EUGENE ONEGUINE
Livret de Constantin Chilovski
et Piotr-Ilyitch Tchaïkovski,
d’après le roman de Pouchkine,
musique de Tchaïkovski,
production de l’Opéra-Théâtre de Metz,
Opéra-Théâtre d’Avignon
20 février 2011
Magnifique et terrible vie que celle du poète romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837), descendant d’un Africain et appelé à devenir le premier écrivain à avoir donné ses lettres de noblesse littéraire à la langue russe, vénéré comme tel en Russie. Jeunesse tumultueuse, dissidente politiquement, il connaît l’exil puis le carcan récupérateur de postes officiels imposés, notamment censeur, à l’opposé de ses aspirations libertaires. Pour les beaux yeux de sa frivole femme, il mourra lors d’un duel comme son héros Lenski dans son roman en vers, Eugène Oneguine, commencé à 22 ans et terminé quelque huit années plus tard. La simplicité classique de la langue de ce romantique exalté aura le mérite d’inspirer nombre de compositeurs, Glinka (Rouslan et Ludmila), Dargomyjski (La Russalka, Le Convive de Pierre), Moussorgski (Boris Godounov), Tchaïkovski (Eugene Oneguine et La Dame de pique, Mazeppa), Rimski-Korsakov (Mozart et Salieri, Le Coq d’or), Rachmaninov (Le Chevalier avare).
L’œuvre
Le tourmenté Tchaïkovski, né en 1840 et mort prématurément en 1893 sans que l’on sache de quoi, tout aussi fêté en son pays que Pouchkine (il aura droit à des funérailles nationales) crée en 1878 sa version musicale du roman en vers. Sa volonté toute moderne de vérité le pousse à refuser, pour ces rôles principaux de jeunes gens amoureux, des chanteurs vétérans et leur préfère la fraîcheur et la spontanéité de jeunes solistes du Conservatoire de Moscou.
Plus qu’un opéra avec nœud, péripéties et dénouement dramatique, il s’agit, comme l’intitule justement le compositeur de « scènes lyriques » en trois actes et sept tableaux, des moments dans la vie du héros Eugene Oneguine, un jeune gandin guindé, fringué et arrogant, jouant les dandies blasés et cyniques à la mode anglaise des Lovelace de Richardson et de Byron, en vogue dans les 1820. Séduisant d’emblée la romanesque Tatiana, jeune provinciale qui se livre à lui dans une lettre, prisonnier de son rôle, il la repousse, pour en tomber éperdument amoureux lorsqu’il la retrouvera plus tard mariée et princesse fêtée de la capitale, et en sera repoussé à son tour. Entre temps, il aura tué en duel son meilleur ami, le poète Lenski, après un badinage provocateur avec Olga, la fiancée de ce dernier. Bref, ce sont, pratiquement, à l’exception du duel, presque comme un accident qui ne semble avoir d’autre incidence sur l’histoire qu’un long voyage d’Eugene, des scènes domestiques et mondaines, avec deux bals antithétiques (province et capitale) et deux scènes tout aussi opposées entre Tatiana et Eugene, et deux refus symétriquement inverses de l’homme, puis de la femme, de répondre à l’amour de l’autre.
En sorte, non tragédie, mais drame d’un décalage dans le temps, dit-on, mais aussi, on ne le remarque pas, de deux couples mal assortis tels ceux de Cosi fan tutte de Mozart : le délicat poète Lenski, ténor, eût mieux convenu à Tatiana, soprano rêveuse et sentimentale telle une Fiordiligi, que la sœur Olga, mezzo frivole comme Dorabella, mieux avenue avec le baryton libertin Eugène.
La réalisation
On dirait de cet opéra, par ses sentiments et situations, qu’il est « vériste » si le vérisme n’était souvent qu’une exacerbation de sentiments extrêmes alors qu’ici, tout est dans un intimisme qui, malgré les élans passionnés, demeure dans une grande pudeur dont même la transgression de la lettre d’amour de Tatiana n’est qu’une exaltation de cette limite rompue. La mise en scène subtile de Claire Servais colle à ce texte. On peut donc s’étonner du décor symbolique (Jean-Pierre Capeyron, qui signe aussi les costumes), pour la première partie, qui revient à un espace plus réaliste pour le palais du dernier acte, souligné de lumières expressives (jour, nuit, aube et sang brutal) d’Olivier Wéry.
Bardé de ces gerbes de blé de la récente moisson, ce cercle de bois en plan incliné, jouant avec le banc en planches de même matière et le parquet du sol, délimité à cour et jardin de grands panneaux de bois aussi, avec des interstices lumineux, est-ce une image concrète et abstraite à la fois de la grande forêt russe domestiquée et polie, comme les sentiments, par la menuiserie et la minutie de la politesse ? Les livres sur l’avant-scène, dissémination du romanesque amour de la lecture de Tatiana, puis less lettres, ne sont-ils pas eux aussi une humanisation - ou destruction- du bois en papier ? On n’en saurait dire la nécessité, mais il faut en reconnaître la beauté étrange de ce cercle ostensible de bois : sorte de scène dans la scène, autel ou piédestal pour l’entrée théâtrale d’Eugène, degré d’élévation de la révélation intime pour Tatiana, il permet un étagement très plastique des personnages, des groupes et un effet pictural très réussi pour la danse paysanne dont Olga la rieuse semble le centre entourée des serfs. Avec ce rideau drapé qui tombe des cintres, devenant pour Tatiana, drap du lit protecteur pour la jeune fille apeurée par elle-même, voile de noces de ses rêves ou linceul brumeux et neigeux pour Lenski, l’effet en est poétique et efficace. Claire Servais poétise joliment la longue scène de la lettre d’amour de Tatiana : un arbre hivernal, mort, pointe taillée en crayon, avec pour feuilles simplement des feuillets, descend des cintres de la rêverie ; d’autres brouillons semés comme autant de feuilles mortes déjà des espoirs amoureux de fleurir et prendre racine, image du foyer (?), seront lus par le chœur et cœur complice des jeunes filles en fleur. Juste un détail qui signifie beaucoup de cette mise en scène simple et complexe par les réseaux délicats de sens : lorsque le désinvolte et froid Eugène, avec une fin de non recevoir son amour lui rend la lettre, la jeune fille ulcérée la glisse entre les feuilles d’un livre : incarné avec la fulgurance de la révélation en la personne concrète d’un homme, le roman d’amour rêvé de la lettre retourne au roman sans doute déclencheur. Dans la scène inverse où c’est l’ancien séducteur devenu amoureux d’elle qui lui donne une lettre, elle la déchire comme un chapitre d’amour à jamais clos : circularité inverse de la situation –qui eût justifié encore la présence du cercle maintenant absent…
Les costumes, dans des tons généraux de camaïeu beige, grège avec des touches paille, situés à l’époque de la création de l’œuvre, sont d’une sombre beauté dans les scènes mondaines. Mais l’on s’étonne de la robe et du long voile de Tatiana sous une immense capeline d’un rouge passionnel souligné qui fait sourire quand Eugène la reconnaît aussitôt sous cet bizarre et opaque accoutrement.
L’interprétation
Dans le haut niveau vocal et musical qui signe le choix des distributions de Raymond Duffaut, c’est souvent les mises en scène qui font la différence dans les œuvres du répertoire présentées à Avignon. Eugene Oneguine ne manque assurément pas de grands interprètes aujourd’hui, mais il est rare de trouver, du premier au dernier rôle une telle homogénéité dans la qualité. Ainsi, on retrouve avec plaisir la voix sombre de Jean-Marie Delpas, minutieux ministre du mortifère duel, et la voix claire de Christophe Mortagne, ministre des menus plaisirs et des bonnes manières dans le rôle du Français Monsieur Triquet.
À Madame Larina, très slave, indolemment allongée sur le banc, Doris Lamprecht prête la largeur de sa voix et son élégance et langueur d’aristocrate reléguée en province, tandis que la voix plus sombre et toute en rondeur d’Isabelle Vernet donne à Filipievna, la chaleur protectrice et maternelle, rassurante, de la nourrice, la « niania » confidente de Tatiana. L’insouciante Olga est campée par la grâce rieuse de Marie Lenormand, mezzo au grave profond et rond, qui sait alléger sa belle et souple voix. Ces trois interprètes féminines aux tessitures graves proches mais aux timbres divers font un somptueux tapis à la clarté du soprano de Tatiana dans le duo d’entrée qui devient quatuor, mélancolique chanson d’amour des deux jeunes filles avec le contrepoint doux-amer des deux femmes âgées : trois ou quatre saisons dans la vie des femmes, le présent juvénile et ses espoirs et la réalité des rêves frustrés des aînés. Dans cette scène d’une grande délicatesse, on aura regretté (problème de spatialisation latérale ?) une disproportion de volume entre le couple des jeunes et celui des anciennes, équilibre rétabli lorsque Olga et Tatiana passent derrière les deux mères.
Difficile rôle que celui du Prince Gremine, époux final de Tatiana : il n’a qu’une scène et un air, mais sublime, pour s’imposer : Nicolas Courjal, débute dans ce rôle mais y entre si bien qu’on a du mal à imaginer quelqu’un d’autre. On ne l’a heureusement pas transformé en barbon, et son chant d’amour à Tatiana, il le murmure pudiquement en confidence, avec de tendres nuances difficiles à une grande basse, souvent affligée d’un large vibrato ; avec une rare élégance de phrasé, il caresse les mots et les notes, passant du sol bémol grave au mi bémol aigu avec la même aisance et égalité de ce timbre somptueux.
Lenski, rôle poétique par le traitement musical et vocal de ce poète, bénéficie de la sensibilité de Florian Laconi et de sa belle voix : redire qu’elle est franche, égale en volume, aisée et souple, que son timbre est lumineux, ses aigus éclatants et ses nuances toujours expressives, ne serait rien sans ce naturel dramatique qui nous bouleverse aux larmes, entrant dans cette prise de rôle comme un gant, élégiaque et viril dans son air : "Kouda, kuuda…". En Eugène, Armando Noguera est, par les qualités et la couleur vocales, à la fois égal et antithèse de Laconi : timbre sombre de baryton, à la belle couleur sur toute sa tessiture, il passe du sol grave au sol aigu déchirant de détresse avec facilité. Sa silhouette, son teint et son léger collier de barbe noire, son allure quelque peu hiératique, en font un héros sulfureux, presque méphistophélique, plus peut-être que romantique.
Grave corsé sans lourdeur, aigu lumineux qu’elle allège ou densifie suivant le texte, Nataliya Kovalova, incarne une Tatiana d’exception. Elle en traduit vocalement les vaporeuses rêveries romanesques, la fièvre, l’insomnie sensuelle de cette nuit de chaleur qui suit la découverte de l’amour. Dans sa lettre, avec des moyens toujours musicaux, il faut admirer ce passage, cette mue de la chrysalide éthérée en une jeune fille dont les sens parlent, s’avouent, demandent, exigent, espèrent et attendent l’homme. En une nuit, son timbre charnu et fruité, sa voix passionnément et intelligemment conduite, manifestent avec éclat que le jeune fille, avec le désir, a découvert en elle la femme.
L’œuvre est délicate et se gâte de pathos ou d’excès contraire, la mièvrerie. Le chef Rani Calderon évite ces écueils par une conduite à la fois ferme et douce, mais non doucereuse, qui met en valeur autant l’ensemble que le détail : cordes diaphanes qui nappent les couleurs délicates des pupitres, presque mozartiennes, hautbois, flûtes, clarinettes et ces touches dorées de cor pour l’air de Tatiana, cette trompette comme une révélation. Un grand moment de musique.
On saluera aussi les danses toujours bienvenues d’Éric Bélaud et, dans cette œuvre aux personnages si individualisés mais si chorale la belle tenue des chœurs (Aurore Marchand). Ce qui autorise à entrer dans celui d’un public unanime à applaudir avec enthousiasme cette réussite.
1. De gauche à droite, Vernet, Laconi, Noguera, Lamprecht, Lenormand, Kovalova ;
2. Tatiana et son lit;
3. Les paysans et Olga.
4. Lenski et le voile nuptial linceul.