DON GIOVANNI
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) Livret, Lorenzo Da Ponte (1749 -1838).
Première représentation, Prague, 29 octobre 1787.
Opéra de Toulon, 27 mai 2014
Le mythe de Don Juan[1]
Depuis l’Antiquité, l’occident n’a créé que deux mythes, celui
médiéval de Tristan et Yseut, l’amour fidèle jusqu’à la mort, et celui qui en
semble l’inverse, Don Juan, l’infidèle à en mourir.
Ce dernier est cristallisé dans la pièce espagnole El Burlador de
Sevilla, ‘l’abuseur, le trompeur’ de
Séville, d’on on ignore exactement l’auteur (prêtée au moine Tirso de Molina)
et la date exacte, dans le premier tiers du XVIIe siècle. Le jeune
noble Don Juan, de Naples à Séville, fait la chasse aux femmes, les abusant en
leur donnant la main, promesse de mariage, et les abandonne. Mais une nuit, il
attente à l’honneur de la fille du Commandeur de Ulloa et, le père intervenant,
il le tue. Il se moque plus tard de la statue du tombeau du Commandeur et, par
dérision, l’invite à souper. La statue lui rendra l’invitation et, par cette
même main trompeuse prodiguée aux femmes, le trompant à son tour, la statue du
Commandeur l’entraîne en enfer.
Cette pièce qui inaugure le mythe, a pour fondement une légende
sévillane.
On raconte qu’à Séville,
au XIVe siècle, sous le règne de Pierre le Cruel (1334-1369), son
favori, Don Juan Ténorio, faisait scandale par ses débauches et ses excès. Une
nuit, il pénétra chez Doña Ana, la fille ou la femme du Commandeur d’Ulloa,
pour abuser d’elle. Accourant au bruit, le Commandeur voulut s’interposer mais
Don Juan le tue. Les parents du mort, étouffant publiquement mais ruminant en
secret leur désir de vengeance, lui élevèrent un magnifique tombeau, orné d’une
superbe statue, dans le couvent des dominicains dont il était le protecteur. Un
matin, on découvrit Don Juan sur la tombe, aux pieds de la statue, mort. Les
moines répandirent dans la ville de Séville le miracle : la statue s’était
vengée et avait puni le débauché.
Cette légende de la statue vengeresse en croise d’autres, qu’on
trouve en Europe et en Espagne, le repas avec un mort. Un jeune fêtard,
dissolu, une nuit, se rendant à un lieu de débauche, trouve sur son chemin une
tête de mort et lui donne un coup de pied, fait un « shoot ». La tête
lui reproche cette impiété et l’invite à souper le lendemain, à minuit, dans sa
tombe : il s’ensuit un duel avec le mort, qui terrasse, naturellement, le
débauché (qui, en espagnol, se dit « calavera », ‘squelette, tête de
mort’ pour cette raison).
La pièce prêtée à Tirso, qui condense ces légendes, a un succès
foudroyant dans toute l’Europe, pratiquement sous domination espagnole et on en
trouve des avatars jusqu’à notre époque. La Commedia dell’Arte s’en empare
comme scénario et la promène partout. Molière en donne sa version en 1665,
Dom Juan ou le Festin de pierre, qui
fait du héros « un grand seigneur méchant homme », avec « un
cœur à aimer toute la terre », un « épouseur à toutes mains »,
et, surtout, un athée. Ce qui n’est pas le cas du premier Don Juan espagnol,
qui demande au Commandeur un confesseur, car la pièce espagnole, à
l’arrière-fond théologique, pose le problème de la grâce et du libre arbitre de
l’homme. Malgré cela, Don Juan reste pour tous comme l’homme à femmes.
Réalisation
Il y a des reprises qui, à force de répétitions,
d’usure, semblent reprisées, usées. Celles dont j’ai pu juger de Frédéric
Bélier-Garcia, au contraire,
paraissent mûrir et même se bonifier dirait-on si, s’emblée, elle n’avaient
paru bonnes comme on pourra le constater dans le texte original sur la création
que je reprends, avec des reprises, bien sûr, plus bas. Avec trois interprètes
de Don Giovanni différents, avec le même sentiment d’unité, il arrive à créer
trois incarnation différentes du mythique héros, s’adaptant chaque fois au
chanteur, sans rien forcer ni de sa conception ni du chanteur.
On retrouve donc, dans cette nouvelle distribution, cette reprise de
2005 puis de 2012 à Marseille, de la mise en scène belle, intelligente et
sensible de Bélier-Garcia avec
les mêmes superbes décors de Jacques Gabelle, les beaux costumes de Catherine Leterrier et les lumières dramatiques de Roberto Venturi : tous ces créateurs singuliers concourent à la
réussite particulière et commune de cette dernière production.
Elle est respectueuse de la chronologie de l'œuvre - dans la mesure
où l’on accepte, par tradition récente, que ce dramma giocoso se déroule au XVIIIe siècle, à l'époque
de sa création et non au temps de l'émergence du mythe en Espagne (début XVIIe
mais narrant des événements du Moyen Âge). Les costumes d’époque sont raffinés,
dans des tons éteints de vert bronze et marron, allégés de vert tendre, de
beige, éclairés de jaune, de la paille des chapeaux campagnards dans les scènes
de fêtes. Donc, temps de l'histoire et toujours tempo musical de ce temps, tout
ici concours à la recréation de l’époque de Mozart, ambiance, costumes XVIIIe
siècle non tirés par les cheveux de la perruque vers notre prétendue et
prétentieuse modernité, selon cet académisme prétendument moderne des mises en
scène d’aujourd’hui dont la mode a déjà presque un demi-siècle.
La modernité est dans la mise en scène qui mise habilement sur toute
la technique moderne : mais pour la mettre au service de l'œuvre, pour
mettre en valeur les héros sans ralentir l'action, si dynamique, si rapide pour
une œuvre si longue.
Ainsi, sur fond et cadre de scène noirs, que l’on dirait, actualité
oblige inspirés des noirs lumineux de Soulages, des panneaux géométriques mobiles, verticaux,
latéraux, descendent, montent, et glissent horizontalement, sans hiatus ni
bruit, dans une grande fluidité, dans le flux musical continu, traçant à vue,
successivement, de espaces divers. Vaste scène ténébreuse dessinant des lieux
plus intimes, délimités : trouée d'une porte illuminée d'une immense lanterne
dans ce nocturne opéra ; une fenêtre rouge trouant le noir ; des
profondeurs sobrement éclairées de jaune, orange, rouge ou bleu, tel le prisme
des passions, ardentes ou glacées de mort.
Cette ombre générale détache la solitude des personnages surgis du
néant obscur ou s’y fondant, parfois dessinés dans des clairs-obscurs à la Rembrandt
ou un ténébrisme/luminisme contrasté
à la Caravage. Ils prennent une
vie singulière et définie dans l’infini d'un monde opaque. Avec sa jupe jaune
accrochant la lumière sur le noir avec les ailes d’une cape rouge, Elvire est
un pauvre papillon de nuit qui se brûlera à la flamme sulfureuse de Don Juan.
Un immense lustre, descendant des cintres (signe aussi retrouvé dans Lucia
de Lammermoor), est tel un ciel
constellé terrassant, enfonçant sous terre le héros mécréant avant de retrouver
sa place dans l’ordre du monde restauré par le Ciel après le châtiment du dissoluto
punito, du ‘débauché puni’. Bel
effet des noces campagnardes avec estrade scénique et toile peinte de nature
morte, le jardin du palais, la scène de bal chez Don Juan, théâtre aussi dans
le théâtre, jeu de rôles, puisque le héros est le symbole que les spécialistes
lui reconnaissons, du théâtre, de la théâtralité.
Interprétation
Don Juan est, certes, théâtralement, sur la scène. Mais dans la
fosse aussi : Rani Calderon
a un physique sombre de séducteur souriant, une allure et une figure
donjuanesques, mais il est aussi le Commandeur, maniant la baguette comme une
épée, incisif, tranchant net d’une main un risque de débordement, imposant d’un
doigt sur les lèvres un silence, murmurant d’un sourire, une nuance, attentif
autant à l’orchestre qu’aux chanteurs sur scène. Sa direction, vive, sans
jamais fléchir, à la fois géométrique et pleine de finesse, a la séduction
évidente du personnage.
Dans la distribution, aucune voix que l’on dirait exceptionnelle,
mais, cependant, une homogénéité de volume, de qualités et, surtout de jeunesse
de chanteurs parfaits comédiens, qui remportent tous les suffrages, tous
convaincants : une jeunesse qu’on dirait mozartienne dans une
interprétation qui fait passer un souffle de fraîcheur dans cette œuvre
ancienne si vue et revue, dont ils renouvellent, grâce au chef et au metteur en
scène, tous les charmes.
Les personnages populaires sont parfaitement dessinés, et l’on goûte
sans réserve le rire des bassons dans l’air du catalogue, débité par un
Leporello parfait valet de comédie, tout en rondeur et ingénuité (l’Italien Simone
del Savio), que l’on croit
volontiers victime de la rouerie de son maître comme il le dit. Le Masetto de
l’Australien Damien Pass n’est
pas un fiancé rustaud facilement joué par l’aristocrate et sa promise aspirant
au grand monde : on le sent sensible, dans la voix et le jeu, à ce qui se
trame sous son nez et que la préséance nobiliaire l’empêche d’empêcher ;
il a de la noblesse dans sa protestation, une grandeur humaine touchante. Face
à lui, Anna Kasyan, Géorgienne,
déploie la séduction voluptueuse et veloutée d’un mezzo aux ombres pleines
d’arrière-pensées et aux vocalises, aux soupirs de respirations qui sont de
troublants gémissements de jouissance. Comment
lui résister ? Elle a assez de charme pour séduire Don Juan peut-être plus
qu’elle n’est séduite, tentée par l’expérience.
La vivacité du tempo, haché dans les grands sauts de la rage du
premier air, ne donne heureusement pas ici un trait de comédie de femme bafouée
à l’Elvire de l’Américaine Jacquelyn Wagner : elle en fait le déchirement d’une grande âme
blessée, et un implacable désir de vengeance haletant, fiévreux d’une grande
vérité, qui devient bouleversant vertige de l’amour et de la haine dans le
second air, aux vocalises mystiques, après la tendresse mélodique et
mélancolique de la fenêtre. Sans avoir le volume dramatique pour l’appel
enflammé à la vengeance que l’on prête parfois abusivement à Donna Anna,
l’Autrichienne Nina Bernsteiner, s’en
tire parfaitement en grande chanteuse et comédienne et son dernier air est
magnifique de tenue de ligne et d’aisance dans les vocalises.
Le Don Ottavio du Hongrois Szabolcs Brickner, montre une maîtrise exceptionnelle de la ligne dans
son premier air « Dalla sua pace… », commencé tout lentement et
doucement, puis sa logique s’éclaire et cet air convenu, rhétorique, que Mozart
composa pour un ténor vieillissant qui n’arrivait pas à chanter l’air virtuose
de la fin, devient une lente cantilène d’amour éperdu, tout élégance et
noblesse, dont il fait une introversion, une méditation d’une rare vérité et
d’une profonde émotion, avec des passages en demi-teinte, en voix mixte, qui ne
sont pas des affèteries mais une délicate expression des affects, et on le
retrouvera, héroïque et viril, dans les redoutables vocalises de son second
air, surmontant avec une technique extraordinaire l’accident périlleux sans
doute d’une poussière dans la gorge, soulevée par la jupe d’une Donna Anna en
partant. Il n’est pas le pâle envers de Don Giovanni, mais son lumineux avers.
Le Commandeur de l’Américain Scott Wilde, dans sa première apparition, fait peur par un vibrato peut-être
excessif qui afflige souvent les basses à trop vouloir grossir le timbre, mais
trouve toute la grandeur marmoréenne du justicier d’outre-tombe dans la scène
finale.
Le Polonais Michał Partyka est un Don Giovanni qui, eu égard à une certaine tradition du
personnage, étonne ou détonne d’abord physiquement et vocalement : c’est
une figure de jeune homme qui n’est pas défiguré par une grande voix, mais sans
doute se figure-t-il autrement puisqu’il tube souvent pour grossir le volume
sans nécessité, car il existe bien scéniquement et impose cette conception
d’une convaincante façon. C’est un gamin glissant, un galopin gouailleur qui
gambade, qui galope bien sûr, dont la course est suivie, poursuivie par ses
victimes, par ce temps qu’il semble prendre de vitesse par son tempo effréné,
freiné dans ses entreprises par Elvire, s’effritant d’un coup dans
l’affrontement avec la statue intemporelle : l’instant contre l’éternité,
la faible chair (son faible) écrasée contre le marbre, le chaud éteint par le
froid en passant par les flammes de l’enfer. Il sait astucieusement faire vivre
les piquants récitatifs par un retard, un regard, une inflexion sur le mot. On
retrouve en lui le Don Juan originel de la pièce espagnole, alourdi presque
toujours par des acteurs ou chanteurs barbons quand ils ne sont pas barbants.
Le chœurs (Christophe Bernollin), juste présents lors de la noce puis en coulisses pour l’enfer promis
à l’impie, sont excellents et l’on admire encore le jeu du chef, assurant aussi
le continuo du clavecin, glosant souvent avec humour les motifs des récits. Une
distribution internationale mais unifiée par Mozart pour signer en gloire la
belle saison de l’Opéra de Toulon.
Wolfgang Amadeus Mozart
Don Giovanni
Production de l’Opéra de
Marseille.
Opéra de Toulon
20, 23 mai, 25 mai,27 mai.
Orchestre et chœur de
l’Opéra de l’Opéra de Toulon.
Direction
musicale : Rani Calderon. Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia. Décors : Jacques Gabel. Costumes : Catherine Leterrier. Lumières Roberto Venturi.
Distribution :
Don Giovanni : Michał Partyka ; Donna Anna : Nina
Bernsteiner ; Donna Elvira : Jacquelyn Wagner ; Zerlina
Anna Kasyan ; Don Ottavio : Szabolcs Brickner ; Leporello :
Simone del Savio ; Le Commandeur : Scott Wilde ; Masetto
Damien Pass.
Photos ©Frédéric Stéphan :
1. "Perdonate, bellissima donna Anna, se servir vi poss'io…" (Brickner, Partyka, Bernsteiner) ;
2. "Masetto? — Si, Masetto…" (Partyka, Kasyan, Pass) ;
3. "Or, sai chi l'onore…" (Bernsteiner , Brickner) ;
4. "Ah, signor!…l'uom di sasso…" (del Savio, Partyka) ;
5. Vaudeville final : la fête finie.
[1] Je reprends ici, en
abrégé, des notes de mes Préface et Postface à mon adaptation française du Burlador
de Sevilla [Tirso de
Molina?] Don Juan, le Baiseur de Séville, Éditions de l’Aube, 1993, 239 pages, création
Aulnay-sous-Bois, puis Théâtre Gyptis, 1995, mise en scène de Françoise Chatôt.
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