lundi, novembre 12, 2007

MADAME BUTTERFLY

PAPILLON ÉPINGLÉ
Madame Butterfly
Musique de Giacomo Puccini, livret e Giacosa et Illica
Opéra de Marseille

L’œuvre
Sur la genèse de cet opéra, je répète ici ce que j’ai dit à l’occasion de la production des Chorégies d’Orange 2007. Avant ce chef-d’œuvre, il y eut d’autres œuvres sur le thème : Madame Chrysanthème (1882), roman de Pierre Loti mis en musique par Messager (1893), devenue Madame Butterfly dans une nouvelle américaine puis une pièce anglaise (1900) de David Belasco de même titre. Le thème cruel de la geisha épousée, engrossée, abandonnée et suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon une conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand Puccini, en 1903, lui donne la finition et la définition qui en font un opéra définitif. Encore une fois, comme pour Norma, Tosca, tirées de pièces de théâtre, La traviata, d’abord roman puis pièce, Lucia de Lammermoor, La Bohème, adaptées de romans, c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire collectif un sujet errant avant son archétypale mise en forme lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni Wagner et ses leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un orchestre riche et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique où les trois « airs » sont pris dans la trame serrée d’une musique continue, d’un pittoresque oriental sensible mais qui ne nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste, science musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.

La réalisation
La mise en scène de Numa Sadoul, s’inscrit délibérément en contre des « japoniaiseries » trop ornementales, qui tempèrent souvent d’un luxe japonisant et de rêve exotique occidental la cruauté d’épure de la situation : un officier américain, dans l’arrogance insouciante de son pouvoir de séduction et de la puissance de l’argent, s’offre, le temps d’un séjour à Nagasaki pour une mission militaire, une adolescente, issue d’une famille noble ruinée par le suicide imposé au père par l’Empereur, réduite à la prostitution élégante de geisha pour survivre avec sa mère. La morale ne trouverait pas grand chose à redire dans l’entretien matériel d’une maîtresse lucide sur sa situation si ce statut de femme entretenue n’était fardé par un mariage à la japonaise, valable « 999 ans », vrai pour elle, jeu pour lui, résiliable tous les mois, comme la location de la maison qu’il lui offre en même temps. Maison, non luxueuse comme on voit la plupart du temps avec une nuée de domestiques, mais ici une modeste cabane de bois, un petit ponton de bois allant vers un gouffre sur la mer.
Décor minimaliste de Luc Londiveau, sous les lumières crues de Philippe Mombellet pour la cruauté maximaliste du sujet : un abus tragique de pouvoir, le cynisme d’un officier blindé comme son navire contre lequel s’écrase fatalement le papillon brûlé à la flamme de l’amour, épinglé par son propre couteau face à l’infamie de l’abandon et à l’arrachement de son fils. Le papillon dans son cadre, l’enfant présent dès l’ouverture, la femme sacrifiée, de dos, en croix, comme un tragique épouvantail, signent d’emblée une densité poignante qui pèse sur tout le spectacle. Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, gris, à peine adoucis de teintes bronze, moutarde, vieux rose, même éclairés par la robe blanche de mariage de Butterfly, les ombrelles dansantes, les quelques fleurs de Suzuki, loin des pittoresques estampes japonaises, ont le deuil du bonheur et les couleurs du drapeau américain ont une vivacité dérisoire comme l’Hymne qui retentit avec une grandiloquence ironique à l’orchestre. La belle robe de Madame Pinkerton, portée avec une élégance naturelle par Olivia Doray, montre toute la distance entre deux mondes, accusée encore par la pauvreté sensible de la petite japonaise passée naïvement à l’Occident (Vierge de Lourdes) corps et âme, avec un brutal retour à l’esprit et chair sacrifiée du Japon : l’hara-kiri.
Seul élément spectaculaire, le rêve de l’enfant et le cauchemar de Butterfly pour le magnifique interlude de l’attente du retour, sont intégrés avec force dans la logique dramatique.

L’interprétation
Elle est au digne niveau de cette production sans fioritures, essentialiste. On regrette cependant que Yamadori (Marc Scoffoni), le riche amoureux de Butterfly, même épisodique, soit traité trop elliptiquement, pourtant alternative à l’officier infidèle. Jean-Marc Jonca, Bernard Albertini font des silhouettes bien plausibles. Frédéric Gonçalves est un Bonze impressionnant, Christophe Mortagne, un sinueux Goro, entremetteur mielleux et fielleux. En Sharpless, la conscience morale non écoutée, Boris Trajanov déploie un beau timbre et une belle expressivité sensible. L’officier c’est James Valenti, un Pinkerton rare par le physique, grand, élégant, svelte, par l’insolence de la voix éclatant en aigus triomphants, par la justesse du jeu, assumant un cynisme érotique et patriotique sans scrupules (« America for ever »), rendant évidente l’impatience masculine du désir. La scène d’amour avec Butterfly a un « vérisme » qui passe la rampe.
Le trio des femmes a une touchante solidarité au-delà des différences : Olivia Doray, en quelques phrases, fait passer dans le raffinement de son timbre le frisson de la tendresse apitoyée ; la Suzuki de Qiu Lin Zhang a dans la voix ronde, chaude, souple, puissante, un rayonnement maternel émouvant, déchirée de détresse dans son inutilité à sauver sa maîtresse. Elle, Butterfly, c’est Liping Zhang, Chinoise sinon Japonaise, toute en finesse, délicatesse, en dignité sans pathos dans la tragédie, rendant plus barbare le triomphalisme du mâle occidental, voix égale sur toute la tessiture, rondement perlée, vaguement ouatée d’une fine brume nostalgique, usant de demi-teintes rarement déployées dans ce rôle. Son grand air est une sorte de rêve, une touchante hallucination et son air d’adieu à son fils, une déchirure à vif qui arrache les larmes à la salle.
À l’orchestre, Patrick Davin laisse largement respirer les chanteurs, fait rutiler les couleurs riches et complexes de cette musique, conduit le drame avec force mais aussi une pudeur remarquable pour une émotion sans mélange. On retrouve ces qualités dans les chœurs menés avec délicatesse par Pierre Iodice, notamment celui à bouche fermée, en coulisses, qui semble l'exhalaison d'un rêve lointain de bonheur évaporé à l'aube éclatante du tutti orchestral.
Le 2 novembre 2007

Photos Christian Dresse, légendes, B. P.
1. Suzuky et Butterfly ;
2. Papillon épinglé à l'amour ;
3. Retour aux dieux du Japon : Papillon épinglé à la mort.

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