jeudi, août 06, 2015

LE TROUVÈRE


IL TROVATORE
Opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi (1853),
Livret de Salvatore Cammarano, d’après le drame espagnol
d'Antonio García Gutiérrez (1836)
Chorégies d’Orange, 1 août 2015

Que dire encore du Trovatore que je n’aie déjà dit de cette œuvre très fréquentée, superbement revisitée déjà aussi par Charles Roubaud, notamment à Marseille et à Orange en 2012 ? On ne peut tout renouveler sinon redire une fois de plus qu’il est plus facile de ricaner, d’ironiser sur le livret prétendument incompréhensible que de prendre la peine de le lire et de consulter l’œuvre originale dont il est tiré.

L’œuvre : légende de sa fausse confusion
Verdi a dévoré avec passion, en langue originale, le drame El trovador, du dramaturge Antonio García Gutiérrez (né la même année que lui : 1813-1884), créé triomphalement à Madrid en 1836 et qui lance au firmament du théâtre ce jeune homme inconnu jusque-là. Il tirera encore un opéra d’une autre pièce du même, Simon Boccanegra (1857) et, plus tard, La Forza del destino (1862) de Duque de Rivas, autre drame marquant du théâtre romantique espagnol. Comme avec Victor Hugo (Rigoletto), Alexandre Dumas fils (Traviata) ou Shakespeare (Macbeth, Otello et Falstaf), l’avisé compositeur au sens dramatique aigu, ne prend ses sujets que dans des pièces à succès et il est absurde d’imaginer une erreur de jugement ou de goût dramatique dans le choix du Trovador/ Trovatore (en réalité ‘troubadour’ et non « trouvère » selon  l’impropriété traditionnelle du titre français) pour accréditer le foisonnement compliqué d’une pièce qui ne l’est guère plus que le théâtre goûté à cette époque-là.

Verdi s’enthousiasme pour le sujet médiéval, les passions affrontées, ce conflit amoureux (entre le Comte de Luna et Manrico le « trouvère » bohémien apparemment, amoureux de Leonora, amoureuse de ce dernier), qui redouble le conflit politique, situé dans l’Aragon du XVe siècle, déchiré en guerres civiles. Dans la pièce, par ailleurs, s’ajoute le conflit de classe entre des Bohémiens, dans le camp des rebelles, et celui des nobles légitimistes et le désir de vengeance de la Bohémienne Azucena dont la mère a été injustement brûlée vive au prétexte qu’elle aurait jeté un sort sur le fils du Comte de Luna. Quant à Léonore, éprise du fils d’une bohémienne, elle trahit sa classe et prend parti pour les rebelles.

 Certes, les simplifications du librettiste Cammarano, qui meurt d’ailleurs sans terminer le livret, obligées par la nécessaire condensation qu’exige la musique, réduisent de beaucoup la complexité psychologique et dramatique de l’œuvre originale. Par ailleurs, comme dans le théâtre classique et ses règles de bienséance, le librettiste confie à deux grands récits (de Ferrando et d’Azucena) certains événements passés essentiels à la compréhension du drame présent qui déterminent l’action, le jeu et ses enjeux, sans compter des ellipses temporelles de faits passés en coulisses (la prise de Castellor, la défaite des rebelles, la capture de Manrico), dites en passant qui, dans la complexité du chant, rendent difficile en apparence la linéarité de l’intrigue. Dans la tradition baroque, le récit, le récitatif qui explicite la trame du drame sur un accompagnement minimal secco ou obligato, avec simplement un clavecin ou un minimum orchestral, permettait de suivre parfaitement l’action, traitée ensuite en ses effets et affects par les arias les plus complexes. Le problème, ici, c’est que Verdi, confie ces narrations essentielles qui exposent le nœud de l’action à des airs compliqués de vocalises qui en rendent confuse l’intellection, ainsi l’essentiel récit de Ferrando en ouverture, orné d’appogiatures (notes d’appui) haletant, haché de soupirs (brefs silences entre les notes) tout frissonnant de quartolets (quatre notes par temps). Expressivité musicale extraordinaire qui joue contre le sémantisme ordinaire du récit d’exposition. Défauts du livret, donc, mais compliqués par un chant lyrique où librettiste et compositeur ont leur part mais que la musique sublime transcende largement et que les surtitres aujourd’hui permettent largement de dépasser pour peu qu’on y veuille prêter attention. On met au défi le spectateur de comprendre Rodogune de Corneille, Britannicus de Racine, s’il n’a pas compris les immenses tirades historiques, précises ou allusives, bourrées de noms propres, du premier acte d’exposition. Bref, Il trovatore, contrairement aux sottes et rapides affirmations sempiternellement ressassées, n’est pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne et le liste serait longue des libertés prises avec la vérité historique sur la scène, comme le Don Carlos de Schiller repris aussi par Verdi au mépris de la réalité des faits. Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre romantique.


La réalisation
Familier de l’œuvre et du lieu, où il l’avait déjà monté en 2007, après une autre version à Marseille en 2012, Charles Roubaud joue avec aisance du texte et du contexte grandiose, en renouvelant relativement ce qui peut l’être d’une écriture scénique personnelle dont on reconnaît l’élégance : spatialisation efficace des grandes masses chorales en opposition de clair-obscur, subtilement mises en lumière ou ombre par les éclairages de Jacques Rouveyrollis : ordre et désordre du lever d’un casernement militaire avec la chambrée ordonnée et encombrée de lits de camps de soldats en caleçons ou, sortant de la douche matinale serviette autour des reins ou négligemment sur l’épaule pour le récit de Ferrando ; sur le plan incliné (scénographie de Dominique Lebourges), longue procession fantomale des moniales de blanc vêtues, et leur envol de colombes effarouchées aux fracas du combat ; sentinelles en pente déclinante arrachées de la nuit par un éclairage rasant. En contraste avec la rigide discipline d’une armée de métier, les Bohémiens d’une libertaire marche et couleurs de vêtements (toujours l’élégance et fantaisie des costumes de Katia Duflot), avec leur roulotte, leurs danses familiales. En somme deux mondes sociaux affrontés, en guerre, dans le respect du texte. En contraste aux effets de masse, il y a les duos de la tendresse maternelle et amoureuse très touchants entre la mère et le fils et l’amante et l’amant, aimantés par le danger. On regrette cependant deux choses : le duel entre le Comte et Manrico est plutôt un jeu d’évitement entre les deux rivaux, mais quand le troubadour le narre à sa mère, il dit avoir terrassé et fait grâce au Comte (prémonition du lien de sang qui les unit) dans ce combat que nous n’avons pas  vu. De même, on sourit que Manrico arrive seul pour arracher Leonora des bras du Comte à la tête d’une armée et que ce dernier ne se saisisse pas immédiatement de lui bien avant que ne surgissent les hommes du rebelle, certes contrainte de la musique  qui retarde leur entrée.

Les projections vidéo de Camille Lebourges habillent adroitement le grandiose mur de scène d’un nocturne jardin, de vagues éléments d’architecture  discrètement gothico-mudéjare pour les portes, de sinistre salles d’un vaste couvent et de forteresses indistinctes avec, pour Castelor, de nébuleuses peintures religieuses.
Le renouvellement scénique, c’est encore une modernisation de l’action que les uniformes des soldats renvoient presque explicitement aux uniformes franquistes. Argumentant contre la contextualisation du Trovatore de Roubaud monté à Marseille, situé à l’époque des Guerres carlistes du XIXe siècle, le 3 mai 2012, j’écrivais :

« Tant qu’à moderniser à tout prix, comme je l’ai écrit autrefois, il y aurait eu, peut-être, de la pertinence à situer cette action, où deux hommes politiques et guerriers se disputent la même femme qui pourrait symboliser l’Espagne, à l’époque de la Guerre civile de 1936/1939 (qui finalement est la quatrième guerre carliste espagnole en un siècle), les Gitans étant les libéraux, les « Rouges », les rebelles, face à un pouvoir réactionnaire, totalitaire, d’autant que Franco voulait rétablir l’Inquisition, le fascisme s’y connaissant en bûchers… Beau diptyque espagnol pour Roubaud qui avait ramené avec succès le Cid tout aussi médiéval à l’époque de la transition du franquisme avec la monarchie libérale actuelle. »


On n’est jamais mieux convaincu que par ses propres arguments, bien sûr, et si, Roubaud nous fait grâce de drapeaux rouges et noirs de l’anarchie et des Rouges pour symboliser les Gitans libertaires, réflexion qui semble prolonger (et anticiper chronologiquement) sa vision du Cid de Massenet avec le même Alagna, on est heureux que l’introduction télévisuelle de la retransmission du 4 août, avec ces magnifiques et terribles affiches de la Guerre civile espagnole, soit une franche et claire explicitation historique et politique d’un contexte : arrachée au Moyen-Âge, l’œuvre montre ainsi qu’il est, hélas, toujours à l’œuvre, dans ses horreurs, dans notre prétentieuse modernité.

Interprétation
La qualité des interprètes, orchestres, chœurs, chanteurs solistes, soigneusement choisis par Raymond Duffaut, laisse rarement à désirer, à contester, la part la plus sensible étant la liberté laissée au metteur en scène qui offre matière à commentaire dans ce théâtre musical que ne cesse d’être l’opéra, en plus quand on sait l’exigence théâtrale de Verdi. Et l’on sait le soin que met Duffaut met à distribuer même le rôle le plus infime, qu’il convient donc de ne jamais oublier, comme la silhouette de Vieux Bohémien du Marseillais Bernard Imbert
, nouveau venu à Orange ; de  même, on se plaît à saluer toujours la place faite aux jeunes dont on sait, grâce à lui, qu’il deviendront sûrement grands chanteurs, comme le ténor Julien Dran, désormais un habitué du lieu, qui campe le fidèle Ruiz. Dans un rôle peu développé, Inès, Ludivine Gombert déploie une belle et prometteuse voix et une sûre présence physique.

Sans doute vétéran par rapport à ces jeunes, la basse Nicolas Testé, dans le rôle de Ferrando qui ouvre l’opéra par son fameux récit haché d’ornements subtils, nous épargne le pénible jappement de certains interprètes qui savonnent la finesse belcantiste de ces délicates vocalises : sa diction, son articulation sont exemplaires, d’une grande beauté vocale autant qu’expressive au service d’un personnage plein d’allure, noble, finalement aussi obsédé par le passé qu’Azucena, voix d’ombre répondant à la sombre vocalité de la Bohémienne. En Comte de Luna, par contre, le baryton roumain George Petean, pèche paradoxalement, malgré ses mouvements et son agitation, par un jeu statique dramatiquement, mais avec une voix impressionnante, égale sur toute sa tessiture, monochrome cependant, qui, dans son grand air (« Il balen dell’ suo sorriso… »),  plane sur le sol attendu sans même qu’on s’y attende et même, à en croire nos oreilles, sur un la superfétatoire, stupéfiant d’aisance et de puissance vocale.
La mezzo québécoise Marie-Nicole Lemieux incarne une Azucena hallucinée, très intériorisée : son premier air « Stride la vampa », sur un rythme de séguedille, est pris dans un tempo sans doute trop rapide du chef pour en exprimer la corrosive obsession qui la ronge. Mais elle bouleverse par sa grande voix d’ombre et de feu dans le second, très large, ample, au risque d’une certaine instabilité. Nouvelle venue à Orange, la soprano dramatique Chinoise Hui He, dans son premier air (le trac, sans doute) paraît accuser une limite dans un aigu tendu. Cependant, dans son grand air (« D’Amore sull’ali rose… »), elle bouleverse par la beauté d’un timbre chaud, charnu dans le médium, moiré  dans l’aigu, une voix bien conduite, demi-teintes, sons filés, trilles, dont la technique maîtrisée est au service de la poésie et de l’émotion.
Non, on ne l’attend pas méchamment au tournant comme certains, ce grand artiste qu’est Roberto Alagna en Trovatore souvent introuvable ailleurs. Mais il est juste de dire que, dans le premier acte, la voix accuse une sécheresse dans l’aigu manquant d’onctueuse couverture. Dans les passages moins tendus, on admire toujours sa magnifique ligne, son phrasé, et l’émotion aussi, notamment dans les deux duos avec sa mère, dont le second et ultime avant la mort (« Riposa, o madre… », qui renvoie à la tendresse de Verdi pour ces moments déchirants  d’adieux à la vie avoués ou non comme Violetta et Alfredo (« Parigi, o cara… ») ou Aïda et Radamès (« Addio terra… »). Il est acteur autant que chanteur. Mais on est en droit de regretter qu’avec sa notoriété et la sympathie acquise (et justement conquise) sur son public, il n’impose pas, dans son grand air  « Di quella  pira » (type de séguedille) la vérité textuelle de Verdi : l’air est en do majeur, dans la tradition, depuis le Baroque, des airs héroïques ou de chasse, culminant sur un solaire sol aigu. Or, une tradition abusive impose un redoutable contre ut non écrit par Verdi, certes pour surmonter la masse chorale et orchestrale paroxystique du moment. Donc, au contre ut, nul ténor n’est tenu face à la vérité de la partition. Ici même, récompensé par des vivats, Jonas Kaufmann donnait en pianissimo exigé par Bizet le si de son grand air que les ténors sortent prudemment en forte. Alagna choisit donc, au détriment de la tonalité de do majeur, de faire transposer cet air un demi-ton plus bas pour sans doute vouloir donner à son public l’illusion d’un contre ut qui ne sera qu’un si bécarre. Or, le malheur veut qu’après tout ce passage héroïque qu’il offre avec panache, il donne ce sommet en une sorte de voix mixte entre poitrine et fausset de fâcheux effet. Le 4 août, il est vrai, il chantera ce si, mais visiblement à l’arraché, alors qu’il pouvait s’en tenir à ce sol de la partition, toujours ensoleillé chez lui. On ne juge pas, bien sûr, un chanteur de cette trempe sur une seule note mais, justement, cela détone à cette échelle.
Sous la direction de Bertrand de Billy, très attentif aux chanteurs, l’Orchestre National de France sonne comme un magnifique instrument au service d’une partition qui alterne les grandes masses sonores (beaux chœurs) rutilantes de couleurs et de fureur, avec des moments d’intimité, de douceur et de grâce poétique. Pas une faille mais une tenue remarquable du début à la fin.

Il trovatore de Giuseppe Verdi
Chorégies d’Orange
1 et 4 août (en direct sur Antenne 2 et en replay)

Direction musicale :Bertrand de Billy

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Mise en scène : Charles Roubaud
. Scénographie : Dominique Lebourges
. Costumes : Katia Duflot
. Eclairages : Jacques Rouveyrollis
. Vidéo : Camille Lebourges.
Distribution

Leonora : Hui He ; Azucena : Marie-Nicole Lemieux
 ; Inès : Ludivine Gombert.


Manrico :  Roberto Alagna
 ; Il Conte di Luna :  George Petean ; 
Ferrando : Nicolas Testé
 ; Ruiz : Julien Dran
 ; Un Vecchio Zingaro : Bernard Imbert
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Orchestre National de France

.Chœurs des Opéras Grand Avignon, de Nice et de Toulon Provence-Méditerranée.


Photos Grommelles sauf 2, Bernateau :
1. R. Alagna ;
2. M. - N. Lemieux ;
3. Hui He, L. Gombert.
4. He, Alagna ;
5. G. Petean ;
6. Vue d'ensemble ;
7. N. Testé.

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