Sinon
tirées de la Flûte, trois Dames
enchanteresses. Ou plutôt quatre, car on ne saurait oublier la pianiste Nina
Huari, chef de chant au CNIPAL, qui
avait conçu ce programme qui nous promena avec brio, sinon de sa Finlande
natale, de l’Autriche à l’Espagne (axe historique des Habsbourg), en passant
par l’Italie avec des incursions au Mexique et en Argentine. «Passion et
fleurs » qui parsemèrent ce récital de deux soprani et une mezzo, perles
du CNIPAL 2012.
Une première partie était vouée au Rosenkavalier de Richard Strauss, au tout premier duo entre la Maréchale et Octave, à celui, poétique entre Sophie et le Chevalier
et, enfin au sublime et nostalgique trio de la fin entre les trois
protagonistes, retrouvailles des deux jeunes gens et rupture noble, généreuse et
mélancolique de leur aînée avec son jeune amant.
Le piano de Nina rend
merveilleusement l’ouverture haletante d’érotisme, la cavalcade sexuelle
fougueuse du jeune Chevalier sur sa maîtresse Maréchale, le climax de la
délivrance orgasmique, suivi de la paix des sens, de l’extase langoureuse, de
la douce fatigue amoureuse qui délivre enfin des mots d’amour ou, du moins, de
reconnaissance du corps comblé du garçon à la femme. Simona Caressa, Italienne, catogan aux cheveux, pantalons et
bottes, voix large, pleine, chaude, est un crédible Octave, "Quinquin" pour sa
tendre maîtresse "Résie" , doux diminutif de Marie-Thérèse. Yuko Naka, soprano
japonaise lui donne une réplique attendrie. Cependant, cela sonne un peu sec
sans que l’on puisse trouver à redire aux voix.
Dans le duo de la remise de la
rose, Jennifer Michel est une
gracieuse Sophie, aux aigus aériens aisés, bien arrondis au sommet de sa
tessiture et Simona Caressa est
ici un Chevalier délicatement galant, vibrant. Cependant, on sent un manque
d’homogénéité dans la fusion des
voix, non pas, encore une fois, à cause des chanteuses mais parce qu’à ce
moment de poésie lyrique et juvénile, pour ce moment d’effusion et de fusion
des voix, il manque tout simplement l’orchestre somptueux et délicat de Strauss
qui les porte, ce nappage céleste de cordes qui s’accorde à ce paradis que
Sophie sent dans cette rose offerte par ce jeune homme comme tombé du ciel. La
structure de la musique est bien dans cette réduction de l’orchestre au piano,
sans doute par Strauss lui-même, mais nous en avons les lignes, l’architecture et
non le moelleux entre-deux musical soyeux et satiné. L’oreille peut-être
habitué à cette épure pianistique un peu sèche, ou le trio permettant davantage
de fondu des voix, cela semble moins sensible dans la scène finale, fort bien
menée.
En deuxième partie, toujours aussi fleurie, la scène de fausse
féerie du Falstaff de Verdi est
rondement et joliment menée par la rieuse Jennifer Michel et Yuko Naka qui, ensuite, dans un envoi de fleurs du rare Amico Fritz de Mascagni, déploie un bel organe, solide, sonore,
au médium ambré, aux aigus faciles et pleins de soprano lirico spinto. Elle le prouve encore dans le duo de Madama
Butterfly de Puccini avec la Suzuki
de Simona Caressa.
La dernière partie, hispanique, transporta le public marseillais,
hispanophile, et l’Espagnol que je suis n’y trouva que du plaisir. Jennifer
Michel, sur un piano crépitant de castagnettes, avec un tempo
fou, fougueuse, avec des œillades bien hispaniques, se lança dans « De
España vengo » du Niño judío
de Pablo Luna, et l’on croirait vraiment que cette jeune femme de Nîmes, ville qui, hélas, a
pris à l’Espagne ce qu’il y a de moins bon, venait de cette Espagne qu’elle
chantait avec tant de talent. Elle partagea ensuite le beau boléro de
Saint-Saëns, El desdichado, avec Simona
Caressa, toutes les deux avec le
même bonheur complice dans ces roulades typiques du chant andalou.
La grande
voix de la japonaise Yuko Naka,
stupéfia par sa maîtrise de la délicatesse mélancolique de La Rosa y el
sauce, courte mélodie de l’Argentin
Carlos Guastavino, aux étranges couleurs, dont elle fit un véritable drame miniature.Desa Naples (qui fut espagnole durant des siècles), la brune Simona
Caressa a un charme piquant, toute en velours vocal,
aisance fleurie dans les mélismes, expression canaille. Elle offrit les
« Carceleras » de la zarzuela Las hijas del Zebedeo de
Ruperto Chapí avec une grâce picaresque de bon aloi. Enfin, nos trois dames en
fleur, changeant agréablement de robes selon les florilèges des airs, donnèrent en
bis, la célèbre Granada du
Mexicain Agustín Lara pour clore la partie hispanique. Quant à la pianiste
Huari, par sa verve, sa dynamique, sa virtuosité passionnée, elle mérite qu'on l’appelle non
par son prénom de Nina, mais par le surnom hispanique de Niña.
À
l’origine, c’était une comédie complétée de deux actes de ballet comme nombre
d’autres œuvres de Molière, avec des musiques soit de Lully, soit de
Charpentier. Nombre de ces musiques, à en juger par un disque récent[1],
sont centrées plaisamment sur des craintes, à l’époque, de l’infidélité
féminine dans le mariage.
Certes, sans avoir de valeur strictement historique et
sociologique, elles sont du moins des signes, des symptômes dignes de
considération, d’autant que Molière vit une situation matrimoniale qu’il écrit
ou décrit en se mettant en scène lui et sa jeune femme. L’on sait la torture et
la précaution inutile du barbon prétendant dans L’École des femmes (1662), l’année même de son mariage avec Armande
Béjart, de vingt ans sa cadette, sœur officielle de sa maîtresse, certains
insinueront sa (ou leur) fille. Dans George Dandin, il reprend ce thème de l’inégalité des âges dans le mariage, et il
joue le héros malheureux et Armande, la jeune épouse infidèle. De LaJalousie du barbouillé (1662), farce en un acte, il reprendra dans George
Dandin, une scène entière,
l’escapade nocturne de l’épouse et son retournement, et même son nom ,
Angélique. Thématique obsédante et sans doute bien sentie car, dans le Mariage
forcé, version de 1672, il fait
chanter ceci :
« Pour le jeune ou pour le barbon/ À tout âge l’amour est
bon. »
On était barbon (homme mûr à barbe grisonnante) à quarante ans[2],
âge dit « canonique » pour les femmes. Mais il déconseille dans la
pièce, à un homme de cet âge d’épouser, une « jeune beauté » car il
aura « les cornes en partage ». Pour dire, ailleurs, que le cocuage
est inhérent au mariage, quel que soit l’âge du mari. La peu angélique Angélique
de Dandin lui lâche au visage ce terrible aveu : « mon dessein n’est
pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. »
Bref, elle se révolte contre le sort courant des femmes jeunes, ensevelies dans
l’âge décrépit de l’époux qui fait norme légale et non le leur.
Dandin s’épuisera en vain à faire dresser un constat d’adultère de
sa femme qui le trompe sous son nez en tentant de faire de ses nobles
beaux-parents des témoins oculaires de l’inconduite de leur fille. Mais le seul
constat est celui de l’inégalité sociale et de la noirceur du monde ligué
contre lui.
Ici, George dandin n’est pas le Paysan parvenu et triomphant de Marivaux d’un siècle plus
tard : c’est le mal parvenu riche qui, d’entrée fustige ceux qui comme
lui, ont voulu
« s'élever au-dessus de leur condition, et s'allier, […] à la
maison d'un gentilhomme! »
Si dans ce mariage d’intérêt il gagne un titre qui décline et
redouble plus sa paysannerie qu’il ne signe sa neuve noblesse dérisoire, George
Dandin de la Dandinière, ce dindon d’une farce cruelle y laissera des
plumes : il croit épouser une demoiselle de nobles parents mais, comme le
lui dira crûment celle-ci : « ce sont eux proprement qui vous ont
épousé.» Et en effet, les parents, nobliaux ruinés, ont épousé son argent pour
redorer leur blason, vendant leur fille à son corps défendu et défendant,
contre son gré, qui s’arroge de façon très moderne le droit de disposer
d’elle-même, contre famille et mari. La conclusion du mari et gendre berné et
humilié est terrible, suicidaire :
« lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le
meilleur parti que l’on puisse prendre est de s’aller jeter dans l’eau, la tête
la première ».
Réalisation et interprétation
On entre dans le théâtre, enveloppé dans une brume des consciences
ou du temps. Dans l’obscurité, vaguement trouée de petites fenêtres de ce monde
clos, à cour et à jardin, on distingue deux escaliers montants et joignant une
étroite galerie à mince rambarde. En haut, forteresse assiégée des galants
potentiels, la demeure de Dandin, face à une porte, comme celle du bas, comme
dans les futurs vaudevilles, propices, à défaut de placards, aux entrées ou
occultations d’urgence de l’amant furtif. Mais pas d’issue pour le mari,
finalement traqué et persécuté. Efficace décor parlant deChristophe Goddet et Pascal Périer dans ces clairs-obscurs angoissants de Marie
Lefèvre, plus propices aux
traquenards dramatiques qu’aux quiproquos comiques.
Sur le sol noir aussi, quelques planches blanches en zigzags aigus
sont comme un chemin protégé pour les gens d’en haut qui, question de rang et
préséance, ne cèdent pas le pavé, ou du moins ce trottoir symbolique sur lequel
ils trottinent ou jouent à une sorte de marelle désinvolte comme Angélique,
équilibre sur la corde de la morgue aristocratique, tandis que les roturiers,
la plèbe, pataugent dans la glèbe, comme Dandin, avec leurs gros sabots. Les
marches sont aussi tribune pour les leçons de maintien, de bonnes manières et
de langage données au malheureux par le sire de Sottenville et son illustre
moitié de la Prudoterie, choqués de l’entendre appeler
« femme » sa femme et non «Madame » suivi du titre, selon
le code de la civilité. La réponse de Dandin « ma femme n’est pas ma
femme? » est peut-être la seule réplique vraiment comique de ce texte
sombre. Les escaliers sont aussi le piédestal ou la tribune du haut de laquelle, à l’amant
en goguette goguenard, on fait dire ses excuses au pauvre Dandin au pilori, à
genoux.
Les costumes de Joëlle Brover ont la même beauté et efficacité dramatique : tout noir pour
Dandin, sans éclaircie, béret franchouillard vissé à la tête sauf lorsqu’il est
contraint cruellement aux excuses envers les coupables, blanc et chemise rayée
pour le père noble, pochette coquette et canne à la main, tenue blanche de
tennis avec visière pour l’amant, Angélique en jupe noire à rayures, la mère
noire trouée de pois blancs, la soubrette en motifs gris, noirs et blancs, le
valet en maillot rayé. Monde noir zébré de clarté pour les heureux. Comme un tas abandonné ou relégué dans un coin, Colin le taiseux (Ivan
Romeuf) à la corvée de
patates : près de la terre, pommes de terre que la mère aristo, enflée
d’importance (Joëlle Brover),
menton arrogant, odieusement altière, pour s’enfler le ventre
creux des prétentions hautaines, n’hésitera pas, abdiquant sa hauteur, à ramasser
subrepticement. Colin est aussi le pourvoyeur en paniers « bio » des
nobliaux sans doute faméliques vivant aux dépens d’un gendre méprisé mais qui a
reprisé leurs dettes.
À la cohésion scénique répond le jeu, réglé dans les
mouvements comme dans la mécanique vaudevillesque des entrées et sorties,
notamment dans la folle scène nocturne. La diction est parfaite, avec la
préciosité affectée de la prononciation des parents nobles aux gestes
stéréotypées, drapés dans leur naphtaline hautaine, le père campé par
un Maurice Vinçon dont l’apparente innocuité et la douceur bonhomme rendent
encore plus cruelles les vexations qu’il inflige à son gendre. Le Clitandre de Jean-Marc
Fillet, en tennisman à perruque de
Beattle, a la souplesse d’un amant de Commedia dell’Arte, malicieux et vif. Son
valet, Lubin (Eric Poirier) à la
belle voix grave, joue les gaffeurs impénitents avec un naturel paysan
confondant, courtisant la Claudine rétive et ombrageuse de Catherine
Swartenbroeckx, qui fait sentir dans
sa tirade et ses répliques que sa solidarité avec sa maîtresse, moins qu’une
complicité domestique, est un engagement personnel profond de femme déjà
blessée par la tyrannie des hommes. Angélique, c’est Sandra Trambouze : remisant son charme, elle mise son jeu sur la
dureté, même contrainte par la violence du mariage forcé, la cruauté de la
femme qui venge sur son mari, inégal en rang et en âge, la souffrance subie par
le despotisme des parents et de la société. C’est une femme rebelle laissant
percer, parfois, comme un éclair, la gamine joueuse sous l’impitoyable épouse
mordant les mots qui mordent. Denys Fouqueray prête à Dandin un visage buriné qu’on dirait par la
souffrance, une voix blessée, une attitude noble même dans l’indignité à
laquelle on contraint la victime de demander pardon à ses bourreaux. La tête
encadrée par le fenestron, les traits sculptés par la lumière, il
est une image de l’humaine douleur. Et, pendant la joie de la saynète comique,
son immobilité prostrée, étranger à la fête, il dit, en silence, la tragédie de
cette comédie.
Ivan Romeuf (assistante, Marie-Line
Périer) signe-là peut-être l’une de
ses plus belles mises en scène, comme douloureusement à l’aise dans le malaise
général de ce monde. De ce constat de noirceur, sans doute n’a-t-il pas le cœur
à rire mais à pleurer et même l’insertion finale de LaJalousie du barbouillé, comme une mise en abyme parodique et festive de la
scène nocturne de Dandin, théâtre
clair dans le théâtre noir, si elle arrache quelques rires par le débridement
et déguisements joyeux des comédiens, est une farce qui ne relève pas la sauce
amère de cette tragédie domestique.
Création et coproduction : Théâtre de Lenche /Cie
l’Egrégore
Photos : Jeanne Marty 1. Costumes jour et nuit de
l'entre-deux moral ; 2. Doigts impératif et
accusateur du couple noble sur l'innocent Dandin ; 3.
Blancheur dans la nuit de l’hypocrite épouse en robe de chambre (Sandra
Trambouze) consolée par son père ;
4 .
Parents nobles en robes de chambre (Joëlle Brover et Maurice Vinçon) ;
5. Délire
du barbouillé (Maurice Vinçon emperruqué, Sandra Trambouze enchapeautée, Catherine
Swartenbroeckx, blondifiée et Éric Poirier échevelé.
[1] Voir Musiques
pour les comédies de Molière, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), CD par la Simphonie du Marais
(Hugo Reyne), Musiques à la Chabotterie.
[2] Sur les conceptions sur l’âge à cette époque, je renvoie à mon
livre D’un Temps d’incertitude, chap. VI. La
longue saison des crépuscules, VII. L’ère des pères, VII. Combats de coqs,
soleil couchant, IX. L’âge des barbons, p. 197-246, Éditions Sulliver, 2008.
On ne manque qu’à regret le rendez-vous mensuel que nous donne le
CNIPAL le jeudi et le vendredi, cette délicieuse Heure du thé. Aussi a-t-on couru pour ne pas rater celui-ci.
Le CNIPAL, c’est le Centre National d’Insertion Professionnelle
d’Artistes Lyriques. Ces artistes, jeunes, venus du monde entier, sélectionnés
rigoureusement, y font généralement un stage de dix mois pour s’y perfectionner
dans la rude école du chant.
Dernièrement, c’est par trois que la direction du CNIPAL nous
présente les stagiaires qui nous offrent, avec leur récital, l’éventail de
leurs possibilités. Trois garçons cette fois, le Coréen Dae Gweon Choï, ténor, la basse géorgienne, Kakhaber Shavidsé qui, en réalité, entouraient surtout le Belge Ivan
Thirion, jeune baryton de vingt et
un ans, qui se taillait la part du lion.
De Kakhaber Shavidsé,
admis à refaire une année au CNIPAL pour continuer à travailler, on a déjà dit
ici les mérites, les progrès : il a poli en une année un matériau vocal
riche mais un peu brut, arrondi les angles d’un timbre un peu trop acéré.
Cependant, défaut des qualités de cette grande voix, le jeune chanteur semble
victime de son aisance, de sa facilité à donner du volume, à montrer sa
puissance. Grisé par le son, il malmène parfois la justesse comme dans le récit
de l’air de Procida des Vêpres siciliennes de Verdi, un peu bas, menacé du vibrato excessif des généreuses voix
slaves ; grisé par son souffle, il manque de douceur et des tout légers et
rêveurs ports de voix montants que voudrait la grâce de Bellini dans « Vi
ravviso, o luoghi ameni… » de la Sonnambula, certes, non écrits mais que toute cette musique
appelle comme une ponctuation et respiration sans lesquelles les sauts de la
voix sont secs et, ici, tranchants. On le retrouve, dramatique et émouvant dans
la déploration au vieux manteau de Colline, « Vecchia zimarra,
senti… »
Le ténor Dae Gweon Choï a
un bel engagement, de la vivacité et donne joliment lé réplique dans les deux
duos avec le baryton, l’un tiré du premier acte de La Bohème, l’autre de la rare Rita de Donizetti. Il est brillant et agile dans l’air,
rare aussi, d’Oronte de I lombardi,
de Verdi. Le médium est large, la couleur belle, timbre un peu fruité mais avec
un halo peut-être passager dans le grave et les aigus se déploieront sans doute
aisément. Malgré un tempo un peu rapide pour la mélancolie de cette plainte ou
complainte fameuse, « Una furtiva lagrima… » de Nemorino de l’Elisir
d’amore de Donizetti, il réussit à
être touchant.
Mais ces deux comparses n’étaient apparemment là que pour entourer
un peu le baryton Ivan Thirion
sur qui, visiblement, et à juste titre, le CNIPAL mise beaucoup. Une première
partie à lui tout seul puis un air et deux duos avec le ténor dans la seconde
partie. De quoi emporter d’enthousiasme la salle. Il déploie la même aisance
dans le baroque Händel et ses longues et larges vocalises bien perlées que dans
un air de fureur brillant d’Alexander’s feast que dans l’intériorité dans le Paulus de Mendelssohn ou la méditation douloureuse et
rageuse du Figaro des Noces. Tout
aussi exact vocalement et stylistiquement dans les six autres airs d’opéras
divers. La voix est généreuse, égale du beau grave à l’aigu éclatant, le timbre
charnu, chaud. Superbes et précieuses qualités que ce tout jeune chanteur doit
conserver et raffiner tout en travaillant sa présentation scénique.
On le joue en Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Colombie,
Espagne, Finlande, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Monaco, Portugal, Roumanie,
Slovénie, Suisse, Tchékie, Venezuela. Et même en France… Même si cette ingrate
terre natale rattrape un peu son retard cette année. Cent-vingt dates recensées
de divers concerts et événements en 2011 autour de ce grand compositeur
français qui honore son pays. On en trouvera une liste abrégée ci-dessous.
DISQUES
Il y a peu, le trio d’anches
Hamburg signait un beau disque du Divertimento corsica (1952), du Concerto pour hautbois et orchestre de
chambre (1959), du Concertopourbasson
et orchestre de chambre (1961) et du
Concertopour clarinette et
orchestre à cordes (1957), un disque
allemand Faro classics, qui permet de suivre près de dix ans de traitement des
cordes par Tomasi.
Deux disques récents
du label IndéSENS! reprennent des œuvres antérieures ou contemporaines.
Le premier, HenriTomasi, Mélodies Corses, Cyrnos grave pour la première fois la version pour deux
pianos de Cyrnos (1929),
expression de l’âme corse à travers des rythmes traditionnels locaux. Les
remarquables interprètes en sont Laurent Wagschal et Sodie Braide, le premier accompagnant Johanne Cassar, soprano, dans la partie chantée. Ce disque précieux
comporte aussi des mélodies écrites entre 1929 et 1933, Chants corses (1932), un extrait des Cantu di Cirnu (1933), le Cantu di malincunia (1933), mais aussi des poèmes de Paul Fort et de
Francis Jammes, mis en musique en 1932. Un beau témoignage de la biographie
musicale d’un Tomasi dans sa trentième année, penché sur la patrimoine culturel
de son île de Beauté mais attentif à la poésie continentale de son temps.
Ce disque renferme le trésor des Six mélodies populaires corses qu’il harmonisa délicatement en 1930, faisant
connaître en France ce folklore presque inconnu jusque-là. Il est vrai que son
père Xavier Tomasi lui avait
ouvert la voix, collectant et harmonisant certaines mélodies qui se seraient
perdues sans lui et qu’il publia en 1912 sous le titre de Corsica. On y trouve une fameuse berceuse, la délicieuse Ciuciarella, chantée dans ce même disque par Johanne Cassar à la voix douce et tendre : tandis que le père travaille dans les
champs, la mère se penche sur le berceau de sa fillette adorée pour l’endormir,
évoque les chevrettes, les mouflons et bichettes des collines, les lapins,
bref, de vraies peluches. On ne sera pas étonné, à l’écoute de cette Ciuciarella, à entendre cette vocalité tendre et charnelle,
qu’Henri Tomasi, amant de la musique et amoureux de la voix, se soit donné,
adonné, sa vie durant, corps et âme, âme et corps, à cette incarnation, à cette
mise en chair, de la musique, si méditerranéenne, qu’est l’art lyrique,
l’opéra. Il a écrit pas moins de onze opéras, ce qui en fait le plus grand
compositeur lyrique français du XX e siècle. Parmi ces opéras, trois
indiscutables chefs-d’œuvre, Don Juan de Mañara, d’après Milosz, L’Atlantide, d’après Pierre Benoît, Sampiero Corso, qu’on a eu la chance de revoir repris à l’Opéra de
Marseille, en corse, il y a quelque années.
Un second disque, sous le même label IndéSENS ! offre un
éblouissant parcours de son œuvre intégrale pour trompette, par Eric Aubier, œuvres de 1944 à 1963. On y trouve, entre autre, le
puissant Concerto pour trompette et orchestre (1948), les célèbres Fanfares liturgiques, les deux versions de la Semaine sainte à Cuzco pour orgue
et pour orchestre (1962),
l’étrange douceur de ces Variations grégoriennes sur un Salve Regina (1963), cet hymne à la Vierge qui est un peu l’hymne national corse.
FRAGMENTS BIOGRAPHIQUES
On se permettra d’en rappeler quelques éléments. Henri Tomasi
d’origine corse, est né à Marseille, à la Belle-de-Mai, d’un père facteur. On
connaît sa biographie par un livre écrit par son fils, par un film, une
évocation théâtrale à La Criée, reprise cette année écoulée en Corse. Son père,
le facteur, est autoritaire, violent. Ce Corse a hérité l’autorité paternelle
antique, la tradition méditerranéenne du « pater familias », le Père
de famille incontesté, qui est à la famille, ce que le souverain indiscuté est
à l’état ; l’état est une sorte de famille et la famille, un état, avec,
au centre, ce chef absolu et tyrannique, père de la nation ou de la maisonnée :
un tyran domestique. Il use mais abuse surtout de son autorité.
Ce facteur, a par ailleurs, beaucoup de mérite : il est
musicien amateur mais son bras est prolongé non de la baguette du chef mais du
nerf de bœuf du tyran. Il bat sa femme, la mère sous les yeux de son fils
Henri. Pour l’enfant, marqué à vie, c’est la première expérience,
impardonnable, de l’injustice, de l’impuissance, de la révolte. Il n’oubliera
jamais ce premier traumatisme. Son père lui a donné une première éducation
musicale. Apparemment très soignée. Et voilà le petit Henri, petit Mozart,
endimanché, petit singe savant, promené par le père orgueilleux, le facteur
fier de son fils, dans les villas des « riches » marseillais pour
agrémenter leurs loisirs par son talent de jeune pianiste prodige. C’est aussi
l’humiliation de classe pour ce jeune garçon dont la dignité est ainsi
blessée.
Le miracle, c’est que l’enfant, qui aurait peu avoir une haine
justifiée du père, n’ait pas haï la musique, ni la Corse, ni son humble
extraction sociale, même lorsqu’il sera commensal illustre de rois, invité à
leur table. Il aurait pu haïr la Corse de son père, il aurait pu détester la
musique qu’il lui a imposée. En tous cas, l’amour de la mère souffre-douleur du
père violent, et « la
mort » œdipienne, symbolique du père se traduisent plus au niveau
politique : le père est corse, bonapartiste ; fils aura une généreuse
vocation anarchiste, il sera toujours politiquement à gauche sinon gauchiste.
C’est le révolté contre toutes les tyrannies jusqu’à l’heure de sa mort et
nombre d’œuvres traduiront cet engagement moral, politique, en faveur des
damnés de la terre, des opprimés. J’en rappelle quelques unes :
l’austère oratorio, si
lyrique, le Silence de la mer sur
le texte de Vercors, cette sombre et sublime histoire de l’occupation allemande
et du silence parlant d’un grand-père et d’une jeune fille pianiste face à un
officier allemand musicien et amoureux de la France. Il y a Le Triomphe de
Jeanne, son Requiem pour la paix, sa généreuse Symphonie du Tiers-Monde d’après la pièce Aimé Césaire, Une saison au
Congo, 1968, Chant pour le Viet-nam,
encore 1968, presque à la veille
de sa mort.
Le miracle, c’est qu’il n’ait pas confondu violence paternelle et
musique, qu’il n’ait pas renié avec l’homme, ses origines corses. Au contraire,
puisque la musique a été son expression naturelle pour dire justement
l’humanité la plus belle et la plus belle des îles, la Kallisté, la Cyrnos des Grecs,
la Corse. En effet, dès la fin de ses études musicales de chef d’orchestre et
de composition à Paris, récompensé par le prestigieux Prix de Rome, au cours de
son voyage de noces dans l’île de Beauté, il compose en 1929 Cyrnos, poème symphonique en deux versions, pour piano et
orchestre ou deux pianos.
Mais Tomasi aura touché prolifiquement à tous les genres :
musiques instrumentales, orchestrales ou solistes, pour les instruments les
plus variés ; pour la voix, des opéras, ces chansons du folklore corses
mais également de vastes compositions pour chœur et orchestre ou piano. Les
œuvres scéniques abondent, de la musique de film, aux pièces radiophoniques et
ballets (13 opus).
Àcôté de son prenant travail de chef d’Orchestre, en quelque 40 ans
de production, Henri Tomasi aura composé quelque 300 œuvres, et beaucoup de
chefs-d’œuvre là-dedans, interprétés par les plus grands artistes : David Erly,
le violoniste, dédicataire d’un concerto extrêmement complexe, Jean-Pierre
Rampal, le grand flûtiste, Marielle Nordmann, la harpiste, Alexandre Lagoya, Régine
Crespin, Gabriel Bacquier, parmi les grands noms du lyrique, etc.
On peut se faire une idée de la générosité de sa production en se
replongeant dans un livre album richement illustré par une belle iconographie,
une superbe galerie de photos, dont j’avais déjà parlé ici et qu’on doit
rappeler :
UN IDÉAL MÉDITERRANÉEN
HENRI TOMASI,
par Michel Solis,
Postface de Daniel Mesguich, accompagné d’un CD de
trois œuvres du compositeur,
Éditions Albiana, 182 pages,
25 euros.
Le livre
comporte un catalogue de 12 pages de titres de ses compositions (toutes éditées
à deux exceptions près). Bien compté,
on y trouve la liste de 50 disques compacts de ses œuvres. Deux films
lui furent consacrés. Belle somme ! En somme, on n’a guère d’excuse à
ignorer la production de cet homme qu’on peut sans exagération nommer géant de
la musique eu égard à la brièveté de sa vie.
Tomasi semble aujourd’hui être devenu le compositeur de sa
génération le plus joué dans le monde. Loin des chapelles et des modes
musicales, sa musique est puissamment originale et, en une époque où la théorie
étouffa si souvent l’humain, chez lui, c’est l’humanité qui déborde et
transcende toute théorie. On peut le répéter, derrière le grand compositeur,
c’est toujours un homme que l’on entend, attentif à la souffrante humaine, à la
grandeur et à la misère de notre humanité.
Henri Tomasi fut tenté par l’absolu mystique.Mais le vrai mysticisme de l’ombrageux et solaire compositeur, qui
perdit la foi avec ou après la guerre, sa vraie quête spirituelle est toute
tournée vers l’humain, vers le monde, vers l’Autre qui souffre : c’est dans sa musique exaltée et extasiée
parfois, qu’il faut le chercher, écho mystique d’un éternel révolté contre la
misère du monde, contre tous les pouvoirs oppresseurs, contre l’injustice
sociale, qui semble pourtant, avec douceur et douleur, interroger le Ciel,
présent ou absent. Sa musique, si ancrée par ses origines et par sa volonté
dans la Méditerranée, donne la sensation de liberté vitale d’un viscéral
méditerranéen, mais citoyen universel d’une mer non pas close sur son nombril
mais ouverte à tous les vents et, sinon à ce puissant et oppresseur Nouveau
Monde d’un Dvorak, du moins à ce
pauvre Tiers Monde de sa
symphonie!
Concerts les plus importants(2011) :
·New York : Concerto pour clarinette ;
·Hambourg: Divertimento Corsica (lancement du CD Farao) ;
·Athènes, Fremantle (Australie): Concerto pour
saxophone ;
·Paris: un "doublé" de prestige!...Concerto
pour trompette;
·1/ Salle Gaveau avec David Guerrier -
·2/ Salle Pleyel, Orchestre Philharmonique,
direction Myung Whun Chung avec Alexandre Baty, diffusion sur
France-Musique ;
·France-Musique : Emission 40e anniversaire
par Marc Dumont : « Henri Tomasi, l'humaniste
protéiforme ». Œuvres programmées: Concerto pour flûte, Ballade
pour harpe, Symphonie du Tiers-Monde, Don Juan de Mañara (opéra), Le Silence de
la mer ;
·Boston, Festival d’Aix-en-Provence : Danses
profanes et sacrées
·Marseille :
·1/ Musique Chambre à l'Opéra avec l’Ensemble
Pythéas (Trio à cordes, etc...)
·-2/ Concerto pour guitare à Federico García
Lorca avec Emmanuel Rossfelder
(Opéra) ;
·3/ Conservatoire: Cyrnos pour 2 pianos ;
·
·Chicago, Berlin, Bâle, Monte-Carlo... Concerto
pour trompette ;
·Stuttgart : Variations grégoriennes (version trompette et orgue) ;
·Berlin: Concerto pour trombone ;
·Copenhague: Fanfares liturgiques ;
·
·Corse:
·1/ Prix Henri Tomasi au Concours international
de Chant lyrique de Canari ;
·2/ Ajaccio (Cathédrale): Fanfares
liturgiques ;
·3 Ajaccio (Espace Diamant): Visages d'Henri Tomasi, spectacle théâtral et musical (Quintette à vents
de Marseille, Marie-France Arakélian, pianiste, Frank Gétreau, comédien et
metteur en scène.