MARSEILLE-CONCERTS
25 octobre
TOMASI CHEZ LUI
Un discret label –mais pas d’argent- pour ce qui aurait dû
être l’un des événements capitaux de cette année Marseille Provence Capitale
culturelle européenne… Même si les responsables de MP13 sont restés étroitement
fermés à la musique, c’est grandes ouvertes que les oreilles des connaisseurs
mélomanes ont reçu, cœur vibrant, cet hommage organisé par Marseille-Concerts
au grand compositeur marseillais, l’un des plus prodigues, des plus prodigieux, des plus généreux de
la France du XXe siècle, joué en Allemagne, Australie, Autriche,
Belgique, Colombie, Espagne, Finlande, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Monaco,
Portugal, Roumanie, Slovénie, Suisse, Tchékie, Venezuela, etc. Et parfois même
en France comme je l’ai déjà dit ici même (cliquer en bas de page son nom pour
voir les articles que je lui ai consacrés). Un récent colloque dû à la seule
ferveur d’universitaires et musicologues, ponctué de quelques concerts dans la
Bibliothèque de l’Alcazar, avait quelque peu préparé l’événement.
Mais enfin, le
merveilleux Mucem, arachnéen en ses treilles et treillis de moucharabiehs,
prêtait au moins son bel auditorium, poétique aquarium ouvert sur le bleu
méditerranéen de la mer et la nuit, digne cadre à cet amoureux des flots de la
matricielle Méditerranée que fut Henri Tomasi (1901-1971), dont l’œuvre en
semble une exaltation quintessenciée, nocturne ou solaire, maritime ou
terrestre, avec une troublante adéquation du son au lieu, de la note à
l’émotion : de l’élément à l’âme. Sa musique baigne avec naturel en ces
flots mais ses ondes sont un monde qui va du local à l’universel.
Présentée simplement et savamment
par Lionel Pons, Professeur au Conservatoire, la soirée débutait par
la version, non symphonique mais pour deux pianos de Cyrnos (1929), nom grec de la Corse, pays des
origines familiales de Tomasi, dont il est sans doute le premier à faire entrer
le patrimoine populaire dans la musique française. Il s’y trouvait en voyage de
noces et synthétise brièvement le programme de cette œuvre de jeunesse :
« Cyrnos exprime les sentiments personnels de l’auteur qui tressaille au
souvenir de son pays. Il se laisse inspirer par l’âme collective d’une race qui
s’exhale avec sincérité du joyeux tumulte d’une tarentelle ou de la tristesse
douloureuse d’un vocero. Il se penche avec amour sur ces deux seuls berceaux,
s’en empare et symbolise toute l’âme corse. »
D’un expressionnisme
romantique exalté, ce concerto d’un seul tenant mais avec deux inflexions de
tempo qui dénotent les trois parties rituelles, interprété fougueusement par Nathalie
et Fabrice Lanoë, plus que frère et sœur,
âmes jumelles, débutait par une folle et frénétique tarentelle où les notes
s’appellent, s’interpellent, se répondent, correspondent, divergent ou se
retrouvent, se brouillent, s’embrouillent, tourbillonnent et montent en spirale
dans une fièvre frôlant la rupture : piétinements percussifs de la
tarentelle (qui symboliquement écrase et exorcise la tarentule, araignée fatale
aux mâles méditerranéens), martèlement du clavier, il y a une jouissance
rythmique contagieuse dans le tempo grisant des interprètes et l’on sent que la
solaire tarentelle peut glisser insensiblement dans l’ivresse de la bacchanale
nocturne, dans le dionysiaque ombreux. D’une modulation, on change
d’atmosphère, et monte un chant lyrique en contrepoint, échos tendres et
amoureux des deux pianos, non sans une pointe d’angoisse, avant que le
troisième volet ne mêle victorieusement, virtuosement, les thèmes de la
tarentelle, cette ronde du multiple, qui exalte joyeuse, exulte, jubile, vrai Exultate,
jubilate païen, et mène à la fusion et confusion voluptueuse du duo
en un.
Après ce débordement
sensuel, au romantisme solaire, le Trio pour cordes (1938) par sa facture néo-classique,
contenue, semble issu d’un autre monde, d’un autre compositeur : telle
était déjà toute la variété de gammes de ce compositeur prolifique qui aura
touché à tous les genres, à tous les styles, encore qu’un certain mordant, une
puissante pulsation en signent l’indubitable identité. En quatre clairs
mouvements, Prélude, Nocturne, Scherzo et Finale, il était interprété par
l’excellent Ensemble Pythéas créé en
2003 par Yann Le Roux,
violoniste, accompagné ici par Cécile Florentin, alto, et Guillaume Rabier, violoncelle : simplicité élégante, galante
fête intime servie par ces cordes soyeuses, heureuses, chanteuses, rêveuses,
railleuses, nuit étoilée de scintillants pizzicati de friselis de brise brune,
de sérénade dorée pour une adorée peut-être à sa fenêtre, voilée derrière des
rideaux de songe et de brume.
La deuxième partie
était remplie par la plénitude solaire, après le prélude pluvieux, d’une
version de Retour à Tipasa,
Cantate profane (1966), sur le texte fameux d’Albert Camus. Version
orchestrale à l’origine, ici remplacée par une inventive et vibrante transcription pour claviers et
percussions de Gérard Lecointre,
exécutée par Alexandre Régis,
percussionniste, enseignant au Conservatoire, entouré d’un efficace
ensemble d’anciens étudiants.
La ligne de voix parlée était tenue par Daniel Mesguisch, familier
du texte de Tomasi, et l’horizon vocal et choral par la Chorale Anguélos fondée par Patrick Benoît en 1987, formée de toutes jeunes filles de l’école Chevreul de Marseille, dirigée par Bénédicte Pereira : maturité masculine un peu lasse et fraîcheur féminine juvénile. Entre les deux, la grande variété des sons des percussions, tout en réduisant la vaste palette de l’orchestre original, stylise délicatement sa musique : on retrouve l’obsédante goutte à goutte de la pluie, les trilles des oiseaux, les éclats du soleil par la délicate touche poétique du vibraphone, du xylophone, du triangle, des cymbales, le fracas de la guerre aux timbales. La partition, si elle perd son tissu serré et soyeux continu orchestral, y gagne ici une transparence aérée, une grâce aux sonorités en pointillé qui sied bien au texte et à l’itinéraire allégorique de Camus : ce cheminement d’Alger à Tipasa, de la pluie au soleil, de l’évocation de l’hiver de la guerre en Europe à la révélation de cet été en soi, dont il dit qu’il fit la lumière de sa vie. Le compositeur trouvait dans l’écrivain un génie jumeau et je ne peux, ici, que redire ce que j’écrivais autrefois à la première audition de cette «Cantate profane » avec l’orchestre :
« c’est Tomasi, revenu des illusions et fumées religieuses, un retour
laïque à l’horizon de l’homme, un credo humaniste, une exaltation de la lumière
algérienne même traversée des nuages des doutes. La majesté sereine d’une aube,
« d’une matinée liquide », se gonfle d’une houle, se mouille
discrètement aux pizzicati des cordes : « La pluie avait fini par mouiller
la mer » mais lave le ciel. La parole poétique de Camus est drapée finement
par la musique. Par fines touches de couleurs aux timbres délicats, la texture
musicale vibre, tisse des harmonies, émane du texte, plane sur lui, en est la
sensible auréole, le presse, le caresse. Se coulant dans le rythme, dans le
flot musical, le flux de la voix chaleureuse, voluptueuse, du grand comédien
Daniel Mesguich, se fait confidentielle, humble, près de cet humus humide
d’abord puis aux senteurs exhalées d’un soleil plus ardent, éclatant enfin de
mille jeux et de feux d’artifices d’oiseaux : « O, lumière, vibrante
lumière! », laissant derrière « l’hiver des visages ».
Apaisement panthéiste de l’homme révolté contre le monde mais en accord avec la
nature, exaltant, « au milieu de l’hiver », « un été invincible
en soi ».
Musique lumineuse de
Tomasi, immédiatement sensible sans sensiblerie, immédiatement expressive. En
une époque où la théorie étouffa si souvent l’humain, chez lui, c’était
l’humanité qui débordait et transcendait toute théorie.