VENGEANCE POSTALE
INCONNU A CETTE ADRESSE
de (Kathrine) Kressmann Taylor
Mise en scène Jean Claude Nieto
Marseille, Centre Fleg,
mardi 11 janvier
Avec Michel Panier et Jean Claude Nieto
L’œuvre
On peut dormir sur ses deux oreilles, quand on en a pas. Quand on en a, il est facile de se croire sourd en se bouchant les oreilles, aveugle en fermant les yeux. C’est la leçon que l’on pourrait tirer, très rétrospectivement, hélas, à la lecture, à l’audition de la nouvelle de Kathrine Kressman (1903-1997), Address Unknown (1938), ‘Inconnu à cette adresse’ qui, dès cette époque prévoyait le génocide du peuple juif européen que mettaient méthodiquement en place les nazis. Pourtant, publié d’abord en revue, puis en livre en 1939, ce bref récit sous forme de correspondance, eut un écho considérable aux Etats-Unis et dans le monde, mais sans doute pas assez pour des oreilles volontairement sourdes, ni pour ouvrir des yeux délibérément myopes aux terribles événements qui se perpétraient en Allemagne, gangrenant l’Europe. Pourtant, la journaliste et universitaire américaine d’origine allemande, dut dissimuler son prénom de Kathrine et lui substituer son nom de Kressman, sonnant masculin, tant on estima dans la frileuse Amérique que les événements qu’elle annonçait et dénonçait, plus qu’étonnants, étaient détonants chez une simple femme. Pourtant, pas plus écoutés ni perçus sous son pseudonyme d’homme…
Et qu’énonce-t-elle ? À travers cette correspondance fictive entre deux amis associés d’une prospère galerie d’art de San Francisco couvrant deux ans (1932/1934), l’un, Martin Schulze, rentré avec sa famille dans son Allemagne natale, l’autre, Max Eisenstein, juif allemand américanisé, c’est la gangrène de la nazification progressive du premier, pourtant esprit bourgeois apparemment éclairé, qu’est montrée ligne à ligne dans ces lettres, avec la montée vers la tragédie quand, refusant d’accueillir la sœur actrice de l’autre, pourtant célèbre mais juive poursuivie par les S. S., il la leur abandonne pour préserver, par ce sacrifice, sa tranquillité de fonctionnaire dignitaire du nouveau régime. Et c’est en bonne (?) conscience, ou inconscience perverse, qu’il en narre le détail à l’ami et frère de la victime par-delà l’Atlantique, trait d’union qui les unissait et qui désormais les sépare à jamais. Max en tirera à son tour, sans autre supplique ni réplique, selon la loi du Talion juive, œil pour œil, dent pour dent, une terrible vengeance ou, plutôt, justice en retournant, ligne à ligne aussi, les arguments antisémites de l’autre, judaïsant systématiquement le persécuteur nazi des juifs.
Réalisation et interprétation
Une estrade, deux bureaux éclairés par deux lampes mais séparés par un océan d’ombre ; dans chacun, deux hommes, en complet et cravate, l’un sombre, l’autre, marron clair : décor minimaliste, éléments minimes pour exprimer un maximum. Deux bourgeois sinon cousus d’or, cossus, sûrement aussi bien dans leur peau que dans leur costume, aisance de gens bien installés dans leur vie. Non à la grossière machine à écrire, au beau stylo plume élégant, racés, esthètes -on le découvre vite- ils écrivent, s’écrivent, se lisent à travers l’océan Atlantique qui les sépare désormais, se répondent : à tour de rôle, ils se racontent dans leur quotidien, content leur environnement et, les bons comptes faisant les bons amis, le gérant de la galerie d’art qui leur appartient à Frisco, le fric qu’ils en tirent. Le ton est amical, chaleureux devient complice à l’évocation par Max des bonnes affaires faites sur le dos de dames juives snobs, se piquant de peinture, auxquelles ils fourgue des croûtes. À partir de 1932, les deux compères échangent donc d’abord des anecdotes personnelles, quotidiennes. Deux amis de bonne compagnie, vivant dans l’art, de l’art évoquant les grands noms de la peinture dont ils font commerce raffiné : la crème de la culture et de la civilisation. La sœur de Max l’Américain, Grisel, actrice, triomphe à Vienne.
D’Allemagne l’homme sombre à lunettes, l’homme noir, Martin, rapatrié dans sa chère Allemagne, narre sa réinstallation, avec sa famille, dans ce pays encore dévasté par les suites de la Grande Guerre perdue, ravagé par la grande crise, l’inflation, qui lui profite avec ses dollars ramenés, lui permettant d’acquérir propriété et domesticité nombreuse. Il s’attendrit sur la misère allemande ambiante et son correspondant, qui boit ses paroles, voit ce tableau désolé de l’ancienne et lointaine patrie, dont, sans qu’aucun événement historique précis autre que les dates des lettres n’étaye la trame, nous reconstituons l’histoire allemande à la croisée cruciale des chemins : l’incendie du Reichstag, la prise du pouvoir cet Hitler dont on commence à parler, le début des persécutions contre les juifs.
L’atmosphère des échanges change, le rythme, la pulsation s’accélère : Max s’inquiète, quête de loin des informations à travers les échos des faits perçus en Amérique ; Martin, posément, constate, explique, justifie : cet Hitler n’est qu’un mal nécessaire, transitoire, le moteur d’une révolution qui arrache l’Allemagne vaincue à l’humiliation, qui la régénère. À trop comprendre, on finit par excuser, c’est ce que nous comprenons. Martin, c’est Michel Panier, voix métallique, percutante, enivré de ce renouveau vénéneux de l’Allemagne, l’air hautain de prétendue race supérieure quand, sous couvert de boutade amicale, il renvoie Max à sa judaïté, argumentant ironiquement sur les persécutions antisémites qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et que le feu explique la fumée -cette fumée, pensons-nous, anticipatrice des terribles qu’on apprendra plus tard. On sent en lui une fièvre historique et hystérique : le libéral a basculé dans le mal. L’acteur, d’un mot qui trébuche, fait l’hésitation, plume levée, de celui qui écrit, l’intègre en théâtre.
En Max, de sa voix plus basse, ronde, blessée d’humanité, Jean-Claude Nieto, qui signe cette concise et efficace mise en scène, fait sentir les sentiments qui l’animent, en contrechamp, à l’épître politique perverse de l’autre. L’angoisse la presse à la demande à l’ami de nouvelles de sa sœur Grisel qui a eu l’imprudence, se croyant forte de son succès au théâtre à Vienne, de jouer à Berlin. Une semaine de triomphe ; puis le silence, la lettre du frère américain au théâtre revient à l’envoyeur avec cette terrible mention: « Inconnue à cette adresse ». Et c’est la lettre horrible et tranquille de Martin qui a pratiquement livré la jeune femme aux S.S. Il fait injonction à Max de ne plus lui écrire qu’indirectement car il ne peut avoir de commerce avec un juif et la censure nazie lit les courriers.
Rien, dans le jeu de Nieto /Max ne trahit le choc, la répulsion, la révolte face à l’autre abominable. Au contraire, visage fermé sauf à une froide détermination, on l'entend enfreindre la consigne de prudence de Martin et lui écrire directement, mais en l’annexant à sa famille juive, le judaïsant pour la censure, le compromettant en mentionnant, sous couvert de commerce d’art, des peintres sulfureux comme Picasso aux yeux incultes des nazis, qui seront classés et condamnés bientôt sous la rubrique d’entartete Kunst, d’‘Art dégénéré'. Bref, au grand affolement de Martin qui prie, implore Max de ne plus lui écrire de la sorte car il le condamne aux camps, à la mort, en faisant de l’ex-ami un frère, Max le désigne comme juif, tous comptes faits, lui rend la monnaie de sa pièce : le compte est réglé et Martin a son compte : la dernière lettre de Max n’atteindra pas son destinataire : « Inconnu à cette adresse ». Un vague sourire illumine furtivement le visage de Nieto et Martin/Panier se fond dans l’ombre : nuit et brouillard.
Dire tant de faits avec si peu d’effet : de l’art digne et grand dans son humilité.
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