CALIGULA d’Albert Camus, Théâtre Gyptis 1 avril 2009
L’œuvre
Camus commence Caligula en 1938, après une lecture des Douze Césars de Suétone, destinant la pièce à son petit théâtre d’Alger, se réservant le rôle titre. Il retient de l’historien romain les débuts pacifiques du règne de l’empereur et le basculement de son univers, mental semble-t-il, à la mort de sa sœur et maîtresse Drusilla. Fin prête en 1941, la pièce est réécrite en 1943-44 et créée en 1945 avec Gérard Philippe en Caligula, vision romantique que la critique rapproche alors des personnages d’Hamlet, de Lorenzaccio, oubliant les proches tyrans, Mussolini, Hitler à peine disparus ou, moins voyant mais toujours présent, Franco, et, déjà bien criant, Staline.
Pour Camus, loin d’être une pièce philosophique, « Caligula est l’histoire d'un suicide supérieur», celui d’un être avide d’impossible qui pousse peu à peu son entourage (bien patient pourtant) à le tuer. Effectivement, nous voyons le héros, possédant tout, blasé de tout, demander la lune et imputer à crime l’impossibilité de ses courtisans à la lui offrir sur un plateau. Le pouvoir absolu lui donne les moyens pervers d’effacer les frontières entre dieux et hommes, bien et mal, d’expérimenter sur autrui les limites personnelles de sa liberté.
Mais petite liberté qui peut tout se permettre quand on a tous les pouvoirs, qui dévalue la prétendue grandeur de l’expérimentateur! Cette objection de bon sens n’est pourtant pas posée pas plus que celle de l’effacement entre dieux et hommes, bien et mal, qui rend au fond moralement indifférente l’expérience : s‘il n’y a ni transcendance divine ni immanente justice des hommes, il n’y a plus de transgression, à l’inverse d’un Sade cherchant subversivement à renverser le code moral par le mal systématique, trouvant le bonheur dans le crime.
Ce sont là d’immédiates remarques sur la pièce dont on voit vite, à son déséquilibre structurel entre un Caligula écrasant et les personnages vraiment secondaires, que c’était un numéro d’acteur, comédien et joueur, théâtre dans le théâtre, que visait Camus au départ, sans exactement le corriger au final.
La réalisation
Quelles que soient les qualités de la mise en scène de Laurent Zivéri, elle ne me paraît pas surmonter ce handicap.
Un beau décor (Jean-Paul Sanche et Vincent Lefévrez), habillé de lumières somptueuses (Pierre Vigna, qui signe aussi la musique sauf le chœur des bohémiennes de Traviata…) : quelques degrés, comme escortés d’une double haie de piliers, extrême stylisation antiquisante, montent vers un podium fermé d’une sorte de vaste lune métallique, scène de théâtre ou autel de sacrifice. Caligula, histrion à la Néron plus que Caligula de l’Histoire, s’y tiendra souvent, tandis qu’habilement, les courtisans, courtoisement, servilement, seront étagés sur les marches de ce pouvoir qui leur marche dessus : le lâche consentement de tous fait la force d’un seul, à trop plier, on prend le pli, on reste plié, au bas de l’échelle, ou entre haut et bas de la marche ou marchepied du pouvoir. Seul l’opposant Hélicon (remarquable Fabien Baïardi) semble se tenir debout, non courbé, sur l’équilibre horizontal plus net de sa position et du devant de la scène.
Tout ce monde est élégamment habillé (Catherine Ingrassia) dans des teintes terre de Sienne, de pantalons orientaux et de toges, résistant heureusement à la déjà vieille manie encore à la mode d’affubler les Romains de costumes trois pièces, même si l’on sacrifie ici à la vogue courante des pieds nus. On a plaisir, entre les actes, d’entendre la voix d’Albert Camus lisant son texte, malgré la redondance avec le jeu. Celui des acteurs secondaires, malgré le peu de densité que leur donne l'auteur, est bien traité, sensible chez Erica Rivolier (Caesonia), juste chez Vincent Lefèvre (Scipion) et Maud Jacquier et le reste de la troupe, Jean-François Bony, Patrick Denjean, Laurent Moreau, Christian Termis, qui ne sont guère plus que des silhouettes dont le sort ne peut guère émouvoir. D’autant que la disproportion de la pièce entre le héros central et les personnages falots et impuissants est accusée par le Caligula puissant de Jacques Rouvière, colosse qui pourrait être touchant de ses faiblesses, de sa faille intime. Mais sa trop grande puissance empêche cependant de la percevoir, sauf un bref moment, vers la fin. Un excès d’agitation, de mouvement, peut-être, diluent le texte, nuisent à sa diction et au flot de parole excessif que lui octroie Camus, qui noie les autres personnages dans le courant de cette discursivité, faiblesse dramatique de la pièce.
Tout est dit et peu montré, trop de paroles et pas assez d’actes. On suit, bien sûr, la pensée de Camus, démonstrative, didactique, mais le personnage en dit tant sur soi qu’il ne reste guère au spectateur à penser sur lui, à se pencher sur cette personne sans humaine ambiguïté porteuse d’interrogation, de trouble. Même la conclusion n’est pas donnée à trouver, elle nous est offerte par le héros lui-même :
« Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge où personne n'est innocent ! »
Encore un beau truisme, facile à l’accepter tel quel. Surtout l’année même où s’ouvrait le procès de Nuremberg.
Cela dit, si ce texte trop explicite et sans mystère peut laisser sur sa faim le spectateur curieux de réflexion individuelle, il ne peut que ravir, aujourd’hui, un vaste public avide, plus que d’interrogation et de rumination personnelles, de consommation prédigérée, de prêt à porter et de prêt à penser.
Photos : J.-L. Charles
Que se soit dans le sensible ou dans le reflechit, je trouve votre analyse et vos commentaires tout a fait justes.
RépondreSupprimerH.