Chronique de disque
Nabucco, dialogo a sei voci (Messine, 1683), oratorio. Musique de Michelangelo Falvetti (1642–1692), livret de
Vincenzo Giattini, un enregistrement Ambronay par la Cappella Mediterranea dirigée par Leonardo García Alarcón, Chœur de
chambre de Namur
Les fêtes approchent à
grands pas. On se doit de signaler les mérites de certains disques qui sortent
de l’ordinaire et ceux de celui-ci sont grands puisqu’il exhume une œuvre
magnifique dans une magnifique réalisation phonographique. Il s’appelle Nabucco.
Nabucco ? Les passionnés
d’opéra penseront aussitôt à l’ouvrage de Verdi, à l’origine, Nabuchodonosor, heureusement raccourci en Nabucco, créé en 1842 à la Scala de Milan. Le chœur célèbre,
chanté par les Hébreux déportés et esclaves à Babylone, « Va
pensiero… », qui évoque tendrement et doucement, avec une poignante
nostalgie, le pays lointain et perdu (« Ô, ma Patrie, si belle… ») devint vite l’hymne national
révolutionnaire d’une Italie pas encore unifiée, sous la coupe autrichienne.
Spontanément, les milliers d’Italiens suivant le cortège mortuaire de Verdi en
1901 entonnèrent ce chant devenu une sorte d’hymne national, sinon officiel, du
cœur. Eh bien, non, ce Nabucco
n’est pas celui de Verdi, même s’il s’inspire du même monarque chaldéen :
il s’agit de Nabuchodonosor II, Roi de Babylone, entre 604 et 562 avant JC. C’est l’œuvre d’un
compositeur pratiquement inconnu aujourd’hui, bien plus ancien, que l’on
redécouvre.
Nabuccco, Falvetti
Ce Nabucco, Nabuchosonosor II, est un héros paradoxal, tyran,
presque instaurateur d’une religion personnelle, mais restaurateur en son propre
pays du culte au Dieu d’Israël. C’est le roi bâtisseur des fameux jardins
suspendus de Babylone, l’une des sept merveilles du monde de l’Antiquité. Il
est finalement immortalisé par la Bible, par le Livre de Daniel. Son prestige demeure si grand encore aujourd’hui
que Saddam Hussein se considérait lui-même comme un successeur héritier de sa
grandeur et avait placé l'inscription « Du roi Nabuchodonosor dans le
règne de Saddam Hussein » sur les briques des murs de l'ancienne cité de
Babylone, près de la Bagdad d’aujourd’hui, qu’il rêvait de reconstruire : et tant de ruines dans
cette Syrie d’aujourd’hui !
On sait peu de
chose du compositeur Michelangelo Falvetti, dont
la récente redécouverte d’un autre oratorio, Il diluvio universale, enregistré par la même équipe, fit sensation.
C’était un Calabrais ayant fait carrière en Sicile, c’est-à-dire dans le même
état espagnol du Royaume des Deux Siciles, l’insulaire et la péninsulaire,
comprenant le Royaume de Naples
et la Sicile, qui était espagnole, ou plutôt aragonaise, depuis les fameuses
« Vêpres Siciliennes » de 1282, d'où l'absurdité historique de parler, comme on a pu le lire, "d'occupation espagnole" pour un territoire qui formait légitimement partie de la couronne d'Espagne depuis des siècles. C’était forcément un musicien
officiel puisque les compositeurs et la plupart des artistes dépendaient des
commandes que leur faisaient l’Église ou la Cour vice-royale espagnole.
Falvetti et son librettiste, contrairement au postérieur Nabucco de Verdi, très romantiquement romancé, sont très
fidèles au texte de Daniel qu’il eût été inconvenant de transformer dans un
oratorio biblique, opéra religieux, que tout le monde connaissait en un temps
de culture catholique officielle.
Selon la Bible,
je cite Livre de Daniel (Da
1 :1-3), vainqueur des Juifs, Nabuchodonosor amena captifs à Babylone
« Daniel, Ananias et Misael,
qui étaient de race royale, et que le roi de Babylone fit élever à sa cour dans
la langue et les sciences des Chaldéens, afin qu'ils pussent servir dans le
palais. »
Ce monarque
traite bien ses captifs, ses otages sans doute. Daniel, qui le raconte lui-même
dans ce livre biblique, gagne la confiance de Nabuchodonosor, il devient
pratiquement un sage conseiller : un jour, au réveil, il explique au roi
le songe qui l’épouvante de la fameuse statue immense, d’or, d’argent,
d’airain, mais aux pieds d’argile qu’une petite pierre tombée de la montagne,
réduit en poudre. (Da 1 :1-44). D’où l’expression : « un colosse
aux pieds d’argile ». Dans l’ouvrage, c’est l’occasion d’un très bel air
désabusé du monarque, une « vanité » musicale sur la fragilité des
choses d’ici-bas, chanté par l’expressif ténor
Fernando Guimarães qui prête à Nabucco, ombres et lumière de la
voix, ses doutes, bien baroques, sur la vanité de la puissance et de la
richesse pour être heureux en ce monde : « Per non vivere infelice,
ah ! non basta l’esser re … », ‘Pour n’être pas malheureux, il
ne suffit pas d’être roi… »
Cette vanité du
monde, chantée par le Roi des rois lui-même, est la l’exacte expression d’une
morale religieuse stricte, certes biblique, mais réactualisée par le Concile de
Trente (1545-1563), par la Contre-Réforme catholique qui, depuis un siècle,
avait imposé ses thèmes et ses formes non seulement à la religion mais à l’art
tout entier, a fortiori à cette forme artistique religieuse qu’était l’oratorio
depuis 1600, date du premier.
À peine
entend-on Daniel, après cette réflexion désabusée du roi, faire un commentaire
qui prévoit la proche mégalomanie de ce puissant du monde qui va amener la
suite : Nabucco, puissance
temporelle, dans son orgueil, voudra se mesurer au Ciel, la puissance
spirituelle. Daniel, c’est la basse Alejandro Meerapfel qui lui donne de sombres couleurs prophétiques qui
anticipent non tant les imprécations que la profondeur caverneuse d’un futur
Iokanaan de Salomé. Et, en effet, le roi conquérant, maître du monde, dans sa superbe
ville de Babylone, près de laquelle déjà fut érigée aux origines du monde la
présomptueuse tour de Babel qui prétendait escalader le Ciel, méprisant la
leçon de son rêve sur la statue colossale aux pieds d’argile, se fait
construire une statue immense statue d’or, toujours selon Daniel :
« et
fit publier par un héraut que tous ses sujets eussent à adorer cette statue […]
sous peine, contre ceux qui y contreviendraient, d'être jetés dans une
fournaise ardente. »
Or, trois jeunes gens juifs, ici devenus trois enfants pour que ce
soit plus pathétique, proches amis de Daniel, non seulement éclatent de rire
mais déclarent au monarque étonné par cette audace, qu’ils ne révéraient que le
seul Dieu d’Israël et qu’ils ne craignaient pas les flammes.
« […] À
ces mots, le roi les fit lier, et jeter dans la fournaise [mais] la flamme
brûla les hommes qui les y avaient jetés ».
Mais elle épargna les enfants. L’oratorio s’achève sur le chant de
louanges à Dieu et au Saint-esprit qui a sauvé les enfants.
Cependant, le livre de Daniel rend justice à
Nabuchodonosor ému et pris de remords de son terrible châtiment (Da
4 :1-3) envers des enfants sauvés par leur foi :
«Alors Nabuchodonosor rendit gloire Au
Dieu [des enfants dont il] reconnut [l]a puissance et [l]a majesté, et ordonna
que quiconque aurait proféré un blasphème contre le Seigneur, le Dieu des
Hébreux, serait mis à mort, et sa maison changée en un lieu souillé et impur.
Il éleva en dignité les trois Hébreux dans la province de Babylone, et donna un
édit dans lequel il publia la grandeur du Dieu des Juifs, et raconta ce qui lui
était arrivé ensuite du songe. »
De l’ouverture à la fin, même s’il y a d’inévitables petites baisses
de tension pour un oreille d’aujourd’hui, on se laisse porter par ce flux
mélodique de la ligne que le chef nourrit, dans la réalisation de la basse et
du dessus, d’instruments baroques traditionnels, clavecin, orgue, archiluth,
avec, flottant comme air et nuages, le nappage de cordes aérées de vagues de
couleurs doucement méditerranéennes grâce au souffle de vents de timbres et
d’instruments orientaux, ney, duduk, kaval, mêlés délicatement aux cornet et
flûtes à bec, au chalumeau, galoubet et saqueboutes, donnant une saveur venue
d’ailleurs, à la fois proche et lointaine, intemporelle et actuelle. Le
Prologue allégorique à trois voix, entre l’Orgueil (Capucine Keller), l’Idolâtrie (Mariana Flores) et l’Euphrate (Matteo Bellotto) est magnifique avec l’écoulement harmonieux et
mystérieux du fleuve qui anticipe quelque peu, par sa poésie, l’introduction à
l’air des Champ-Élysées de l’Orphée
de Gluck. Chanté Magdalena Padilla Osvaldes,
le récit du miracle des enfants dans le feu est un moment de grâce.
Par ses procédés déjà fixés par la rhétorique baroque et des thèmes
obligés (cours d’eau, sommeil, etc), par certaines formes encore souples d’airs
entre arioso et aria, précédés et suivis de récitatifs, l’ouvrage est par
ailleurs intéressant, à la charnière entre le dramma per musica post montéverdien, vénitien, et ce que va être
l’opéra baroque international bientôt forgé et figé dans la voisine Naples,
avec ses schémas d’arie da capo dont
on prête la paternité justement au Sicilien Alessandro Scarlatti 1660-1725).
Une réussite.
Michelangelo
Falvetti (1642-1692) : Il dialogo del Nabucco.
Leonardo García
Alarcón, direction. Avec la la Cappella Mediterranea :
Fernando Guimaraes,
ténor, Alejandro Meerapfel, basse, Fabian Schofrin, contre-ténor, Caroline
Weynants, soprano, Mariana Flores, soprano, Magdalena Padilla Olivares, Matteo Bellotto, Capucine Keller, , , Chœur de chambre
de Namur.
Un CD Ambronay
éditions AMY 036.
PHOTO : © Bertrand Pichène