. 
     Le délicat rococo de la place fera place, à l’ardeur frénétique de l’Hôtel de Transylvanie, rouge enfer du jeu avec ces costumes de flamme redoublés par ce vaste miroir penché sur la table et la scène comme une imminente menace ; seuls, en noir, contraste et prémonition de deuil, Manon, des Grieux, et le père noble, noirs charbons ardents, tranchent sur le feu. Les lumières de Roberto Venturi allègent ou dramatisent les scènes, solaires, nocturnes dans un Saint-Sulpice sinistre et sombre avec ses ogives stylisées, ou livides et sulfureuses sur le ciel de fin.
    Cette épure élégante du cadre met magnifiquement en valeur le chant soliste qui n’est jamais parasité, comme dans tant de productions qui encombrent plus qu’elles ne meublent le plateau, par des gesticulations muettes des autres acteurs sur scène.

L’interprétation
    De la fosse, la direction musicale d’Alexander Joel, Anglais servant avec élégance la musique française, malgré une ouverture un peu appuyée pour cette musique délicate aux grâces empruntées à la légèreté enrubannée d’un XVIIIe siècle en son début galant, encore épargné par les terreurs de sa fin, semble aérer heureusement l’orchestre à l’image du plateau, toujours attentif aux chanteurs, faisant vibrer les couleurs tour à tour diaphanes et sombres de la partition, piquante et pimpante, puis dramatique.
     Dans ce cadre visuel et musical réglé avec un grand équilibre, le ballet festonné des personnages s’intègre avec une aisance sûrement fruit du travail et le joli ballet effectif de Julien Lestel n’en semble qu’un prolongement un peu plus chorégraphié, bien dans le texte et le contexte : c’est d’une grande harmonie d’ensemble et de détail. 
    Les chœurs, nombreux, après le départ de Pierre Iodice préparés par Emmanuel Trenque, s’y meuvent en bel arroi et même leur désordre est un effet de l’ordre. Comme si elles en étaient issues, sorte d’ironique coryphée en trois, le trio des filles galantes tisse gaiement un dansant contrepoint entre la masse du chœur et la singularité de l’héroïne, trio de belles bien chantant, luminosité riante de la soprano Jennifer Michel (Poussette), mezzo coloré d’Antoinette Dennefeld (Javotte) et une accorte Jeanne-Marie Lévy (Rosette), apparemment mature, qu’on sent capable de bailler de belles, des vertes et des pas mûres, future mère maquerelle de ses plus jeunes consœurs.
    Par sa voix et sa prestance, l’hôtelier  de Patrick Delcour est plus qu’une silhouette. Duo pendard d’aristos encanaillés, cyniques viveurs et buveurs, arraché à la caricature habituelle, le baryton Christophe Gay campe un Brétigny élégant, qui n’est pas indigne de Manon par son allure et sa figure. Son compère complice, le ténor Rodolphe Briand donne à son Guillot de Morfontaine, dans le registre de la comédie, toute la morgue suffisante mais inquiétante de l’aristocrate à qui tout est dû, mais vindicatif plus que noblement vengeur, il est l’instrument mesquin de la tragédie. La basse Nicolas Cavallier, de noir vêtu dans un costume très janséniste au milieu de la fête galante colorée, a la sévérité apparente du père noble (très indulgent et souriant pour les frasques de son fils dans le roman), mais exprime par sa voix égale et pleine, une noblesse toute humaine, sensible aux charmes de Manon, blessé dans sa sensibilité de père qui ne veut pas perdre à jamais un fils tombant dans la bigoterie irréversible d’une religion choisie par dépit amoureux, et sauve les conseils bourgeois de Saint-Sulpice par un cynisme mondain de la mesure et des apparences :

« La vertu qui fait du tapage n’est déjà plus de la vertu […] 
Le ciel n’en veut pas davantage. »

   Le personnage de Lescaut, sauvé de la simplification facile, est heureusement renouvelé dans cette mise en scène en exploitant nuances de la musique et du jeu. Il est vrai qu’il trouve dans le baryton Etienne Dupuis, qui allie la  beauté et la science de la voix à l’art maîtrisé de la scène comme son compatriote Jean-François Lapointe, un interprète convaincu et très convaincant, cynique profiteur, beau parleur mais qui a aussi le geste, le panache, la folle générosité du noble chez un simple soldat, sans la vulgarité de la soldatesque, sympathique par ses excès et sans doute empathique envers sa jolie cousine qu’au fond il voudrait protéger.
    Le Chevalier des Grieux, finalement victime de sa passion, c’était Sébastien Guèze dont on peut dire à coup sûr qu’il en est une crédible incarnation déjà touchante par son physique adolescent, son visage encore enfantin, qui mériterait aussi d’être protégé, surtout contre lui-même. Sans se ménager, il entre passionnément dans le jeu et nous y entraîne avec une présence scénique évidente, bouleversante. Le souffle est long et lui permet, dans les moments d’intimité, des fins de phrases en tendres arrondis de notes, des  nuances délicates, et son « rêve » est exemplaire de douceur chimérique infinie : une chaumière et deux cœurs face à un cœur qui rêve de palais et bijoux. Cependant, dans les moments de passion exacerbée, sa voix explose dans les aigus mais s’expose dangereusement, à nu, sans protectrice couverture du son. Dramatiquement, il sert le personnage, mais, vocalement, il se perd ou risque de se perdre.
   Aucune cantatrice n’a jamais eu l’âge de Manon : seize ans. Mais, par son jeu, sa vivacité, sa spontanéité, chagrine, câline, mutine, coquine, Patrizia Ciofi a l’âge du rôle et, sa voix, celui de la musique que Massenet prête à son héroïne. Gracieuse sans gracieuseté, elle a la finesse de ne rien appuyer, entrant dans le personnage comme dans les costumes, avec une aisance souveraine dans le naturel. La rondeur boisée de son timbre égrène les perles naïves de son premier air, rend sensible l’« engourdissement » des sens, file la nostalgie anticipée pour la petite table du second, toute « faiblesse et fragilité », éclate en feu d’artifice vocal dont les écueils son intelligemment contrôlés par sa technique et sa souplesse malgré la raideur de la tessiture. On ne résiste pas à sa reconquête émouvante de Saint-Sulpice et, dans l’Hôtel de Transylvanie, c’est une inverse Traviata frénétique dans la salon de jeu entre amant et père survenu, mais pour protéger son fils par le privilège de la naissance. Elle est Manon dans toute la versatilité d’un rôle aussi complexe humainement que vocalement.

Opéra de Marseille,
Tél. : 04 91 55 11 10 ou 04 91 55 20 43.

Manon de Jules Massenet.
29 septembre, 2, 4, 7 octobre

Orchestre et Chœur de l'Opéra de Marseille.
Alexander Joël, direction musicale.
Mise en scène : Renée Auphan et Yves Coudray.

Décors :  Jacques Gabel. 
Costumes :  Katia Duflot. 
Lumières :  Roberto Venturi. 
Chorégraphie : Julien Lestel.

Distribution
Patrizia Ciofi, Manon ; Jennifer Michel, Poussette ; Jeanne-Marie Lévy, Rosette ; Antoinette Dennenfeld, Javotte.
Sébastien Guèze, le Chevalier des Grieux ; Etienne Dupuis, Lescaut ; Nicolas Cavallier, le Comte des Grieux ; Christophe Gay, de Brétigny ; Rodolphe Briand, Guillot de Morfontaine ; Patrick Delcour, L'hôtelier.

Retransmis en direct le 2 octobre 2015 sur Radio Classique.

Photos : © Christian Dresse.
1. Delcour, Michel,  Dennenfeld, Lévy ;
2. Ciofi, Briand ;
3. Guèze, Ciofi ;
4. Dupuis, Guèze ;
5. Gay, Ciofi 
6. Cavallier, Guèze ;
7. L'Hôtel de Transylvanie.


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