CHRONIQUE DE DISQUES
Violons ailés
On ne reprochera à ce disque qu’une chose : la manie anglophile de ne donner les tonalités des concerti que dans la convention anglo-saxonne. Ainsi, c’est « A Major » pour notre latin « La majeur », B (si), C (do), D (ré), E (mi), F (fa) et G (sol). À l’heure européenne, donner les deux mettrait à égalité le système du nord et celui du sud.
CONCERTO
Mais avant de parler du musicien, quelques mots rapides, inutiles
certes au connaisseur, pour rappeler ce qu’est un concerto. Le terme vient du
mot italien concertare ,
qui veut dire, ‘concerter’, ‘mettre d’accord’ au moins deux personnes qui
disputent, luttent : en musique, deux instrumentistes qui rivalisent en
virtuosité, ou encore un instrument soliste qui dialogue avec l’orchestre.
Corelli, Torelli, Vivaldi entre autres le fixent en trois parties, la première,
vive (allegro), la seconde, lente (adagio) et une dernière partie encore
allegro. C’est le jeu du contraste baroque de tempo lent/vif, assorti de
contrastes d’intensité, forte/piano. Ce moule minimal, archétypal, de la
musique baroque à la classique, sera nuancée, raffinée, brisée, ensuite selon
l’ingéniosité des compositeurs .
Le concerto repose
donc sur une structure tripartite en général qui fait dialoguer : a) un
violon principal ; b) un groupe réduit de solistes, qu’on appelle le concertino ; et c) la masse des autres instruments, les tutti, ou concerto grosso, tout l’orchestre. Vivaldi variera, dans le concertino, d’autres instruments les mettant en dialogue ;
en conversation avec l’instrument principal. Il y a donc une alternance en
général équilibrée entre les tutti et les soli, l’ensemble orchestral et le
soliste.
Cela explique, dans ce disque, un violoniste, Marco Pedrona, en soliste
principal et Francesca Coppelli au
violon I, Carlotta Arata au violon II, assurant le concertino, trois violons solistes hiérarchisés donc, et pour les tutti, une belle phalange de cordes
graves (viole, violoncelle) pour
les cordes frottées (avec un archet) et l’archiluth et le clavecin pour les
cordes pincées, dans la typologie baroque habituelle. C’est un riche nappage de
cordes diaprées sur lequel s’envolent les volutes volubiles, virtuoses,
vertigineuses, du violon soliste poursuivi dans une sorte d’azur par le
volètement rival du concertino.
Les parties lentes, rêveuses, ont la mélancolie étale, vivaldienne, de la
lagune vénitienne et l’on goûtera, entre autres, le charme presque brumeux,
rêveur, de l’adagio du Concerto N°4,
in D Major (Ré majeur).
Mais parlons de ce grand musicien si ingratement oublié, Carlo
Tessarini de Rimini auquel ce disque
rend justice. Violoniste et compositeur (Rimini v. 1690 – 1766), c’est
l’exemplaire musicien italien de l’époque qui, avec d’autres artistes,
peintres, architectes, chanteurs, s’exportent essaimant dans toute l’Europe
l’art d’une péninsule italienne que l’on dit à tort en pleine décadence.
On connaît surtout de lui sa magnifique carrière de virtuose
international. On suppose, sans grandes preuves, qu’il aurait étudié auprès de
Corelli et Vivaldi, grands maîtres de la musique italienne de leur temps. En
tous les cas, son œuvre prouve qu’il connaissait la leur et en avait assimilé
la leçon : on y sent l’équilibre déjà classique du premier et l’on savoure
l’invention baroque du second.
Il fut violoniste à la basilique Saint-Marc de Venise entre 1720 et
1735, maître de violon à l’Hôpital des Derelitti, des ‘enfants abandonnés’, auxquels on enseignait la
musique, tout comme Vivaldi était attaché à l’Ospedale della Pietá, qu’il
rendit fameux par les œuvres composées pour les jeunes filles musiciennes
virtuoses qui y étaient accueillies. Ces hôpitaux ou, plutôt hospices pour
orphelins, étaient de vrais et brillants conservatoires de musique.
On le retrouve violoniste titulaire à la cathédrale d'Urbino de 1733
à 1757 environ, entre ses nombreuses tournées en Europe, ce qui montre bien que
sa réputation avait franchi les frontières, comme celle de Vivaldi, dont les
œuvres, également éditées à Amsterdam, influencèrent profondément Bach
lui-même. On le suit en Bohème, à Rome, à Naples, à Londres. De 1744 à 1750, la
dédicace de ses œuvres à des aristocrates parisiens permet de penser qu'il
séjourna quelque temps à Paris où furent aussi imprimées de ses compositions.
Il fait nombre de concerts aux Pays-Bas, en Allemagne. On perd sa trace après
un concert à Arnhem, en Hollande, où il mourut peut-être en 1766.
On voit à ces dates que les voyages nombreux n’étaient pas que des
visites éclairs de touriste pressé puisque notre musicien, comme ses confrères,
séjournait longtemps dans les lieux où il se produisait, laissant des traces
importantes de son passage : des compositions, des modèles. À ses œuvres
nombreuses, opéras sonates, concerts, s’ajoute le traité de violon
Grammatica di musica… (1741), témoignage précieux sur la technique de cet
instrument au XVIIIe siècle. On imagine aisément que Joseph de Bologne, le fameux chevalier
de Saint-Georges, mulâtre, escrimeur et violoniste célèbre, élève de Leclair,
dédicataire de compositions d’Antonio Lolli en 1764 et de François-Joseph
Gossec en 1766, ait aussi reçu l’enseignement de Tessarini.
Léger saut dans le temps avec un autre compositeur, le violoniste
par antonomase, c’est-à-dire, qui s’est identifié à son instrument, ou le
contraire, instrument que l’on identifie à son nom, car il en fit progresser la
technique avec de telles acrobaties qu’on le jugeait souvent diabolique, Paganini
(1782, Gênes /Nice, 1840) que
célèbre un autre disque paru chez Calliope :
Paganini L'Insolite (Paganini as you've never heard him), ‘Paganini comme vous ne l’avez jamais entendu’ en
bon français, mais en anglais avec cette manie accablante des maisons de disques qui visent un
marché qui semble n’avoir que des oreilles anglaises. Mais on retiendra le
sous-titre, « Duos endiablés pour violon et basson ». Les deux diables étant Pavel
Eret au violon et Franck Leblois au basson. Avec la
complicité de l’Ensemble de Musique de Chambre Commixtus (EMCC), ils nous offrent donc l’intégrale des Trois duos
concertants, MS 130 de Paganini, alliage
insolite de ces deux instruments. Ces œuvres furent à peine découvertes en
1990. On apprécie ces
duos originaux, notamment, l’allegro
con brio, poco scherzando, dans le Duetto N°3, le dialogue plein d’humour,
presque rossinien, entre le violon aigu et le basson grave, l’un babillard,
l’autre gaillard et gouailleur. Pour enrichir un peu la rare littérature pour ces deux instruments concertants, les
deux solistes ont enregistré en première mondiale deux autres duos pour violon
et basson de deux compositeurs contemporains : Floreat Rosa divina (1953) de David
W. Solomons, une page d’une grande
sérénité mystique et Ommaggio (1957)
brumeux et poétique de Jean-René Combes Damiens.
Mais le violon, s’il est un instrument très difficile d’exécution,
ne l’oublions pas, est également un instrument populaire et nous n’en voulons
pour témoins que ces tziganes, ces gitans des pays de l’est, ces roms
aujourd’hui suspects, qui en jouent avec une haute virtuosité au service de
leur folklore. Nous en avons une brillante preuve dans autre disque remarquable
paru chez INTEGRAL Classic, Danses
de Hongrie pour l’ensemble
Musica antiqua Provence dirigé
Christian Mendoze, un régal. Ancien
danseur et depuis longtemps flûtiste soliste virtuose, âme de son ensemble,
élargissant son vaste répertoire baroque, Mendoze revient à ses anciennes
amours et nous offre un vaste panorama de danses du XVIII e au XXe
siècle de cette Hongrie où les frontières entre musique savante et populaire se
brouillent avec bonheur comme ici les instruments traditionnels, typiques, dont
le cymbalum, « le piano tsigane », allié à la clarinett, aux cordes
frottées ou pincées comme le clavecin.
C’est un vaste trésor dont Mendoze est allé recueillir certains joyaux dans la bibliothèque de l’abbaye de Pannonhalma qui conserve un riche corpus de danses anciennes. Belle promenade avec halte tonique dans ces fameuses czardas (’auberges’) endiablées et ces verbunkos que nous découvrons, dont on goûtera la saveur orientale et occidentale à la fois, la Hongrie ayant été occupée pendant des siècles par les Turcs. Mélancolie parfois déchirante de ces vastes espaces à ligne plane tenue contrastée de folie festive où les vertiges du violon sont contrepointés joliment, joyeusement, par la jubilation pépiante de la flûte, oiseau ailé lui disputant l’ivresse des hauteurs.
Photo : Lana Groussenko au cymbalum
C’est un vaste trésor dont Mendoze est allé recueillir certains joyaux dans la bibliothèque de l’abbaye de Pannonhalma qui conserve un riche corpus de danses anciennes. Belle promenade avec halte tonique dans ces fameuses czardas (’auberges’) endiablées et ces verbunkos que nous découvrons, dont on goûtera la saveur orientale et occidentale à la fois, la Hongrie ayant été occupée pendant des siècles par les Turcs. Mélancolie parfois déchirante de ces vastes espaces à ligne plane tenue contrastée de folie festive où les vertiges du violon sont contrepointés joliment, joyeusement, par la jubilation pépiante de la flûte, oiseau ailé lui disputant l’ivresse des hauteurs.
Photo : Lana Groussenko au cymbalum