lundi, novembre 16, 2009

Manon Lescaut


MANON LESCAUT
Livret de Giocosa, Illica, Praga et Ricordi
Musique de Giacomo Puccini,
Opéra de Marseille, 14 novembre 2009
L’œuvre

Manon avait dix ans (celle de Massenet) quand Puccini mit au jour la sienne en 1893, toujours d’après le récit de l’Abbé Prévost inclus  dans le deuxième tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’estretiré du monde (1728, 1731). Après l’échec de son Edgar, il inaugure avec cette œuvre sa galerie lyrique de femmes (Tosca, Butterfly, Suor Angélica, La fanciulla, Turandot…) aimante troupe de cet amoureux du sexe féminin qui le lui rend bien en assurant son triomphe et sa postérité.
Lors de la gestation, il n’a de cesse que de se démarquer de la Manon aux roulades roucoulantes et rococo, cocottante coquette plus que cocotte du demi-monde, fragile, frivole et friponne, vaporeuse et évaporée, de son rival, bref, trop légère et primesautière : trop « française ». Du monde des petits marquis poudrés, on passe à celui des maquereaux, maquerelles, et filles des rues et des bordels. Par la force des ellipses, faisant  vite l’impasse sur la passion spontanée si juvénile de Des Grieux, éludant l’amour heureux des deux jeunes écervelés, on saute, de l’enlèvement consenti de Manon arrachée à son destin conventuel, à l’hôtel fastueux de son vieil amant en titre, d’où elle est encore arrachée, mais pour la prison et pour la déportation des prostituées, avant la fuite mortelle dans un désert américain. Bref : pas le temps d’aimer en paix, mais celui de mourir, sans apaisement. C’est le drame qui intéresse Puccini, la passion, au sens christique, du Chevalier, (on oublie toujours que, Chevalier de Malte, il a fait vœu de chasteté) dont on ignore même la vocation religieuse, tout abandonné à la fatalité de son amour humain si inhumain

La réalisation

Yves Coudray, artiste complet, ici même salué depuis longtemps pour sa créativité, signe une mise en scène qui fait fi des contradictions : l’œuvre, qu’il situe justement en avant-propos dans la veine naturaliste de Zola, dans le début d’un vérisme musical (dans la mesure où cette étiquette est bien étroite pour Puccini et le vérisme invraisemblable du théâtre chanté), il la plonge dans une esthétique qui, excepté l’acte II, relève de l’expressionnisme cinématographique et, pour deux tableaux, dont la fin, du minimalisme le plus contemporain. Décors (Michel Hamon) presque abstraits du début, panneaux nus découpés à angles droits, illuminés d’une fenêtre de bordel avec effet pictural et charnel de nu, dans des tons contrastés de beige et roux qui, qui, habillés des lumières chaudes (Philippe Grosperrin et  Fred Marty), jouent avec les couleurs ainsi réchauffées du cadre de scène de l’opéra. Les obliques, les verticales angoissantes, les angles aigus agressifs de carènes de navires stylisées jusqu’à l’abstraction du III, découpés en noir sur fond d’aube indécise, illuminés sinistrement des barreaux d’une fenêtre de prison, lumière et ombre dramatiquement contrastées, évoquent Murnau, tandis que le dernier acte dépouillé, rochers stylisés, le cadre de scène semblant se décliner, se feuilleter dans les panneaux latéraux verticaux comme en une mise en abîme de la scène, du théâtre, relèvent du symbolisme. Tout comme les symboliques rencontres improbables, en pleine rue, des putes en petite tenue et des bourgeois en costume strict ou le défilé des « dames » déshabillées, tenues peu adéquates pour un départ forcé en Louisiane.
On l’ignore toujours : Les Mémoires… qui contiennent l’Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier de Grieux ne sont pas situés au XVIII mais au XVII siècle, juste après la Paix des Pyrénées de 1658. L’intrigue, luxe et luxure, est intemporelle et il n’est pas gênant que Coudray la situe l’année de la création de l’opéra, à la fin du XIX e siècle qui amorce par ailleurs un retour à la mode rococo dans l’habillement des femmes, l’ameublement et la décoration. Certes, la déportation en Louisiane des prostituées pour la peupler avec les colons n’existait plus mais, ici, elle n’est pas évoquée directement. Très habilement, le XVIII e siècle, erroné mais traditionnel, est évoqué en creux, dans l’acte II, la demeure de Géronte (au nom programmatique), homme du passé, en style rocaille, avec son portrait d’époque, le portrait et la robe qu’il fait porter à Manon, et le divertissement italien, à la Watteau qu’il lui offre.
Les costumes parlants de Katia Duflot, gris sombre ensoleillés de canotiers pour les dames, ou d’une stricte bourgeoisie sombre à voilette, chapeau melon ou haut de forme les messieurs, sont égayés par les petites tenues affriolantes des putes qui s’y mêlent, «outant » les hypocrites cuirassés dans leur fausse vertu vestimentaire. Détail, entre autres, d’une mise en scène subtile, où l’on admire le maniement des foules, des chœurs toujours mouvants, vivants, toujours divers.



L’interprétation


Sans atteindre encore les audaces harmoniques de La Bohème à venir, tout Puccini est déjà là : discours musical continu où les airs se fondent sans découpe abrupte, harmonies expressives et changeantes, dans un tissu orchestral somptueux, régal pour chef d’orchestre, ici, Luciano Acocella. Malheureusement, au moins pendant les deux premiers actes, tout semble sonner trop fort et, à patte lourde, sons pâteux, pathos appuyé et patatras pour le ténor Zvetan Michailov, frais débarqué pour remplacer un précédent défaillant, dont la voix fatiguée, compacte, est à la peine face à ce mur sonore alors qu’avec une voix moins large, le jeune Julien Dran, perce de ses aigus et de son timbre condensé la masse orchestrale, tout en réussissant une belle performance scénique. Fort heureusement, le superbe intermezzo du III, poétique et expressif, déchirant de nostalgie, semble ramener le chef à une mesure plus humaine comme s’il découvrait et s’attendrissait enfin de celle de ces héros vaincus. On apprécia la bonne tenue scénique et vocale de tous les autres comparses, l’allure du Capitaine (Alexandre Pechkov), du Sergent (Philippe Fourcade), de l’Aubergiste (François Castel) et, en Allumeur public (Bruno Comparetti), dont la jolie romance au lever du jour annonce celle du pâtre de l’aube de Tosca. Jacques Calatayud,  campe un Géronte sans ridicule, à la belle voix chaude. Quant à Marc Barrard,  Lescaut entremetteur de sa sœur, que dire sans se répéter, de ce baryton aussi à l’aise dans un chant superbe de puissance et d’expressivité que dans un jeu toujours juste et convaincant ?
Pour les dames, en quelques mesures, Aude Extrémo, entourée d’un joli quatuor de madrigalistes, séduit par son timbre grave propre aux travestis. En Manon, Catherine Naglestad, a une silhouette de femme à son apogée, plus troublante en profondeur qu’une toute jeune péronnelle apéritive, avec en elle, ce que les Italiens appellent avec éloge, la morbidezza, une beauté faite de langueur sensuelle : elle est bien l’héroïne à laquelle Puccini prête des accents charnels, qui, de sa voix égale sur tout les registres, au médium moelleux, sait se mouler, se fondre dans la volupté dont la drape l’orchestre amoureux, dans lequel elle se plie et se replie de piani du plaisir perdu, évoquant, érotiquement plus que sentimentalement, l’amant abandonné, s’élevant au tragique final avec une force qui ne force jamais.
Dans cet opéra de chœurs nombreux, on apprécie tout le travail de Pierre Iodice, surtout dans cette mise en scène qui ne ruse pas avec eux.


Manon Lescaut de Puccini,
Nouvelle production, Opéra de Marseille, 12, 14, 17, 19 et 22 novembre 2009.
Orchestre et Chœur (chef du chœur : Pierre Iodice ) de l’Opéra de Marseille .
Direction musicale : Luciano Acocella.
Mise en scène : Yves Coudray, Assistant : Jacques Le Roy. 
Décors : Michel Hamon ; costumes : Katia Duflot ; lumières : Philippe Grosperrin,
Fred Marty ; chorégraphie : Anne-marie Gros.
Distribution :
Manon Lescaut : Catherine Naglestadt ; La chanteuse : Aude Extrémo ; 
Des Grieux : Zwetan Michailov ; Lescaut : Marc Barrard ; Geronte : Jacques Calatayud ; Edmond : Julien Dran ; L’aubergiste : François Castel ; Un maître à danser, L’allumeur public : Bruno Comparetti ; le sergent des archers : Philippe Fourcade ; Le capitaine de marine : Alexandre Pechkov. 

Photos : Christian Dresse :
1. Manon et Des Grieux;
2. Manon, forcée à s'embarquer;
3. Mort de Manon dans le désert.


dimanche, novembre 15, 2009

Concours international d'Opéra de Marseille



XI è  CONCOURS INTERNATIONAL D’OPÉRA DE MARSEILLE


La tradition lyrique de Marseille remonte à avril 1685 et ce goût pour l’opéra ne s’est jamais démenti, la ferveur du public, qu’il exalte ou exècre, en témoigne. Fort d’une expérience non seulement de fidèles lyricomanes assidus mais d’organisateurs de clubs lyriques voyageurs, un dynamique petit groupe fonda une association pour un Concours international d’Opéra, qui se tient tous les deux ans, avec des jurys prestigieux. L’équipe fondatrice est aujourd’hui relayée par des membres efficaces du CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques), le directeur artistique de l’Opéra de Marseille et d’autres personnalités bénévoles.

Aurore des voix asiatiques
Ce XI è Concours s’est déroulé du 10 au 16 octobre et réunissait145 candidats inscrits de 35 pays, pour 123 s’étant finalement présentés aux épreuves. Encore une fois, avec 45 participants, la Corée du Sud représentait une forte majorité, pour une seule présence italienne, preuve de la vitalité et qualité des études lyriques en ce pays même si nombre de ces candidats se sont déjà perfectionnés en Europe. Les candidatures chinois et japonaises ne manquaient pas : ces chanteurs asiatiques sont un modèle de travail et de maîtrise des langues et des styles musicaux d’une tradition culturelle venue d’ailleurs.





Le crépuscule des voix graves ?
Les candidats devaient pouvoir chanter dans trois langues vivantes au moins, dont le français obligatoirement, -ce qui n’est pas une mince épreuve en l’occurrence. On remarque l’éclipse des voix graves : 5 basses à peine et 19 barytons, 19 mezzo, dont aucune ne sera couronnée par le jury; le reste étant des soprani, 21 ténors,  d’où sortiront les vainqueurs. Aux deux extrêmes de la tessiture et des genres, ni alto féminin ni masculin. Seuls une mezzo (russe) et un baryton (tchèque) arriveront en finale, dignes d’un meilleur sort au palmarès.

Jurys et Prix



Il réunit, comme toujours, des personnalités notables de l’art lyrique, chanteurs ou directeurs d’Opéras. Ainsi, on avait le plaisir de retrouver la grande chanteuse hongroise Sylvia Sass, Gaëlle Le Gallic, productrice et animatrice bien connue de France-Musique, dont il ne faudrait pas oublier la carrière lyrique. Le ténor péruvien et désormais aussi agent artistique Ernesto Palacio côtoyait Christophe Capacci, conseiller artistique à l’Opéra-Comique de Paris, Jean-Louis Pichon, metteur en scène, ancien directeur de l’Opéra de Saint-Étienne, Vincenzo de Vivo, aux multiples casquettes, de consultant du Théâtre Felice de Gênes à la Fondation Pergolese/Sponini et Directeur artistique d’Eurobottega.
 Le Président était Rolando Villazón, qu’on ne présente pas, qui fit l’unanimité par sa gentillesse, son humour, son écoute (il reçut en particulier tous les candidats, heureux et malheureux, jusqu’à très tard dans la nuit après chaque épreuve), si bien qu’il a été proposé (et il a accepté) pour devenir Président permanent de ce Concours international, qui, après approbation de  son Assemblée générale (on doute qu’elle refuse ce glorieux parrainage), s’achemine donc pour devenir le Concours Rolando Villazón.
Un excellent jury des jeunes (le plus âge de 25 ans, le plus jeune 17) était recruté parmi des étudiants musiciens et chanteurs des Conservatoires. Par ailleurs, un Prix du public était décerné après un vote anonyme.
Les Premiers prix étaient récompensés par 7500, les Seconds, de 4000, les Troisièmes, de 2500 € ; le Prix du public était gratifié  de 1500 € offerts par Scotto Musique, le Prix des jeunes consistait en un séjour à Casablanca offert pr  l’Hôtel Beauveau et Air Maroc et, enfin, le CNIPAL accordait un stage de dix mois gratuit au récipiendaire.

Palmarès
Après des épreuves éliminatoires au piano (avec les excellents Nino Pavlenichvili, Nina Huari –de l’équipe du CNIPAL- et Jean-Marc Bouget), en présence du public très nombreux interdit d’applaudissements, la finale, avec l’Orchestre de l’Opéra de Marseille dirigé par  Dominique Trottein, était une frémissante soirée de gala, avec chaleureux applaudissements à ces  dix finalistes triés sur le volet.
 Dotée d’une puissante voix de soprano spinto, très souple et homogène, Jeehee Han (Corée du Sud) remporta le Premier Prix femmes à l’unanimité et le Prix du public. Sa compatriote, Yu Ree Jang, soprano plus légère, joliment vocalisante, belle silhouette et actrice consommée, remporta le Deuxième. Le Troisème, Clémence Fritier, soprano au beau timbre musical, remporta le Troisième et celui des jeunes, avec beaucoup de discussions côté public, peu convaincu par sa placidité scénique.
Pas de Premier prix pour les hommes… Mais deux Deuxième aequo, deux ténors coréens, Minseok Kim, expression poétique et émouvante sans effet, et Jaesig Lee au beau timbre raffiné. Franchement et aigrement discuté par le public, le Troisème revenait à  Kévin Amiel, tout jeune ténor  puissant de 20 ans, qui eut des problèmes d’intonation à son premier air et d’autres de liaison des registres au second. Sans doute défauts véniels pour cette toute jeune voix brute qui se polira sûrement avec le temps, mais pour qui un prix semblait bien prématuré. Alors qu’on regrettait, laissés sur la touche, la jolie soprano portugaise Edouarda Melo, musicienne et expressive et le généreux baryton tchèque Filip Bandzak.
Enfin, heureuse compensation, une candidate qui n’était pas arrivée en finale,  Caroline Cartens, soprano des Pays-Bas recevait le Prix du CNIPAL.
Il faut saluer l’exceptionnelle couverture médiatique de ce Concours, non seulement une heure et demie sur France-Musique, ais un feuilleton d’une semaine intitulé « Plus belle la voix », sur Antenne deux, à la fin journal de 13 heures.
Alors que Marseille se gargarise des proches feux de 2013 qui la verront Capitale culturelle européenne, ce joyau culturel local, le CNIPAL, nid d’illustres voix françaises qui honorent internationalement la France, faute de subventions suffisantes, semble vivre ses dernières heures locales pour renaître, peut-être, à Nice ou Bordeaux… rivales malheureuses de Marseille. Ainsi va (à vau-l’eau) la politique culturelle en France.


Photo: Les deux jurys.




mercredi, novembre 04, 2009

Chants sacrés en Méditerranée


Jardins de Paradis :
Waed Bouhassoun, les Balkanes
Abbaye de Silvacane
La Roque d’Anthéron
25 octobre

L’association ÉCUME, Échanges Culturels en Méditerranée, née à Marseille, se voue depuis 1983 à faire dialoguer les cultures sur tous ses bords par l’échange artistique et humain. Elle a de la sorte tissé un large réseau d’enseignement artistique unissant Conservatoires, Instituts, Académies, Universités et Écoles de Musique, d’Arts Visuels et de Théâtre,  officialisé par des accords engageant chaque entité à poursuivre des objectifs communs. Dans cet ensemble, la musique est un facteur commun qui, malgré des différences de détail, des virages de l’Histoire, dessine un seul visage de ces rivages baignés par une seule mer.
C’est encore une fois ce que l’on sentit dans ces rives et dérives musicales qu’a généreusement ouvertes le XVIIIe Festival des Chants Sacrés en Méditerranée du 3 au 25 octobre 2009 en région PACA, avant de voguer vers les rivages de Corse les 6 et 7 et se clore les 27 et 28 novembre sur les côtes d’Albanie. 



Jardins de paradis

C’était le thème du dernier concert en région. Jardins clos de l’âme et jardins ouverts à l’amour, de l’Ami ou de Dieu, les deux se fondant, se confondant dans des noces charnelles ou spirituelles où l’esprit se fait corps et le corps se spiritualise dans l’union, l’extase unitive : jardin d’Éden, Paradis sur terre ou anticipation de celui à venir.  Pour une fois, le cloître, jardin ecclésial, ne jouxtait pas mais  battait, habitait, dans le cœur même de la petite abbaye cistercienne de Silvacane, carré, rectangle, triangle de pierre, pure épure ce Cîteaux. Ses vénérables voûtes, servirent d’écrin résonnant, à Waed Bouhassan d’abord, puis aux Balkanes. Sous ces voûtes médiévales, qui n’ont pas oublié les longues phrases ondulantes du grégorien, l’ondoyante musique arabe, proche parente de celle des troubadours provençaux, qui lui doit tant, semblait chez elle et la musique bulgaro-byzantine, étrange peut-être, mais guère étrangère : archaïques, ancestrales modulations, modes, ramenant à la musique modale précédant la tonalité moderne. Mais anticipant une modernité qui y fait retour.
Waed Bouhassan, chanteuse syrienne, s’est fait un nom sur les deux rives de la Méditerranée, mettant en musique de grands poètes mystiques, tels Jalaleddine Roumi, le classique Ibn Arabi et Rabi’a Al Adawiya. Mais son répertoire embrasse aussi des poètes de l’amour amour profane comme Wallada ou Ibn Zaydoun du XIII e siècle andalou des  fastueux royaumes des taifas. La Maison des Cultures du Monde et l’Institut du Monde Arabe, l’Auditorium de l’Opéra Bastille à Paris, l’ont applaudie, mais aussi Grenade, Spolète, etc.

Frêle silhouette dans sa robe mauve, yeux fermés, elle prélude avec son oud, son la ud, son luth, et ses doigts distillent des constellations de petites notes qui semblent scintiller, l’auréoler. Puis elle murmure, chantonne comme une confidence: voix tendre, nostalgique, implorante, sons parfois assourdis bouche fermée, comme pour elle-même, mais non, c’est pour l’Autre, le Bien-aimé, l’Ami,  c’est pour lui qu’elle implore l’aube, dans une véritable aubade arabe dont les troubadours furent héritiers. Puis la voix invoque, convoque pour la lumière, les sons des tambours, évoque le palais de rêve de Medinat al Zahara, s’élève, puissante, chaude, déroule son long ruban brodé de mélismes, semble épouser de sa rondeur les voûtes, puis diminue, sertie par les ornements du luth, s’affine, se finit comme à l’infini de diminuendi prolongés de la résonance des voûtes.

Puis une étrange mélopée de voix fleurit en file du fond de la nef, comme venue de l’ombre et du temps : quatre jeunes femmes défilent pour rejoindre l’estrade, longs cheveux dénoués, vêtues de costumes colorés, chamarrés, d’un folklore qui paraît hors du temps. Selon les mouvements du chant, leurs poses, plastiques, varient, vraies tableaux vivants, ensoleillant le gris accueillant de la pierre attendrie Du très grave à l’aigu, les voix se fondent sans se confondre : voix profonde d’alto de velours noir qu’on dirait pendant féminin des grandes basses bulgares, continuée par un mezzo soyeux, beau tissu grave qui s’éclaire en montant d’un soprano satiné et d’un autre qui couronne le tout de dentelures joliment criardes de voix slave populaire.
Les chants, polyphonies a cappella, dans la vocalité pure, montent sous les voûtes, mêlant leurs courbes, leurs croisées presque d’ogive sur le bourdon de la voix basse, s’étalent parfois comme une longue ligne d’horizon de steppe, ou se hérissent des crêtes montagnardes de la voix la plus haute. L’harmonie est complexe, les dissonances subtiles, les intervalles délicats de micro-tons ou de modalités grecques anciennes. Mais la cohésion est remarquable, les attaques impeccables et les sons se finissent avec un fondu sans aspérité. Parfois, à la langue près, on croit entendre des polyphonies corses ou sardes. Les ornements sont sobres, quelques mélismes, un petit gruppetto en fin de phrase comme un mouchoir que l’on agite pour un salut au bout du chemin, une même note répétée rapidement, sans aller jusqu’au trille, comme dans le flamenco.
On sent la mélancolie, la tristesse, la déploration ou la joie dans ces chants dont les textes fleurent les senteurs de jardins fleuris de jeunes filles en fleurs à l’ombre ou au soleil, jardins secrets, des délices,  du supplice de l’exil d’un Éden rêvé, éphémère face au jardin éternel. Tirés de recueils d’ethnomusicologues, à partir d’une musique traditionnelle à mi-chemin de Byzance et de la Byzance du nord, Moscou, enracinés originellement et originalement dans les Balkans,  ces chants arrangés ou recrées par les quatre Balkanes, sont en perpétuelle évolution : vraie mouvement de la tradition vivante.
Oui, on aime ces quatre M, Mina, Martine, Marie, Milena. En bis, sur le bourdon des quatre voix, Waed fera une improvisation somptueuse qui subjugue le public enthousiaste : deux rives diverses d’une seule Méditerranée. Sous ces voûtes séculaires, cette musique semblait immémoriale, intemporelle, venue d’ailleurs apparemment, mais comme éveillée en nous du fond de la mémoire.




Waed Bouhassoun, chants sacrés syriens.
Les Balkanes (Martine Sarazin, soprano, Miléna Roudeva, contralto, Miléna Jeliazkova, soprano, Marie Scaglia, mezzo), chants bulgares.

Digne-les-Bains, 17 octobre ; Lançon-de-Provence, 18 octobre ; La Garde, 21 octobre ; Marseille, 24 octobre ; Abbaye de Silvacane, 25 octobre.





Photos :
1 et 2 : Waed Bouhassoun ;
3 et 4 : les Balkanes.



mardi, novembre 03, 2009

PSYCHÉ



Pièce de Molière et Corneille
Musique de Lully
Opéra de Toulon

Le bel opéra néo-baroque de Toulon, finement restauré, était voué à Lully. Ici, pas de sonnerie aiguë pour inviter les spectateurs à rejoindre leurs places, mais les accords dansants solennels d’une danse de Lully. Voici donc le créateur italien de l’opéra à la française qui entre triomphalement en cette scène comme chez lui par la grâce d’une heureuse et audacieuse programmation  de Claude-Henri Bonnet, son Directeur général, et les efforts conjoints de eux jeunes compagnies, l’une théâtrale, la Compagnie du Griffon, l’autre de musique baroque avec instruments anciens, au nom joliment érotique emprunté au libertin Diderot, Les Bijoux Indiscrets. 


L’œuvre
Elle repose sur le mythe, tardivement transcrit en latin de traditions grecques anciennes par Apulée, en 160 après J.C., dans ses célèbres Métamorphoses ou l’Âne d’or, ouvrage érotique et burlesque, dont la complexité narrative et les récits enchâssés, avec d’autres romans grecs de ce II siècle, seront le modèle de ce que l’on appelle aujourd’hui le roman baroque.
Psyché, telle Cendrillon, est la plus belle des trois filles d’un roi, si courtisée par une foule d’amants que Vénus, qui voit par eux ses appas méprisés, en conçoit une bien humaine jalousie pour une déesse et charge son fils Cupidon d’assouvir sa vengeance en rendant la jeune fille amoureuse d’une hideuse créature (on pense à Titania, dupée par Obéron qui la fait tomber amoureuse d’un âne). Mais le jeune dieu de l’Amour, Éros des Grecs ou Cupidon des Romains, succombe aux charmes de Psyché et la sauve alors même que son père, pour complaire à Apollon, s’apprête à la sacrifier sur une montagne à un monstre (et l’on pense au sacrifice d’Abraham, à celui d’Iphigénie par Agamemnon). La curiosité malheureuse de Psyché qui veut connaître l’identité de son amant salvateur, est aussi une infraction fatale aux interdits des dieux jaloux de leur mystère, tel celui  de Sémélé, foudroyée par Jupiter, tel l’interdit imposé à Orphée pour garder sans regarder Eurydice, fatale indiscrétion de la femme amoureuse que l’on retrouve encore dans Löhengrin de Wagner où Elsa perdra de la sorte son fiancé venu d’ailleurs. Bref, ce mythe condense légendes et autres mythes, sans oublier l’interprétation symbolique : si Psyché, la psyché, l’esprit, est aussi l’âme, c’est l’aspiration finale, idéale de l’amour, le chemin de perfection amoureux qui mène de la beauté du corps érotique selon Platon, au Beau, au Bon et au Vrai. À Dieu pour les mystiques néo-platoniciens.

Mais ici, on en restera au divertissement profane linéaire : jalousie de femmes (les sœurs et Vénus) envers une femme plus belle, amours contrariées par la puissance familiale puis par le doute intime, la découverte éblouie de l’amour par deux jeunes gens, dans un marivaudage avant la lettre qui doit beaucoup au théâtre espagnol de Lope de Vega et, directement, à Calderón. En effet,  l’Amour amoureux avait déjà inspiré au grand dramaturge, en 1662, une comedia qui, sans être une zarzuela (l’opéra baroque à l’espagnole), est une pièce où la musique a un grand rôle, que Corneille, féru de théâtre espagnol, et Molière qui suivit le Prince de Conti dans la guerre de Catalogne, connaissait aussi parfaitement.
Malgré leur brouille, Corneille et Molière s’unissent pour écrire le livret d’une tragédie-ballet à machines pour le roi, en 1671, musique de Lully, les paroles chantées étant confiées à Quinault, à part  la « Plainte italienne », probablement du compositeur lui-même. En 1678, Lully reprendra cette pièce, mais adaptée pour la musique par Thomas Corneille, frère de Pierre, qui deviendra une tragédie lyrique.
La réalisation

Dans cette longue pièce, Julien Balajas, qui en signe la mise en scène, a taillé un texte judicieusement plus léger, et de ces musiques, Claire Bodin, a coupé les intermèdes oiseux pour garder les passages dramatiques, en sorte que cette Psyché réussit la gageure d’être à la fois ancienne et nouvelle, et sans lourde et onéreuse reconstitution baroquisante, préserve le meilleur de l’esprit baroque original. En effet, on craignait, de l’intention de ramener l’action aux années 1900-1925, encore un asservissement de jeunes créateurs à cette mode de l’actualisation des œuvres, déjà vieille, sur toutes les scènes, de près d’un demi-siècle. Mais, ici, les costumes (Gabriel Vacher) pour les dames, de la double esthétique Art Nouveau et Art Déco renvoient au néo-baroque et rococo 1900 avec ses robes à falbalas et fanfreluches, et l’épure néo-classique 1925 avec ses tuniques pures, à une Antiquité stylisée : c’est élégant et intelligent. Zéphyre (Jean-Jacques Rouvière), serviteur ailé et zélé de Cupidon, en costume d’aviateur pionnier, et Amour (Julien Balajas), en blazer rouge (aussi de timidité, tout faraud d’un baiser) de collégien british ou de Tintin tombé en tentation amoureuse sont fort drôles. Deux fauteuils néo-Louis XV et un vaste et solennel tableau de puissante famille situent Psyché et les siens au premier acte, avec ses deux inénarrables sœurs envieuses, Aurélie Cohen (Aglaure) et Véronique Dimicoli (Cydippe), la sèche et la boulotte, qui compensent leurs complexes physiques et leur appétit sexuel frustré en s’empiffrant nerveusement, hystériquement, de friandises.
Le second acte, avec juste une sorte de petit échafaud pour le sacrifice, avec sombre fond tourmenté et silhouette de château, est superbe, picturale mise en valeur de la robe blanche de la victime et de la magnifique déploration polyphonique menée par la ligne impeccable d’Eugénie Warnier, soprano, et d’un quatuor tout aussi émouvant de chanteurs. En contraste, le palais enchanté où Cupidon enlève sa belle, avec une végétation stylisée à la Douanier Rousseau et un édifice aux lignes nouilles de Guimard ou Horta, est lumineux, joyeux, souple et variée scénographie de Luc Londiveau aussi diversement éclairée par Marc-Antoine Vellutini en fonction des tableaux et de la couleur des situations dramatiques. Mais on n’aurait garde d’oublier, magnifique trouvaille humoristique, d’entrée, la tirade vengeresse d’une vraie Vénus de beauté (Ophélie Kœring) dont l’Olympe ou la Cythère serait une loge de théâtre, un implacable miroir pour la femme mûrissante et presque rugissante de se voir vieillir face à l’innocente péronnelle, qui est projetée comme un cinéma balbutiant, à l’image tremblotante et crépitante : le mythe et sa divinité, sa diva, sa déesse d’aujourd’hui.
La mise en scène est souple, inventive donc, avec des silhouettes à la BD, des jeux de duo, de symétries et dissymétries burlesques entre les deux sœurs et les deux prétendants (Bruno Detante et Jacques Rouvière), des vers débités à l’unisson, jolie façon de gagner du temps, des arrêts sur image, des gags sonores (René Maurin). Maïa Guéritte est une délicate et fragile Psyché, aspirant au sacrifice comme Iphigénie, face à un père désespéré (Guy Lamarque, Jupiter), et découvrant l’amour, comment l’esprit vient aux filles, avec une spontanéité et une fraîcheur délicieuse d’Agnès de l’École des femmes.
Il n’y a pas de solution de continuité entre la scène et la fosse puisque le beau quintette vocal monte sur le plateau, chœur antique saisissant, ou, individualisé, se substituant en chant aux personnages parlés, ainsi Lina Yang, fine soprano, et Luigi De Donato, basse, à la voix bouleversante de père blessé, avec e dignes partenaires Renaud Tripathi/François-Nicolas Geslot haute-contre et Carl Ghazarossian, ténor. Du clavecin, Claire Bodin mène sa troupe avec toute la souplesse baroque requise et un effectif judicieusement choisi d’instruments anciens dont la délicatesse répond à la finesse de cette versification qui alterne les vers de 12 et de 8 pieds, avec une fluidité que n’a pas le bourdon et le ronron souvent monotones de l’alexandrin continu.
Une danseuse, Sarah Berreby, remplit les espaces dévolus aux intermèdes, mais la chorégraphie mériterait peut-être un peu plus de détail. Presque un spectacle de tréteaux touché par la grâce et qui mériterait de tourner.

Psyché
Corneille, Molière, Quinault, musique de Lully


Julien Balajas, mise en scène et adaptation ;Claire Bodin, direction musicale et choix musicaux ; Sarah Berreby, chorégraphie; Luc Londiveau, scénographie ; Gabriel Vacher, costumes ; Marc-Antoine Vellutini, lumières ; Aurélie Cohen, assistante à la mise en scène.
Compagnie du Griffon :
 Ophélie Kœring, Vénus ; Aurélie Cohen, Aglaure ; Véronique Dimicoli, Cydippe et le Fleuve ; Maïa Guéritte, Psyché ; Bruno Detante, Cléomène ; Jean-Jacques Rouvière, Zéphyr et Agénor ; Julien Balajas, Amour.
Compagnie Les Bijoux Indiscrets (Instruments anciens) :
Chanteurs :  
Eugénie Warnier, soprano ; Lina Yang , soprano ; Renaud Tripathi/François-Nicolas Geslot, hautes-contre ; Carl Ghazarossian , ténor ; Luigi De Donato basse.
Danseuse, Sarah Berreby.

Opéra de Toulon
23 octobre 2009  (matinée scolaire), 23 octobre 2009 , 25 octobre 2009;
 Opéra national de Montpellier (04 6è 60 19 99) : 5 novembre, 20 heures; 8 novembre, 15 heures.

Photos: © k Belhatem.
1. Psyché et ses sœurs;
2. Psyché et Amour.

lundi, novembre 02, 2009

Portraits de femmes à l'époque baroque

 
Lucile Pessey, soprano
Hôpital Saint-Joseph
Marseille

Alors que les crédits pour la culture ne cessent malheureusement de rétrécir, les associations culturelles font des miracles pour offrir un éventail riche en proportion de la pauvreté de leurs moyens, pour nous donner cet aliment de l’âme qu’est la musique. Dangereuse situation qui, si elle honore l’ingéniosité financière de ces producteurs bénévoles et la générosité des artistes, n’est pas à l’honneur des avares institutions tutélaires qui laissent s’installer une situation à terme mortelle pour l’art.
Ainsi, comme si c’était un symbole, dans un lieu de souffrance et de salut, de vie et de mort, dans l’auditorium, confortable mais un peu opaque, de l’Hôpital Saint-Joseph de Marseille, Musique and Co, nous présentait ces beaux portraits chantants de femmes du XVIII e siècle,  doucement présentés par la Présidente Marie-Jeanne Gambini.
 Avec un continuo assuré par Corinne Betirac, clavecin, et Annick Lassalle, viole de gambe, la rayonnante et souriante soprano Lucile Pessey avait la lourde tâche de nous peindre en voix et expressions, ces héroïnes de Hændel, Pergolèse, Rameau, sans oublier la rieuse fille d’une cantate de Bach et peut-être sa femme, Ana-Magdalena. Cette jeune cantatrice, presque à peine brillamment sortie de ses classes, s’est polie en musique ancienne auprès de Musica Antiqua de Christian Mendoze et a tourné en  Europe avec Le Carnaval et la Folie de Destouches, sous la direction d’Hervé Niquet. Elle s’est déjà frottée sur scène à de grandes œuvres et manifeste un sens théâtral réel, sensible ici dans la diversité des affects exprimés par ces héroïnes.
Timbre fruité et rond, légèrement sensuel, médium charnu, elle charme par une présence immédiate, et une incarnation simple de ces femmes dans des situations bien contrastées, dramatiques ou heureuses, en bonne esthétique baroque. D’entrée, on goûte et savoure la Cantate dite du café de Bach (BWV 211) : dans l’effervescence du continuo,  bouillonnant, tourbillonnant, fumant d’une chaude vapeur de petites notes, elle la déguste avec une voix légère, primesautière. On passe avec sensibilité au drame d’Almirena (Hændel, Rinaldo) prisonnière déplorant sa liberté, sur une sarabande où la corde frottée de la viole de gambe gémit et le clavecin verse des larmes d’argent. Puis c’est, badine, ironique, pétillante de vocalises telles des bulles éclatant de rire au nez de Tolomeo, l’air de Cléopâtre , « Non disperar », (Hændel, Giulio Cesare) moquant son frère malheureux en amour, avant d’exprimer sa flamme à César avec de jolies nuances dans « V’adoro, pupille », déroulant de larges rubans de vocalises bien conduites ; en antithèse, c’est le noble lamento, « Piangero la sorte mia », souligné de la ligne de la viole et scandé des implacables accords du clavecin avant le « pont » de la fureur, hérissé de terribles arêtes de vocalises. Avec les deux airs de la Serva padrona de Pergolèse, dans le registre comique, deux airs de caractère opposé, taquinerie et fausse tristesse. Enfin, encore deux morceaux en contraste de Rameau, la plainte funèbre et poétique « Triste apprêts… » (Castor et Pollux), sans apprêts inutiles, toute en ligne tenue et émotion contenue, phrase baroque française  brodant autour du mot final à la différence de la longue période italienne ornée au fil du discours. Enfin, le feu d’artifice fantasque, cocasse et cocotant de l’air de la Folie de Platée, dont la cantatrice se tira à merveille avant d’offrir, en bis, un air du Petit Cahier d’Ana Magdalena Bach, plein de ferveur qui mit en valeur la rondeur de son timbre et sa sensibilité.
Ses deux partenaires, Betirac et Lassalle, apportèrent aussi, au succès de la soirée, une magnifique Sonate en ré, très théâtrale, très passionnée, où l’on sent du Scarlatti, d’une mystérieuse religieuse portugaise, Soror da Piedade, la voix de l’âme de la Sonate en mi mineur de Hændel, transcrite pour clavecin et viole de gambe. On apprécia la noblesse de la Passacaille de C. F. Vitt, aux agiles variations pulsionnelles et passionnelles et, de W. Croft,  le « ground », cette basse obstinée héritée des danses espagnoles, chacone, passacaille, sarabande, qui, sur leur presque immuable tapis harmonique, permettent les plus riches variations, âme du baroque.
Un petit regret, cependant, dans le programme, bien fait, des erreurs sur les deux textes de La Serva padrona, sans doute héritées des mauvaises traductions qui affligent les disques. 



Portraits de femmes à l’époque baroque :
Lucile Pessey, soprano, Corinne Betirac, clavecin et Annick Lassalle, viole de gambe : Bach, Hændel, Pergolèse, Rameau, Soror da Piedade, Croft, Vitt.
Hôpital Saint-Joseph
Marseille, 15 septembre 2009.



Photo: Lucile Pessey