samedi, août 15, 2015

LA BASSE DANS SA GLOIRE



NOBLESSE DE LA BASSE
Récital de Nicolas Courjal

Chorégies d’Orange, Cour Saint-Louis
1 août 2015


Bas problèmes pour chanteurs à la hauteur
    Les voix graves ne sont pas gâtées par le répertoire lyrique, du moins selon la typologie héritée de l’opéra du XIX e siècle : le baryton, selon l’axiome plaisant, y est l’empêcheur de tourner en rond des amours entre la soprano et le ténor, devenus les clairs héros de toute intrigue amoureuse. Quant à la voix de basse, elle est infligée, affligée, aux voix de vieillards, raisonneurs radoteurs, ou pères parâtres, pères nobles, plus souvent ignobles, tyranniques et inquisiteurs.
     Il n’en était pas ainsi à l’époque baroque où la voix médiane caractérise : « les hommes importants [qui] discourent d’une voix médiane, calme et magnifique »[1] selon le Comte Bardi dont la fameuse Camerata florentine et ses érudits et musiciens, pose et expose les prémisses théoriques et rhétoriques du dramma per musica,  qu’on nommera bien plus tard ‘opéra’. La voix de basse, si elle est également affectée aux ivrognes et à ceux qui somnolent, caractérise aussi la noblesse profonde de certains héros et des dieux. La voix aiguë est le caractère de la colère mais aussi des vieillards, vérité physiologique puisque, avec l’âge, l’homme perdant les hormones de la masculinité, la testostérone, acquiert des traits de la féminité, alors que la femme, épuisant son capital œstrogénique, à l’inverse, se virilise, perd l’aigu de sa voix. Cela explique un réalisme, même burlesque, des emplois baroques d’hommes travestis jouant le rôle de vieilles femmes, de sorcières. Proust notait aussi que, vieillis, homme et femme se confondent souvent, sans doute par ce croisement hormonal inverse.
    D’où la difficulté de monter un récital pour ce type de voix basse mal traité par le répertoire mais au magnifique traitement musical par certains compositeurs.



Un programme harmonieux
    Ainsi, l’on sait gré à Nicolas Courjal du choix qu’il nous propose, dans cette Cour Saint-Louis écrasée de chaleur à 18 heures, avec le soleil qui le frappe parfois de plein fouet selon la mobilité de l’astre à travers les feuilles d’un arbre.
   En première partie, ce sont quatre des dix-sept mélodies d’Henri Duparc, transposées pour sa voix très longue, aux graves pleins, jamais écrasés, souvent posés avec légèreté sans perdre de leur noire profondeur veloutée, aux aigus faciles,  lumineux mais colorés, distillés dans un souple arc-en-ciel de nuances délicates et expressives, de la demi-teinte au pianissimo le plus fin mais toujours timbré et sonore. La trop fameuse Phydilé (Leconte de Lisle), entendue à satiété dans des tessitures aiguës et dans une tradition française au maniérisme proche de la fadeur, acquiert ici, même dans des murmures comme des frissons de la peau, une chair plus concrète, voluptueuse, vaporeuses, rêveuse, dans le velouté de la voix, tandis que le piano attentif et subtil d’Antoine Palloc ruisselle d’une émotion solidaire. On admirera le phrasé, la ligne, la montée du crescendo avec le sens du texte, dramatique de Testament (Armand Silvestre), tout sensuel et onirique de La vie antérieure (Baudelaire), grandiose  dans La vague et la cloche (François Coppée).
     Les Quatre chansons de Don Quichotte, commandées au trop lent Ravel qui se vit supplanté par Jacques Ibert pour le film Don Quixote de Georg Wilhelm Pabst (1933) où jouait et chantait Chaliapine, permettent à Courjal d’exprimer tout son art belcantiste dans la virtuosité que demandent certains traits, les mélismes et rythmes espagnols où il déploie grâce et légèreté avec une grande aisance, en rien affligé par la lourdeur qui affecte souvent les voix de basse ; mais la dernière, la Chanson de la mort, est interprétée avec une sensibilité sans sensiblerie qui nous prend à la gorge, tendrement dramatique sans dramatisme appuyé, avec cette manière directe et touchante d’entrer dans le texte :

        «Ne pleure pas Sancho, ne pleure pas, mon bon
,
         Ton maître n’est pas mort, il n’est pas loin de toi… »

    Mais, sur le derniers vers, qui résume la trajectoire humaine et littéraire du Chevalier à la Triste Figure, il est simplement bouleversant, avec un mi aigu pianissimo, sfumato, dirait-t-on, qui se fond et confond dans l’espace et le silence de l’émotion : 

       « Fantôme dans la vie, et réel dans la mort. »

      La seconde partie, consacrée à des airs d’opéra, lui permettra de déployer le sombre tissu somptueux de sa voix et la même maîtrise du chant. Il sera tour à tour un magnifique et serein Sarastro dans son second air aux grands arabesques (La Flûte Enchantée de Mozart), un Soliman tourmenté  (La Reine de Saba de Gounod), un Philippe II très humain (Don Carlos, version française de Verdi), introduit par le long cantabile legato qui passe sans perte musicale du violoncelle originel au piano expressif d’Antoine Palloc. Nicolas Courjal passe avec la même aisance de l’air, large et noble, du Prince Grémine (Eugène Oneguin de Tchaïkovski) à l’insinuant et tonitruant Basilio (Il barbiere de Seviglia de Rossini) qui explose sur le fameux colpe di cannone, le coup de canon de l’écrasement du malheureux calomnié après les perfides sotto voce de la calomnie tortueuse  à voix basse.
         Une démonstration de l’art du chant, intimiste et grandiose, d’un interprète intelligent qui chante la mélodie comme l’opéra et l’opéra avec toute la richesse de nuances intimistes de la mélodie.

Photo : Kris Picart

Nicolas Courjal ; au piano, Antoine Palloc



[1] Voir mon livre sur le Baroque, D’Un temps d’incertitude, I, Temps de l’incertitude, VII.  L’empire des passions,  « Effets des affects . Typologie des voix et des affects », Éditions Sulliver, 208, p.102 et passim.

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