SEPTIÈME FESTIVAL DES MUSIQUES INTERDITES
De l’art « dégénéré » aux « Musiques interdites »
Je me répéterai et rappellerai, on ne le rappellera ni répétera
jamais assez. Allemagne, 1933 et 1937 : plus que des
« expositions », les exhibitions nazies d’« Art dégénéré »
(entartete Kunst, expression de
Goebbels) proposent et imposent au public la condamnation de tous les courants
de l’art moderne, impressionnisme, cubisme, dadaïsme, expressionnisme,
futurisme, abstraction : Cézanne, Kandinsky, Miró, Picasso, Matisse,
Soutine, Chagall, etc, qui ont illustré de leur génie ces tendances, sont
désignés à l’opprobre et mis à l’index. Confisquées, leurs œuvres s’ajoutent
aux listes de livres prohibés et vont les rejoindre dans les autodafés. Düsseldorf,
1938 : suit l’exposition des Entartete Musik et s’ensuit l’excommunication politique de la musique
moderne. Même Mendelssohn, dont l’œuvre est jugée « géniale », est
rétrospectivement jugé indigne du nouveau Reich et de son esthétique, pour le
crime d’être juif. Mahler et les pionniers de la révolution musicale, du XX e
siècle, Schönberg, Berg, subissent le même sort. Schönberg s’exile
heureusement, ainsi que Korngold, Weill, frappés de l’infamie nazie et vont
rejoindre l’ostracisme qui frappe, entre de moins célèbres, Freud, Kafka,
Thomas Mann, et même von Hofsmanthal, librettiste d’un Richard Strauss qui
continue sa carrière officielle sans problème. Bref, tout ce que le monde doit
à l’élite culturelle « juive » d’Europe centrale est condamné à l’exil, à
l’horreur des camps, et à l’oubli dans la mémoire collective artistique pour
les moins connus.
Raviver cette mémoire, réparer ce déni de justice, c’est l’objet que s’assigne depuis 2004 Michel Pastore, d’abord avec le Consul honoraire d’Autriche Jean-Léopold Renard,
créant le Festival des Musiques Interdites annuel, avec, en plus, des concerts, expositions, conférences, débats.
On peut donc lui donner acte d’avoir fait renaître de leurs cendres des
compositeurs -parole exacte parfois car non ensevelis dans la poussière du
temps mais celle de leur corps passés par les crématoires nazis- ces musiciens
oubliés, d’avoir resitué et restitué leurs œuvres au patrimoine musical
mondial, élargissant non seulement ce répertoire aux artistes stigmatisés du
nazisme mais d’autres régimes totalitaires.
Église Saint-Cannat les
Prêcheurs, 16 juin
Une longue et lugubre
procession de petits spectres blancs séparés par des veilleuses divisent
l’église en deux, saisissante installation de Philippe Adrien, symbolisant les disparus ou les absents, comme le
public : à grand concert, petit public. Deux créations en France, une
création mondiale, un superbe orchestre, deux magnifiques chanteurs pour servir
ces belles œuvres inédites et inouïes jusqu’ici en France, cela méritait mieux
que cette église à moitié vide ou à moitié pleine.
Il est difficile d’évaluer en direct, sur une seule audition, des
œuvres nouvelles, d’autant que l’émotion, qui plane et plombe même ce Festival
par définition, n’est pas forcément un critère critique sûr, garant de
l’objectivité nécessaire à l’évaluation esthétique de ce qu’on présente ici de
manière éthique trop appuyée : le cœur brouille l’esprit. D’autant que,
d’entrée, la voix off de Bruno Finzi, tombant comme d’un ciel d’outre-tombe,
parlant de la perpétuelle fuite de son père Aldo Finzi poursuivi par les fascistes italiens et les SS,
embrume d’inévitable sentiment la perception de la pièce présentée. C’est
d’abord, à l’orgue, comme si l’instrument prolongeait la voix émue, un Prélude
et fugue (1944) grave, sombre, qu’on
sent, forcément, comme un nuage planant sur nous comme la menace qui pesait sur
le compositeur dans sa clandestinité ombreuse et dangereuse. Et l’on est choqué
que, ni après cette exécution en première française, ni lors des saluts, le
remarquable organiste Frédéric Isoletta ne soit ni salué, ni nommé, ni remercié par le présentateur.
Le programme est fort mal présenté, confus, en continu, sans nulle
plage de silence et d’applaudissements entre les œuvres permettant d’en
délimiter les frontières, sans ce nécessaire marquages autorial entre les
morceaux, offerts d’un bloc compact et tout enchaîné à un public décontenancé
pour ceux qui cherchent, désespérant de savoir de qui était quoi, ou
indifférent pour ceux qui écoutent passivement la musique sans même tenter de
savoir qui est qui. Les plus avisés, tenus à la nécessité critique guère
facilitée dans ce brouillage nocturne, sinon brouillard de nuit, qui nuit à
l’écoute, tentent de se raccrocher, lorsque il y a des textes, lus avec ferveur
et simplicité, avec des envolées lyriques, par Charles Berling, mais qui ne correspondent pas tous à la longueur
des passages chantés, brouillant un peu plus les repères.
Ainsi, Les Cinq chants profonds de Franz Schreker dont
rien dans la notice n’informe sur la vie (1878-1934) ni sur la justification de
sa présence parmi ces compositeurs maudits, nous plongent dans la tradition
post-wagnérienne, post-malhérienne, néo-romantique, avec l’exacerbation
chromatique d’un orchestre torrentiel telle une hyperbolisation moderne, mais
toujours tonale (loin des audaces de l’École de Vienne), du Sturm und Drang de l’Aufklärung du XVIII e siècle. C’est un grandiose baryton, voix égale, large, aigus aisés, Mathias
Haussmann, pleine sur tout son registre,
qui affronte vaillamment et victorieusement ce déluge orchestral.
Toujours sans pause ni transition compréhensible et pas plus
compréhensible à l’écoute des textes chantés guère intelligibles par la diction
pour la majorité du public qui croit entendre de l’italien, du latin, on passe,
pour le spécialiste, aux textes espagnols de saint Jean de la Croix
(1542-1591), Nuit obscure, mis en
musique par Karol Beffa, dont
rien non plus ne dit qu’il est né en 1973, et heureusement ni interdit ni
persécuté mais bien vivant. C’est une création mondiale qui mériterait une
réécoute. Transparences étranges de l’orchestre, subtils effets de distance sur
lesquels plane la voix, très sollicitée sur la corde aiguë, ne facilitant guère
la possibilité d’articulation de cette magnifique soprano qu’est Émilie
Pictet, sur une basse obstinée
tintinnabulant parfois à la Arvo Pärt, pulsation et scansion, unité ou effet
sans doute trop répétitif de pièce en pièce. Parfois, l’orchestre est simple
avec un motif obsédant, s’éclaire d’un violon et l’on est soulagé pour la
cantatrice si méritoire à la solide voix dorée.
En effet, toujours sans transition, sans silence, sans
applaudissements, la malheureuse passe à De la Vie éternelle, de Franz Schreker dans la tradition néo-romantique, je dirais
« bismarckienne » par le grossissement de l’orchestre hypertrophié,
dans la filiation des symphonies avec lieder à la Malher plutôt que dans le
lied orchestré. Encore un défi pour la chanteuse, sa belle voix soumise à rude
épreuve et l’on ne lui en voudra pas de quelques sols inévitablement un peu bas
eu égard au bel exploit que constitue cet enchaînement abusif de deux œuvres
aux frontières brouillées.
On finit avec le remarquable Infini encore de Finzi, entre Respighi pour certaines couleurs
transparentes et Busoni pour ses chromatismes, mais soudain tempétueux,
fracassant, inclassable.
Sous la direction ferme mais souple de Sébastien Billard, l’Orchestre de la Garde républicaine, impeccable dans sa sobre tenue militaire, est un
instrument, sonne merveilleusement comme un seul instrument d’une rare
somptuosité et cohésion. Un moment d’exception.
La chaleur des applaudissements a compensé la froideur d’une salle à
moitié vide.
On ne peut évidemment que féliciter ce Festival original de libérer
la parole bâillonnée trop longtemps de musiques interdites, ensevelies dans le
silence. Le risque de tarir ce répertoire est ici compensé par l’idée toujours
louable de commander des œuvres à des compositeurs modernes sur des auteurs
ayant été persécutés de leur temps. Mais avec le sentiment gênant que, la
matière s’épuisant, on crée artificiellement de la musique à l’évidence non
plus « interdite » à la seule fin intéressée de nourrir ce répertoire
témoignant de l’horreur du passé, de faire vibrer cette corde sensible qu’on ne
peut tirer et étirer à l’infini sans abuser. Bref, à ce titre-là, le domaine de
l’interdit douloureux demeure sans doute encore vaste, et la fibre émotionnelle
d’une solidarité, confortable depuis nos bonnes places, avec les aberrations de
l’Histoire, reste sans doute encore vive pour certains. Ne serait-ce que le
temps d’un agréable concert. Avec le risque -ou le soupçon- qu’à explorer ce
champ on ne fasse qu’exploiter un filon.
Photos :
1. L’orchestre de la Garde
républicaine ;
2. Le chef, entre la
chanteuse et le chanteur ;
3, 4. Émilie Pictet.
POÈMES DE JEAN DE LA
CROIX
À Karol Beffa, qui a mis si
poétiquement en musique l’original espagnol de ces poèmes de Juan de la Cruz,
j’offre en sympathie mes traductions de Jean de la Croix lues par Charles Berling. Benito
Pelegrín
I
Un
pastoureau tout seul gémit, le cœur blessé,
Étranger
à la joie, étranger au plaisir :
Il
a dans sa bergère misé tout son désir
Et
son cœur est d’amour profondément navré.
Il
ne déplore pas l’amoureuse blessure
Ni
de se voir d’amour de la sorte affligé,
Ni
que son cœur en soit cruellement percé,
Il
pleure de penser que de lui on n’a cure.
Et
à la seule idée qu’il est bien oublié
De
sa belle pastoure, il considère vaine
Tout
ce qui de l’ailleurs lui viendrait comme peine,
Soucieux
seulement du cœur d’amour navré.
Le
pastoureau s’écrie : « Hélas, infortunée
Qui
de tout mon amour n’a fait que longue absence
Et
ne veut pas jouir de ma brève présence
Ni
de mon âme entière
par son amour blessée !
Et
au bout d’un moment, sur un arbre perché,
Enlaçant
de ses bras la douceur d’une branche
Où
son âme éplorée tout doucement s’épanche,
Il
est mort tristement, le cœur d’amour navré.
I
Du Verbe divin
La Vierge enceinte
Vient par le chemin :
Qui lui tend la main ?
III
Gloses divinisées
Soutenu et sans soutien,
Et sans lumière vivant,
Entier me vais consumant.
Mon âme s’est détachée
De toute chose au monde,
Et tout dessus elle monte,
Sur elle toute dressée,
Seule en son Dieu arrimée.
Et je dirai pour cela
Ce qui est mon plus grand bien :
Mon âme se voit déjà
Soutenue et sans soutien.
Et souffrant dans la ténèbre
De l’existence mortelle,
Ma souffrance n’est pas telle,
Car tout en manquant de lumière
Je vis de céleste manière ;
L’amour donne cette vie,
Plus il a d’aveuglement,
Au cœur qui lui est soumis
Sans lumière vivant.
C’est de l’amour le labeur
Depuis que je lui ai foi ;
S’il y a bien ou mal en moi
Tout a la même saveur
Et l’âme il transforme en soi ;
Donc, sa savoureuse flamme
Que je sens en moi brûlant
Venant envahir mon âme,
Entier me vais consumant.
IV
Flamme d’amour vive (Chants de l’âme dans l’intime
communication d’union d’amour de Dieu)
Ô, d’amour vive flamme
Qui blesses tendrement
Le pli le plus secret et profond de mon âme !
Puisque enfin aujourd’hui à mes
vœux tu consens,
Achève si tu veux,
Et brise tous les freins de ces
nœuds amoureux.
Ô, cautère si doux !
Ô, savoureuse plaie!
Ô, délectable main ! Ô, délicat toucher
Qui de vie éternelle a le sensible goût
Et qui paie tout péché !
En tuant, cette mort en vraie
vie s’est changée.
Ô, ces lampes de feu,
Éclairant de lueurs
Les cavernes profondes du sens
Aveugle et ténébreux,
Par d’étranges douceurs
Donnant lumière et chaud tout
auprès de l’Amant !
Oh, doux et affectionné
Tu t’éveilles en mon sein
Où tu règnes tout seul dans le
plus grand secret !
Que ton souffle savoureux,
De gloire et bonheur tout plein,
Si délicatement sait me rendre
amoureux !
[1] "Gloses divinisées" : refrains de chansons profanes traitées de façon religieuse,
chaque strophe reprenant un vers à la fin. (B. Pelegrín)