RIVES ET RÊVES DU BAROQUE
Créé en 2002, le Festival Mars en baroque, sous l’égide d’Euterpes et du nouveau Centre Régional d’Art Baroque (CRAB), sous la nouvelle direction artistique du claveciniste Jean-Marc Aymes mais toujours sous la présidence d'Edmée Santy, après une éclipse en 2006, est revenu avec 6 invitations au « Voyage, voyages » sur les rives du rêve.
Rivages
Vaste période historique et culturelle, de son aurore glacée du maniérisme à son crépuscule rose et mousseux du rococo, du dernier tiers du XVI e au milieu du XVIII e siècle, le Baroque déploie un art vivifiant, chaud, théâtral, monumental, dans tous les domaines des arts. Cosmopolite et international, né en Italie mais art migrant, émigrant, immigré, s’adaptant partout et adoptant des modalités locales, hétérogène et métissé, le Baroque, en ses visages, virages, rivages, ses rives et ses dérives, fit escale logique chez nous : Mars à Marseille, ville de tous les mélanges, mais non le dieu belliqueux de la guerre mais celui de la Musique, de l’harmonie universelle.
Les ondes de la musique nous firent courir et voguer dans le temps de Venise à Londres, en passant par Rome et l’Allemagne à travers les vagues du rêve des grands compositeurs.
Visages
D’abord celui de la grâce souriante de Raphaëlle Kennedy, auréolée de la musique et du sourire gracieux sans gracieuseté de Pierre-Adrien Charpy à l’orgue en bois et de son ensemble Da Pacem, bien nommé, pour nous faire accoster sur les brumeux rivages de l’Angleterre de Purcell mais illuminés par ces merveilleux, ravissants et suaves visages évoqués, à travers la virtuosité rêveuse de ces Songs : femmes, amantes et mère aimante (la Vierge), pleurant, déplorant, implorant dans de longs ariosos aux contours rêveurs, non encore rigidifiés dans la géométrie de l’aria da capo, entre l’onduleux récitatif de Monteverdi et l’ondoyant récit de Lully, mais si caractéristiques de la déclamation de Purcell, adhérant souplement à la parole en ses longues phrases ourlées, aux mots bordés, brodés d’ornements d’une pure poésie et émotion faites musique. Attaques délicates, voix comme un archet satiné au legato bien tenu, au vibrato contenu, R. Kennedy, ouvre l’arc-en-ciel, l’éventail des affects, sans effet, avec un charme naturel qui se joue des difficultés. Le soubassement de l’orgue du continuo s’éclaire de la lumière du clavecin (Y. Varlet), de la poussière lumineuse des cordes égrenées du théorbe (M. Wolff), se colore du miel de la basse de viole de Sylvie Moquet, et l’harmonieux ensemble baigne la chanteuse d’une onde irisée de musique.
Les instruments ont une âme : celle que sait leur insuffler le talent et le visage inspiré de grands interprètes. Ainsi, Mara Galassi, doigts de fée sur l’irréelle toile d’araignée de sa harpe triple, nouvel Orphée tissant, comme si elles naissaient sous nos yeux, les notes dorées, argentées, de ces musiques savantes sur les architectures populaires de danses, pavanes, gaillardes, passacailles, de l’Italie d’entre les XVIe et XVIIe siècles.
Un fauteuil, une rustique jarre de terre cuite, vernis jaune à moitié, argile rouge de l’autre, culture et nature, pour un bouquet immense de fleurs blanches ; une corbeille de fruits ; sur un plateau d’argent, un beau citron à moitié épluché, le couteau à côté : par la grâce de ces signes picturaux de Jean-Marc Aymes, (on pense au Caravage) l’écrin délicat entre gothique et baroque de la Chapelle Sainte-Catherine devient salon italien où Mara à sa harpe et Mady Mantelin, debout ou sur sa chaise, lisant des lettres imaginaires, semblent dialoguer, éveiller les traits perdus d’une réelle virtuose baroque de la harpe, Lucrezia Urbana, réveiller en nous, par la beauté et la délicatesse de la voix de la comédienne, des échos perdus des ombres d’autrefois.
Ainsi Hélène Schmitt, armée de la douceur paisible de son violon de 1702 dans l’austère temple protestant de la Rue Grignan : voyage en « violon profond » du rare Nicola Matteis à Bach. En ornements brisés, le premier déroule de voltigeantes volutes de gazes, gazouille, trille, large, serré : un violon ailé. La Seconde sonate BWV 1003 de Bach déploie la sévère suavité d’une somptueuse polyphonie d’orchestre au bout d’un seul archet, rémanence d’un son qui fait fleurir d’autres sonorités dans une efflorescence musicale inépuisable. La Deuxième Partita BWV, alternant les danses, joyeuse, jubile dans les vives et s’attarde gravement dans les lentes mais la chacone finale, aux demi-cadences et cadences vertigineuses de virtuosité, chante sur plusieurs voix que la violoniste, qui semble avoir plusieurs cordes à un seul arc, archet, maîtrisant ligne, métronomie et liberté, amène aux limites d’infinis finis indéfinissables.
Ravages
Les plus désespérés des chants sont les chants les plus beaux, disait Musset. Qu’y a-t-il de plus désespéré dans la musique liturgique que la douleur universelle, le Stabat mater, d’une mater dolorosa, d’une mère douloureuse, la Vierge, déplorant la mort de son fils ? Il est cependant traversé par l’espoir lumineux de la résurrection. Rien de tel dans Les lamentations de Jérémie : le prophète, entre lamentation et exécration, pleure le désastre de la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor et maudit le peuple d’Israël infidèle à son Dieu. Aucun espoir, à part un vœu de retour à Dieu. Rien d’étonnant que l’Église en ait fait les chants de deuil obscur des mercredi, jeudi et vendredi saints, avant le samedi du silence sabbatique et le dimanche puis le lundi de Résurrection et de soleil. Précédés des lettres de l’alphabet hébreu vocalisées, ces textes se chantaient lors des « Leçons de ténèbres », dans une rituelle extinction progressive des cierges.
À la tête de son Concerto soave, nécessaire suavité harmonique pour l’amertume du propos, J.-M. Aymes, direction, clavecin et orgue, S. Moquet à la viole de gambe, M. Galassi à la harpe, S. Alvares au lirone, dans la chapelle Sainte-Catherine réinvestie de vocation première, donna vie à ces chants de mort, vivifiés en frisson de chair par María Cristina Kiehr, grandiose soprano, et en frémissante sensibilité par le comédien Jean-Claude Nieto, voix ombreuse de prophète, déclamant en français les textes des lamentations que la chanteuse, sur la scène, dans le saisissant recitar cantando de ces musique romaines, plus qu’interpréter, semblait revivre, actualiser pour nous. Lui, évoquant la ruine de la guerre, du temps, (âge, rage, ravage) : la voix du drame humain ; elle, en latin, la détresse humaine, le malheur intemporel : la voix de la tragédie de l’homme. Lui, éteignant un cierge à chaque lamentation : l’obscurité, l’imprécation ; elle, illuminant de la beauté du chant nos ténèbres : la prière. Eux tous, nous, la ferveur, l’émotion d’un moment rare et fort.
Autre voyage
Et autre visage, rayonnant, de Stéphanie d’Oustrac. Et l’on croirait mirage à voir la simplicité royale de cette jeune déesse du chant, couverte de lauriers, Victoire de la Musique 2002, descendre sinon de son Olympe, de son « Permesso amato » comme dirait Monteverdi, pour clore en beauté et émotion ce Mars en baroque triomphant. L’Ensemble du Centre régional d’Art Baroque (CRAB), dirigé par le ductile, souple et attentif J.-M. Aymes, fit d’abord rutiler les couleurs instrumentales d’un concerto de Vivaldi pépiant d’oiseaux en folie, fit voguer un tonique concerto de Hændel a tutti, ou dialoguant entre concerto grosso et concertino; Amandine Beyer mit vélocement en valeur la vivacité versicolore du violon de Vivaldi.
Baignant dans ces instruments, la belle mezzo offrit un récital qui enflamma d’enthousiasme une salle pétrifiée par le froid, faisant briller avec un naturel confondant la palette si diverse de son talent. Un répertoire, trop souvent usurpé par les hautes contre, désincarné par ces voix irréelles et artificielles, alors qu'il était écrit pour des femmes, souvent les demoiselles de l'Ospedale della Pietà de Venise, est ici rendu à sa chair souffrante et suppliante, si engluée dans la terre mais si tendue vers le ciel : vraie voix pétrie d'humanité suppliante et jubilante. Ainsi ce motet de Vivaldi, Longe mala, constitué de deux arias da capo introduites et suivies par d’expressives ritournelles d’orchestre, séparées par un récitatif, concluant par un alléluia jubilatoire. Le premier air, zébré d’éclairs, baigné d’ombre et de lumière, de terreur et d’espoir, d’Oustrac le rend avec une vertigineuse virtuosité dans les passages volubiles, véloces, vocalisant, frissonnant, se brisant, se révoltant dans le velours angoissé et sombre de la voix, dans les sauts déchirés de la révolte contre le sort inique ; le récitatif, s’apaise d’astres scintillant dans le ciel nocturne de la voix, un vaste et large apaisement semble descendre du firmament après l’orage, avec la lumière : le second air manifeste ses qualités de ligne, de legato, de portamento, de tenue de souffle exceptionnelles dans les passages lents et ascendant en spirales d’espoir vers le ciel que tout le visage et le regard expriment dans le respect le plus absolu du texte et de la musique. La rarissime cantate de Hændel, « Agrippine conduite à la mort », quatre arias précédées de récitatifs et d’un long arioso obligé en font un véritable opéra où la jeune cantatrice sut être la mère de Néron condamnée par son fils, tour à révoltée, ivre de vengeance, puis résignée, abandonnée à la fatalité : une tragédienne lyrique. Qui rebondit en fils vengeur dans un air de fureur du Sesto du Giulio Cesare de Hændel qu’elle incarnera l’an prochain à Marseille.
Mars 2007
Un disque chez Harmonia mundi, Lamentazioni per la Settimana Santa, du Concerto Soave de Jean-Marc Aymes et María Cristina Kiehr pérennise et enrichit leur concert de Mars en baroque.
Photos : 1. Raphaëlle Kennedy.
2. Stéphanie d'Oustrac, phot. Philippe Baltel.
merci pour ce ravissant article sur notre stéphanie ... j'ai trouvé que sa voix, ce soir-là, était parfaite et avait pris une ampleur que je ne lui connaissait pas. mc. de rosamel
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