dimanche, novembre 02, 2008

Voltaire-Rousseau

VOLTAIRE-ROUSSEAU
Écrit et mis en scène par Jean-François Prévend Théâtre Gyptis 22, 23 et 24 octobre 2008

Deux hommes, deux natures, deux positions, deux oppositions. Malgré l’exil en Suisse, et à cause de lui, le Français Voltaire (1694- 1778) jouit d’une réputation européenne prestigieuse, d’une vie fastueuse, ami des princes, pourtant souvent ses ennemis. Le Suisse Rousseau (1712-1778), devenu célèbre avec ses deux Discours polémiques (1750 et 1755), l’un sur la corruption des mœurs due aux sciences et aux arts, l’autre sur l’origine de l’inégalité entre les hommes, voit ses deux livres ultérieurs, L’Émile et le Contrat social (1762) condamnés internationalement, révolutionnaires, et reconnus pour tels par la future Révolution. Voltaire est d’un tempérament gai, persifleur, spirituel ; Rousseau est mélancolique, précurseur aussi du romantisme, et n’a que « l’esprit de l’escalier » comme il appellera son manque de répartie ; homme de la ville l’un, des plaisirs des arts, homme des champs l’autre, de la nature. Voltaire est ami du progrès, a foi dans le genre humain et la civilisation ; Rousseau en est le contempteur, croit bon l’homme naturel mais dénonce la corruption par la culture sinon l’agriculture. Malgré prisons et exil, richissime, Voltaire triomphe par le haut, règne sur le théâtre qu’abhorre Rousseau, esprit chagrin, masochiste complaisant dans le rôle de victime d’un complot universel contre lui. La prose de Voltaire est sèche, vive, brève ; celle de Rousseau moelleuse, harmonieuse, ample. Tout oppose les deux philosophes majeurs du Siècle des Lumières. Ainsi en témoigne la plaisante lettre de Voltaire à Rousseau en 1755 pour le remercier de son Second discours :
« J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain [...] On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. »

L’œuvre
C’est sur cette multiple opposition que Jean-François Prévand, parfait connaisseur de Voltaire, a bâti sa pièce, ou plutôt, son dialogue, la rencontre entre les deux hommes à Ferney, où Voltaire, prudemment à l’abri de la France à la frontière suisse, règne et reçoit le grand monde en monarque éclairé d’un domaine luxueux devenu son royaume : le jardin qu’il cultive comme Candide est une vaste propriété qu’il sait habilement faire fructifier, récoltant succès et fortune.
Un riche salon (commode, bureau, canapé, sièges Louis XV et, bien sûr, un fauteuil « Voltaire ») agrémenté de trois portraits du célébrissime maître des lieux, célèbres aussi, par Quentin de la Tour, Largillière, dont le fameux lever en chemise du philosophe, tel un polichinelle dansant sur un pied, plus le buste sculpté par Houdon, qui sera couronné à la Comédie française pour son triomphe et retour d’exil l’année même de sa mort : âges de la vie et immortalité du grand homme égolâtre. Comme dans les musées, un cordon rouge délimite l’espace du salon, frontière de la vénération ou limite d’un ring pour le combat verbal (décor Irina Fedotova). Hors cette scène, face au public sur une chaise, le mannequin d’un garde ou gardien contemporain, anachronique accessoire pour signaler peut-être la distance chronologique qui nous sépare des deux hommes : contradiction alors avec le texte qui vise à trouver des échos d’aujourd’hui (allusions à Marx, à l’intégrisme) dans les paroles des deux hommes, pourtant parfaitement d’aujourd’hui dans leurs enjeux politiques.
Sur cette scène théâtralisée, la rencontre deviendra affrontement entre le plus jeune, l’Ingénu, le Candide, et le vieux renard, un Zadig plus ironique que sage. Rousseau fait intrusion, effracion, dans ce monde policé avec, sinon ses gros sabots, ses bottes de marcheur impénitent, habillé en Arménien, en caftan, déguisement incongru face à l’habit presque de cour d’un Voltaire emperruqué (costumes Lara Walker). L’amoureux de la nature, botaniste et écolo avant la lettre, apporte un bouquet de chardons. Chardons de son enquête épineuse, découvrir l’auteur d’un pamphlet anonyme aux terribles pointes contre lui : ses mœurs, son abandon de ses cinq enfants, entre autre. Naturellement, on découvrira à la fin que le railleur Voltaire en est l’auteur pour remettre à sa place ce Savonarole de Rousseau qui attaque la culture en un moment où elle est déjà attaquée par le fanatisme obscurantiste et ce qu’on appelle pas encore la marchandisation.
C’est la mince intrigue de la pièce, dont l’intérêt et le plaisir reposent essentiellement sur le duo/duel entre ces deux grands esprits dont les textes nous sont si nécessaires aujourd’hui, servis par deux excellents acteurs, un Rousseau très physique, crispé, tourmenté mais vibrionnant (Guy Robert) et un Voltaire sec de timbre, sarcastique, distancié (Philippe Noesen), qui se meuvent sans monotonie dans cet espace réduit. Voltaire met les rieurs de son côté, privilège de l’esprit mais, de son œuvre, il ne reste, à part trois contes plaisants, pas grand chose sauf une attitude et un combat qui en font un emblème mythique contre l’intolérance et pour la liberté. Rousseau, le mégalomane un peu caricaturé ici, des deux, est le vrai génie, auteur d’une œuvre fondamentale, politique et autobiographique. La postérité les réunira dans le Panthéon, l’un près de l’autre.


Photos ® Pierre Planchenault Atom

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