MIREILLE
Musique de Charles Gounod,
livret de Michel Carré, d'après Frédéric Mistral
livret de Michel Carré, d'après Frédéric Mistral
Vert amande et lavande, Mireille chez elle
Un orage avait annulé la « colonelle » (pré-générale) ; une panne de courant, la générale ; la première est arrivée, sans filage, sur le fil du rasoir, donc et fut même interrompue au IV e acte par quelques gouttes de pluie. Malgré ces handicaps, l’héroïne de Mistral et de Gounod a été triomphalement accueillie en son pays, et tant pis pour les snobs qui font la moue et trouvent nunuche et cucul un opéra qui s’inscrit pourtant dans la tradition bourgeoise du XIX e siècle, avec scènes de genre (chœur des cueilleuses, liesse et danses villageoises, ici farandole), airs populaires.
L’œuvre
Les Pêcheurs de perles de Bizet sont peu joués : à tort, Avignon, Toulon, l’ont récemment montré. Mireille est rarement représentée : à grand tort, Toulon, Marseille avant Paris en septembre dernier et, enfin cette superbe production aux Chorégies d’Orange le démontrent. Dans le jeune élève comme dans son maître Gounod, même invention mélodique jaillissante, au service, dans les deux cas, d’amours contrariées, par les tabous religieux dans l’Inde du premier, dans les interdits familiaux, sociaux, du second : dans les deux cas incarnés par le Patriarche, le pouvoir despotique mâle, un prêtre là, un père ici, accrochés à des prérogatives et des privilèges en perte de vitesse dans une société changeante : un Roméo et Juliette provençal.
La pauvre Mireille pâtit d’un préjugé : œuvre d’un Parisien, Provençal de passage, touriste superficiel, qui fait parler en français pointu les Provençaux ; s’il utilise des rythmes locaux de danse, il n’use pas de motifs vraiment folkloriques. Mais si la Carmen de dix ans postérieure emprunte des mélodies à l’Espagne (Habanera intégrale d’Iradier, polo de Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, la séguedille), les héros ibériques s’expriment en français châtié, Bizet n’est pas pour autant allé dans le pays, mais il est vrai que Mérimée, dont est tiré le livret, a une connaissance profonde de l’Espagne.
Gounod prit au moins la peine de s’installer à Saint-Rémy, d’y passer trois mois auprès de Mistral lui-même, pour trouver l’inspiration locale, sinon de la musique, de l’œuvre. Certes, dans un air de Mireille, ses exclamations répétées : « Ah, c’Vincent ! » ne font pas très arlésien du cru, à moins que cette demoiselle bien n’ait reçu une éducation bourgeoise à la parigote, dédaigneuse du parler local que le jacobinisme français va extirper. Ceci dit, la Provence de cette Mireille (1864) n’est pas plus artificielle que la langue provençale, géniale mais artificiellement recrée par Mistral pour sa Mirèio (1859), le vrai provençal étant depuis belle lurette rétréci en patois par l’hégémonie impitoyable du français, ce que le poète reconnaît lui-même dès le début en avouant son dessein de dignifier cette « langue méprisée », en l’adressant aux Provençaux :
« car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et habitants des mas ».
Mais, même si Mistral était malheureusement nationaliste, fort heureusement, la culture n’a pas de patrie et personne ne reproche à Alphonse Daudet, plus Parisien que Nîmois, ses délicieuses Lettres d’un moulin plus rêvé que vécu. Ceci dit, Madame Mistral fit mettre l’opéra en provençal en 1914 (fatale année des nationalismes meurtriers) qui eut un grand succès à Marseille et dont un disque (piano) existe…en Australie.
La réalisation
Un vaste écran gris en pente, plaqué sur le mur antique, met en valeur les deux colonnes jumelles de pierre du théâtre antique et une rampe en sens inverse offre une douce déclivité d’oliviers. Une reproduction de deux vers octosyllabiques autographes de l’œuvre de Mistral donnent le ton. Cette simple scénographie (Christophe Vallaux / Robert Fortune) mettra en valeur quelques éléments de décor, plus stylisés que réalistes, la chaise provençale basse du vannier (prie-Dieu à l’envers pour la sorcière), des paniers, tables, charrette au gré des scènes, le bateau fantôme de la scène fantastique du Rhône, semblant flotter sur des flots immobiles.
On goûte les délicates références picturales provençales ou méditerranéennes de Fortune qui signe la mise en scène : en grand, cette poétique branche d’amandier en fleur qui semble coudre la pierre et le décor, tirée de Van Gogh, en petit, cette discrète nature morte à la Cézanne sur un coin de table (bouteille, verres, assiettes, pommes) et cette ombrelle rouge éclairant un groupe de femmes assises sur le sol, qui rappelle Goya comme les beaux groupes picturaux diversement animés des femmes assises sur le sol. L’arrivée d’Ourrias entouré de sa sorte de garde prétorienne de manadiers arborant leurs redoutables lances qui connotent la barbarie de la corrida introduite malheureusement en Provence à cette époque, font penser à celles de Velázquez.
Réaliste par les situations et les héros, par les lieux (Arles, les Baux), l’œuvre glisse par l’environnement (la magnanerie, la culture des vers à soie, des olives, les fêtes) dans un certain folklore et, par la sorcière et la scène du Val d’Enfer et des Sainte-Maries, verse dans un fantastique et un mysticisme qui peut se réduire à l’hallucination. Sans éluder ces dimensions (procession de spectres, de farfadets), Fortune, pour le réalisme, s’en tient aux caractères simples, forts, amour tendre et passionné des jeunes gens, morgue du riche propriétaire père de Mireille et orgueil blessé de la pauvreté honnête de celui de Vincent, arrogance et suffisance du bouvier riche. On peut regretter que l’étrange compliment de Vincent à celle qu’il aime, elle ressemble à sa sœur, et ce père abusif qui ne veut pas lâcher sa fille, cette sorte de chiasme en miroir œdipien, ne soit pas traité. Mais sans doute bien difficile gageure psychique dans un cadre qui appelle le gros trait.
Les costumes de Rosalie Varda en accentuent la vérité historique, vrais vêtements arlésiens en indienne, sombres et sobres dans les teintes bien provençales, fauves, tabac, bistre, vert olive, vert amande, lavande pour les femmes du peuple, taches de rouge, fichu en dentelle, coiffes, ombrelles, pour les bourgeoise, et quelques robes espagnoles avec de somptueux châles de Manille, canotier et costumes clairs pour les messieurs, ouvriers en chemise, gilet et taillole.
Sur l’écran, accentuées par des éclairages de couleurs souvent pures (Jacques Rouveyrollis) des projections azur, lavande, rouges ébauchent tour à tour une silhouettes d’Arles en sanguine impressionniste, changeant avec l’heure et la fenêtre extérieure illuminée d’un mas évoque aussitôt l’intérieur avec des tentures excessives où se morfond Mireille. L’image des Saintes, bien hispaniques, est quelque peu kitsch (mais aussi d’époque) avec de beaux effets de cierges qui semblent enflammer les vieilles pierres. Moins heureux, le Val d’Enfer, sorte de bunker miné comme un fromage roquefort qui, du livre d’images général semblent alors pencher vers la BD. Mais en prime, à la fin, les projections revêtent de marbres et stucs ocre et or un théâtre antique reconstitué.
Interprétation
Il faut saluer le chef Alain Altinoglu. Toujours en éveil, attentif aux chanteurs, il chantonne les airs, tient sa baguette comme un fleuret : salut horizontal au-dessus de sa tête, seconde, tierce, il se courbe, se penche, se redresse, s’adresse aux pupitres, fait briller les joyaux de cette partition dont l’ouverture est une superbe page symphonique, allégeant sans escamoter le drame.
On craignait tout du manque de fignolage de la production. Mais, à quelques longueurs dans les changements de décor près, manque de rodage évident, grâce au talent de tous les interprètes, il n’y parut rien. Des chœurs nombreux excellents (Aurore Marchand, Pierre Iodice, Samuel Coquard, Giulio Magnanini), entrant et sortant comme chez eux. Soins attentifs, comme toujours à Orange, du plus grand au plus petit rôle, dont les plus jeunes sont souvent assurés d’être employés plus tard : une adorable Caroline Mutel, pour quelques phrases ; puissant Jean-Marie Delmas pour le Passeur à la voix d’ombre ; une toute gracieuse et tendre Karen Vourc’h qui n’a plus rien à prouver, en Vincenette ; et cette merveilleuse Amel Brahim Djellou, voix aussi pure que doucement forte en Andreloun le berger, et la Voix réellement irréelle, dont on entendra sûrement reparler.
Côté hommes, Nicolas Cavallier est un Ramon élégant, plein d’une morgue aristocratique de riche paysan parvenu, voix solide et sombre comme un roc de glace de suffisance, sorte de Capulet local, jaloux de sa fille, de ses prérogatives et privilèges. À ce père noble empesé s’oppose la noblesse morale de la dignité sociale d’un Jean-Marie Frémeau, émouvant comme un Montaigu humanisé, père du Roméo local pauvre. En amoureux transi d’une belle riche qui lui préfère le pauvre vannier, Franck Ferrari campe un crédible Ourrias déboussolé par le rejet et le remords, mais sa belle voix noire pâtit d’un chant latéralisé et d’un déchaînement orchestral, notamment dans son premier air, à l’amorce de fureur hændélienne. Vincent, c’est Florian Laconi, qui monte à coup sûr les degrés d’une grand carrière. Admirable d’émotion et d’élégance en des Grieux il y a peu, il démontre ici que sa voix, égale sur toute la tessiture, a gagné en volume, en puissance sans que le timbre lumineux, raffiné, n’en soit altéré, aigus radieux, aisés, et une présence scénique touchante en jeune amoureux pauvre et digne. Son « Anges du Paradis… » dégage une sensible émotion. On imagine que Roberto Alagna, solide et solidaire spectateur, qui n’a plus rien à prouver et rien à craindre pour sa carrière, a dû être heureux de savoir la relève assurée en France.
À ses côtés, Nathalie Manfrino est une exemplaire Mireille et se tire merveilleusement d’un rôle terrible, éprouvant : presque constamment sur scène, elle enchaîne plusieurs grands airs aux redoutables difficultés, légers au début, vocalisants, pour finir pratiquement en soprano dramatique. Elle est gracieuse et sensible sans exagération, physique agréable et enjoué, et sa voix à la belle projection sans effort apparent, capable de puissance et de finesse, large médium et aigu facile, a, dirait-on, une rondeur et une blondeur lumineuses. Elle bouleverse dans la supplique à son père. Un couple plein de fraîcheur, attachant.
Saluons aussi les dictions magnifiques qui honorent cette distribution exclusivement française, chose rare.
Après quatre décennies d’absence, Mireille revient chez elle : par la grande porte.
Mireille de Gounod, Chorégies d'Orange, 4 et 7 août 2010.
Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine.
Chœurs de l'Opéra-Théâtre d'Avignon et des Pays de Vaucluse,
de l'Opéra de Nice et de l'Opéra de Marseille ;
Maîtrise des Bouches-du-Rhône. Coordination chorale : Giulio Magnanini.
Chorégraphie : Éric Bélaud.
Ballet de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse,
Direction musicale : Alain Altinoglu.
Mise en scène : Robert Fortune. Scénographie : Christophe Vallaux / Robert Fortune.
Costumes : Rosalie Varda. Eclairages Jacques Rouveyrollis.
Distribution :
Nathalie Manfrino : Mireille ; Marie-Ange Todorovitch : Taven ; Karen Vourc'h : Vincenette ; Amel Brahim Djellou : Andreloun/ la Voix ; Caroline Mutel : Clémence .
Florian Laconi : Vincent ; Franck Ferrari : Ourrias ; Nicolas Cavallier : Ramon ; Jean-Marie Fremeau : Ambroise ; Jean-Marie Delpas : Le passeur ; Philippe Ermelier : un farandoleur
Photos : Grand Angle Orange Philippe Gromelle.
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