mercredi, octobre 16, 2013

CONCERT HENRI TOMASI


MARSEILLE-CONCERTS
25 octobre
TOMASI CHEZ LUI

Un discret label –mais pas d’argent- pour ce qui aurait dû être l’un des événements capitaux de cette année Marseille Provence Capitale culturelle européenne… Même si les responsables de MP13 sont restés étroitement fermés à la musique, c’est grandes ouvertes que les oreilles des connaisseurs mélomanes ont reçu, cœur vibrant, cet hommage organisé par Marseille-Concerts au grand compositeur marseillais, l’un des plus prodigues, des plus  prodigieux, des plus généreux de la France du XXe siècle, joué en Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Colombie, Espagne, Finlande, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Monaco, Portugal, Roumanie, Slovénie, Suisse, Tchékie, Venezuela, etc. Et parfois même en France comme je l’ai déjà dit ici même (cliquer en bas de page son nom pour voir les articles que je lui ai consacrés). Un récent colloque dû à la seule ferveur d’universitaires et musicologues, ponctué de quelques concerts dans la Bibliothèque de l’Alcazar, avait quelque peu préparé l’événement.
Mais enfin, le merveilleux Mucem, arachnéen en ses treilles et treillis de moucharabiehs, prêtait au moins son bel auditorium, poétique aquarium ouvert sur le bleu méditerranéen de la mer et la nuit, digne cadre à cet amoureux des flots de la matricielle Méditerranée que fut Henri Tomasi (1901-1971), dont l’œuvre en semble une exaltation quintessenciée, nocturne ou solaire, maritime ou terrestre, avec une troublante adéquation du son au lieu, de la note à l’émotion : de l’élément à l’âme. Sa musique baigne avec naturel en ces flots mais ses ondes sont un monde qui va du local à l’universel.

Présentée simplement et savamment par Lionel Pons, Professeur au Conservatoire, la soirée débutait par la version, non symphonique mais pour deux pianos de Cyrnos (1929), nom grec de la Corse, pays des origines familiales de Tomasi, dont il est sans doute le premier à faire entrer le patrimoine populaire dans la musique française. Il s’y trouvait en voyage de noces et synthétise brièvement le programme de cette œuvre de jeunesse :

« Cyrnos exprime les sentiments personnels de l’auteur qui tressaille au souvenir de son pays. Il se laisse inspirer par l’âme collective d’une race qui s’exhale avec sincérité du joyeux tumulte d’une tarentelle ou de la tristesse douloureuse d’un vocero. Il se penche avec amour sur ces deux seuls berceaux, s’en empare et symbolise toute l’âme corse. »

D’un expressionnisme romantique exalté, ce concerto d’un seul tenant mais avec deux inflexions de tempo qui dénotent les trois parties rituelles, interprété fougueusement par Nathalie et Fabrice Lanoë, plus que frère et sœur, âmes jumelles, débutait par une folle et frénétique tarentelle où les notes s’appellent, s’interpellent, se répondent, correspondent, divergent ou se retrouvent, se brouillent, s’embrouillent, tourbillonnent et montent en spirale dans une fièvre frôlant la rupture : piétinements percussifs de la tarentelle (qui symboliquement écrase et exorcise la tarentule, araignée fatale aux mâles méditerranéens), martèlement du clavier, il y a une jouissance rythmique contagieuse dans le tempo grisant des interprètes et l’on sent que la solaire tarentelle peut glisser insensiblement dans l’ivresse de la bacchanale nocturne, dans le dionysiaque ombreux. D’une modulation, on change d’atmosphère, et monte un chant lyrique en contrepoint, échos tendres et amoureux des deux pianos, non sans une pointe d’angoisse, avant que le troisième volet ne mêle victorieusement, virtuosement, les thèmes de la tarentelle, cette ronde du multiple, qui exalte joyeuse, exulte, jubile, vrai Exultate, jubilate païen, et mène à la fusion et confusion voluptueuse du duo en un.
Après ce débordement sensuel, au romantisme solaire, le Trio pour cordes (1938) par sa facture néo-classique, contenue, semble issu d’un autre monde, d’un autre compositeur : telle était déjà toute la variété de gammes de ce compositeur prolifique qui aura touché à tous les genres, à tous les styles, encore qu’un certain mordant, une puissante pulsation en signent l’indubitable identité. En quatre clairs mouvements, Prélude, Nocturne, Scherzo et Finale, il était interprété par l’excellent Ensemble Pythéas créé en 2003 par Yann Le Roux, violoniste, accompagné ici par Cécile Florentin, alto, et Guillaume Rabier, violoncelle : simplicité élégante, galante fête intime servie par ces cordes soyeuses, heureuses, chanteuses, rêveuses, railleuses, nuit étoilée de scintillants pizzicati de friselis de brise brune, de sérénade dorée pour une adorée peut-être à sa fenêtre, voilée derrière des rideaux de songe et de brume.

La deuxième partie était remplie par la plénitude solaire, après le prélude pluvieux, d’une version de Retour à Tipasa, Cantate profane (1966), sur le texte fameux d’Albert Camus. Version orchestrale à l’origine, ici remplacée par une inventive et vibrante  transcription pour claviers et percussions de Gérard Lecointre, exécutée par Alexandre Régis, percussionniste, enseignant au Conservatoire, entouré d’un efficace ensemble  d’anciens étudiants. 
La ligne de voix parlée était tenue par Daniel Mesguisch, familier 
du texte de Tomasi, et l’horizon vocal et choral par la Chorale Anguélos fondée par Patrick Benoît en 1987, formée de toutes jeunes filles de l’école Chevreul de Marseille, dirigée par Bénédicte Pereira : maturité masculine un peu lasse et fraîcheur féminine juvénile. Entre les deux, la grande variété des sons des percussions, tout en réduisant la vaste palette de l’orchestre original, stylise délicatement sa musique : on retrouve l’obsédante goutte à goutte de la pluie, les trilles des oiseaux, les éclats du soleil par la délicate touche poétique du vibraphone, du xylophone, du triangle, des cymbales, le fracas de la guerre aux timbales. La partition, si elle perd son tissu serré et soyeux continu orchestral, y gagne ici une transparence aérée, une grâce aux sonorités en pointillé qui sied bien au texte et à l’itinéraire allégorique de Camus : ce cheminement d’Alger à Tipasa,  de la pluie au soleil, de l’évocation de l’hiver de la guerre en Europe à la révélation de cet été en soi, dont il dit qu’il fit la lumière de sa vie. Le compositeur trouvait dans l’écrivain un génie jumeau et je ne peux, ici, que redire ce que j’écrivais autrefois à la première audition de cette «Cantate profane » avec l’orchestre : 

« c’est Tomasi, revenu des illusions et fumées religieuses, un retour laïque à l’horizon de l’homme, un credo humaniste, une exaltation de la lumière algérienne même traversée des nuages des doutes. La majesté sereine d’une aube, « d’une matinée liquide », se gonfle d’une houle, se mouille discrètement aux pizzicati des cordes : « La pluie avait fini par mouiller la mer » mais lave le ciel. La parole poétique de Camus est drapée finement par la musique. Par fines touches de couleurs aux timbres délicats, la texture musicale vibre, tisse des harmonies, émane du texte, plane sur lui, en est la sensible auréole, le presse, le caresse. Se coulant dans le rythme, dans le flot musical, le flux de la voix chaleureuse, voluptueuse, du grand comédien Daniel Mesguich, se fait confidentielle, humble, près de cet humus humide d’abord puis aux senteurs exhalées d’un soleil plus ardent, éclatant enfin de mille jeux et de feux d’artifices d’oiseaux : « O, lumière, vibrante lumière! », laissant derrière « l’hiver des visages ». Apaisement panthéiste de l’homme révolté contre le monde mais en accord avec la nature, exaltant, « au milieu de l’hiver », « un été invincible en soi ».

Musique lumineuse de Tomasi, immédiatement sensible sans sensiblerie, immédiatement expressive. En une époque où la théorie étouffa si souvent l’humain, chez lui, c’était l’humanité qui débordait et transcendait toute théorie.



Sur Henri Tomasi, voir dans ce blog

 mercredi, janvier 2009, 17 mai 2011, 3 avr. 2012,

28 avr. 2013




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