samedi, janvier 20, 2007

INANNA, Théâtre Toursky

ÉTATS DE LA FEMME, FEMME DANS TOUS LES ÉTATS

Inanna, de Carolyn Carlson


Matriarcat archaïque
Vierge, mère, putain : l’archétype fatal de la femme dans nos cultures misogynes, les masques imposés par le pouvoir des hommes sur la vérité nue du corps et du cœur de la femme, même voilée ou dévoilée mélancoliquement par la traîne transparente de mariage, bel emballage de cadeau sexuel à la convoitise des hommes. Cela n’est pas nouveau, c’est même un cliché qu’on redoute au départ dans le spectacle de Carolyn Carlson. En effet, elle va déterrer archéologiquement une antique déesse primordiale sumérienne, Innana, sorte de Grande Mère d’un matriarcat qui se perd dans la nuit des temps et de la mémoire des hommes, puissance féminine refoulée, pouvoir d’Amazones anéanties, dont il subsiste des traces, rappelons-le, même dans la tragédie grecque et qu’on pourrait trouver symbolisé dans le meurtre d’Agamemnon, Roi des rois, par sa femme Clytemnestre, puis de celle-ci par son fils, mais poussé par sa sœur Électre : sacrifiant sa mère au nom du Père, elle signe donc la fin du règne des femmes et l’avènement du patriarcat qui subsiste toujours. Je rappelle aussi qu’on trouve des vestiges du culte matriarcal en Méditerranée, notamment à Éphèse, où le christianisme, peut-être pas par hasard, situe la mort de la Vierge Marie, où un Concile l’intronisera «Marie « Théotokos », Mère de Dieu, au grand scandale des misogynes Pères de l’Église à l’idée que Dieu, supposé sa propre origine, puisse avoir une mère qui le précède, donc, existant avant lui et l’enfantant. Jean-Paul II, à l’orée du troisième millénaire mit mâlement les choses au point et la femme à sa place : Marie n’est que « Mère du fils de Dieu », sa première servante et sa plus fidèle disciple. La pécheresse Éva ne peut être rachetée que par Ave (Maria).

États de la femme
Mais Carlson ne tombe pas dans son propre piège : loin des clichés de l’éternel féminin, elle exalte ici une féminité essentielle sans féminisme caricatural, dans un parcours poétique qui, bannissant toute anecdote narrative, dit pourtant, montre, exprime, avec les gestes, les mouvements, ces mots et ces phrases de la langue de la danse, la Femme, multiple et une. D’abord, sur fond noir, en voici une, hiératique icône de la mode, drapée et offerte dans la robe rouge des désirs aux plis sculptés par la lumière, à la traîne déployée comme un drapeau de la féminité glamour, bel accent italien, qui débite ironique, amère et distancée, les états de la femme : objet sexuel sophistiqué (endroit-envers face à fesse), femme de ménage, d’affaires, à tout faire, à se faire. Femme à tout âge, à tout usage. Rumeur du monde alentour comme un bourdonnement, bavardages confus –de femmes, bien sûr-, puis babélienne récitation superposée dans diverses langues « maternelles » : tout est un et partout, pour les femmes et ces danseuses de nations diverses mais de la grande et internationale « patrie » de la Femme : on ne dit pas « matrie » même pour la Mère Patrie, récupérée par le patriarcat.

Femme dans tous ses états
En robe grise, grise et noire, sur fond grisé de photos enfermant le mouvement et la personne dans l’image fixe, une femme –fillette ?- joue, saute, sautille, semble passer des gestes quotidiens à la danse : la danse est stylisation du geste mais la danse, ici, revient parfois à son origine, le geste, exalté dans sa beauté singulière, une sorte de pureté primordiale où l’ordinaire devient extraordinaire. Déhanchements, ankyloses, fluidité du mouvement, lenteurs rêveuses de kimonos sobrement colorés des geishas, syncopes des trébuchements sur talons hauts, rondeurs d’agrumes incongrus des seins siliconés, tout danse dans la femme, robes, pans de robes, cheveux, chevelures (courtes, mi-courtes, longues, blonde, brune, rousse, décolorée). Même la raideur hystérisée de la business woman, tailleurs gris à parements noirs, chignon strict, exprime en danse la possible contredanse qu’on peut craindre de la femme flic ou de la cheftaine de bureau.
Femme dans tous ses états, dans leurs ensembles concertés et chacune en son solo déconcertant : survoltée de révolte, en querelle, en douceur, douleur, comme un enfant à peine né, elle vagit, vagine, jouissances de l’amour et affres de l’enfantement et affreux suicides hara-kiri. Femme diabolique créée par Dieu de Et Dieu créa la femme…, danse d’une Bardot bacchante déchaînée. Femme danseuse réduite à de superbes jambes derrière l’écran, le paravent aguicheur d’une porte portée par elle. Femme éternelle sinon éternel féminin des catalogues masculins à usage des femmes. Femme qui pleure, rit, ricane.
La musique d’Armand Amar, agrandie en premier plan sonore, joue souvent d’obstinatos obsédants, cordes pincées et frottées, piano, violoncelle, guitare, clavecin, réfère à Bach, à l’orage prélude de la Walkyrie de Wagner, gronde de scansions industrielles du monde moderne, toujours efficace et envoûtante. Bruce Springsteen offre une poétique note country et Tom Waits la chaleur profonde du blues. Les lumières de Rémi Nicolas, ses fonds tendrement colorés poétisent et pastellisent les gris sépia des photos en bistre nébuleux nimbés de nostalgie, auréolent doucement les robes floues ou rigides, discrètement belles, de Manue Piat et Chrystel Zingiro, humanisent les masques dérisoires ou pathétiques de Monique Luyton.

Femme dans l’État?
La sobre scénographie de Euan Burnet-Smith, vagues photos de femme en robe chinée ou bellement nue dans un mouvement arrêté et décomposé en divers états par l’œil tendrement voyeur et subjectif de l’objectif, s’orne d’une métallique crête de vague, vague pyramide, si pointue et glissante que les femmes y grimpent en grappe, en dégringolent, glissent, peut-être comme un sommet social qu’on leur refuse toujours, à moins que, pute en talons aiguilles, elle n’escalade la périlleuse aiguille affûtée de ce discutable sommet, réussissant par ses fesses, avant d’en débouler sur elles. Car notre société, le monde sont encore contre les femmes : un journal de ce nom, fustigea et fusilla hier une femme, le première femme premier ministre en France, Édith Cresson, en première page après son discours programme, ricanant sur sa voix « trop haut perchée » et son « tailleur rose » de mauvais goût (a-t-on jamais vu un homme politique mâle jugé sur son costume ou sa voix ?) et aujourd’hui –hier- Le Monde, ridiculise Ségolène Royal (dont on peut penser ce qu’on veut politiquement), « Désirs d’en rire », la traitant de Jeanne d’Arc, de Bécassine. On a les insultes qu’on peut. Mais pas forcément les femmes qu’on veut.

Photo autorisée, Théâtre Toursky
19 janvier 2007

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